En prenant au sérieux la manière dont un « cleverman » australien perçoit les objets de notre environnement quotidien, on s’interroge ici sur notre incapacité à prendre en compte les processus vivants qui sous-tendent la fabrication et la marchandisation de ces objets. Un exercice d’anthropologie renversée qui éclaire la tristesse provoquée par la destruction de la symbiosphère.

La discussion porte sur un passage du livre « Réveiller les esprits de la Terre », de Barbara Glowczewski[1]. L’auteure y relate un échange avec le guérisseur aborigène Lance Jupurrurla Sullivan, qui eut lieu à Paris, dans l’appartement de l’anthropologue. Je reproduis ci-dessous un passage du discours de Sullivan, alors qu’il passe sa main sous la table où se trouve posée une plaque de verre.
« Ce verre… quelqu’un est en-dessous ici, tu peux voir à travers, tu peux les voir. Il y a un mur aussi, mais si tu utilises ton mungun, tu peux parler à cette personne derrière le mur en verre. Les autres gens d’aujourd’hui ne voient que le verre. Ils ne voient pas ce qui est derrière. Comme les petits Putinjee et Mugai, un esprit de très grande taille. L’esprit géant appartient aussi à la terre, il pourrait tuer des Aborigènes. Mais j’ai appris que tous les esprits, même s’ils sont féroces, vous pouvez les utiliser pour vous aider, même avec les petits hommes-esprits Putinjee… On a un chant pour qu’ils nous apportent du pain, de la nourriture. Lorsque vous parlez à l’esprit géant Mugai, vous vous présentez avec respect, alors il ne vous fera pas de mal. Il vous laissera du gibier, et s’en ira. Beaucoup de gens en ont peur (…). Ils ne parlent pas (…) »
« Mais j’ai remarqué que plus vous parlez aux esprits, plus vous les comprenez. (…) Il y a beaucoup de ces verres (transparents), des couches, par-dessus d’autres couches. Plus on regarde, plus on voit. C’est comme ça que je vois le monde aujourd’hui. Si je voulais, je pourrais te dire qui était là avant (Lance pointe son bras vers la porte de mon appartement à Paris). Je pourrais demander aux murs. (…) Tu peux regarder en arrière et voir ce qui était avant en regardant avec ton mungun et ne pas voir ce verre mais voir les autres en-dessous, dedans, dans la matière. C’est un peu difficile à expliquer. La meilleure façon de dire, c’est qu’il y a une série de verres ou de parois de verres (Lance trace dans l’air des lignes parallèles). »
Évacuons d’emblée une lecture condescendante qui verrait dans ce témoignage une survivance de la naïveté infantile de peuples archaïques et superstitieux. Il est vrai que cette lecture ne demande aucun effort puisqu’elle est toute prête depuis longtemps. Mais elle ne fait que traduire notre propre certitude et notre incapacité à interroger notre système de représentation, ce qui est justement l’objectif de cette réflexion. Ce qui m’intéresse ici, c’est au contraire la rationalité – l’efficace – de la proposition du chaman Lance Sullivan.
Des couches du réel à la chair de la terre
Il y a d’abord une subtilité rhétorique de la part de l’Australien, qui choisit précisément une plaque de verre, c’est-à-dire un objet laminaire transparent, pour entraîner son interlocutrice dans sa démonstration. Ainsi, il déjoue par avance notre incrédulité en nous faisant admettre implicitement qu’un objet matériel, capable d’offrir une résistance solide indubitable (« il y a un mur aussi », dit-il), peut néanmoins laisser passer notre regard vers ce qui se trouve derrière ou sous de lui. D’emblée, le chaman nous convertit à la duplicité des objets : ils sont enfermés en eux-mêmes, et pourtant ils ouvrent à quelque chose d’autre qu’eux. Alors quand il parle de ceux qui « ne voient que le verre », qui « ne voient pas ce qui est derrière », il suscite en nous une disposition esthétique (au sens de sensible) à recevoir son propos.
Mais cette adhésion esthétique n’est pas que rhétorique, elle nous conduit au cœur de l’ontologie de l’Aborigène. Ce qu’il perçoit, c’est un monde constitué en couches, un monde feuilleté, peut-être aussi avec des plis et des plissements, des zones de densité variables[2]. Ce réel en couches, nous explique Sullivan, on peut le saisir avec plus ou moins d’acuité et de profondeur, suivant que l’on est plus ou moins entraîné à l’art de guérir, que l’on est habité ou non par le mungun[3], et selon notre familiarité avec les puissances qui se manifestent dans l’épaisseur et les irrégularités de ce feuilletage mondain.
« D’emblée, le chaman nous convertit à la duplicité des objets : ils sont enfermés en eux-mêmes, et pourtant ils ouvrent à quelque chose d’autre.
Il serait pour le moins inélégant de taxer de naïveté une vision aussi élaborée et abstraite. En revanche, on perçoit facilement comment elle s’oppose à nos schémas de représentation modernes. L’idée d’une réalité ayant un nombre indéfini de couches est un bon antidote contre notre propension à hiérarchiser et dualiser la perception. Bien sûr, le chaman s’efforce de dépasser la couche la plus superficielle pour découvrir les nœuds et replis cachés d’un réel qui doit être compris et soigné, mais derrière la première couche, il y a une autre couche, et ainsi de suite. Ce modèle laminaire s’accorde donc mal avec notre tendance à mépriser les apparences au profit d’une d’une vérité plus profonde, qui serait d’un autre ordre.
Pareillement, le fait que des intentionnalités – des « esprits » – sous-tendent et animent le monde matériel est une protection efficiente contre ce que le philosophe Whitehead a appelé la « bifurcation de la nature », c’est-à-dire la grande répartition entre sciences exactes et sciences humaines, qui sépare la partie « subjective » d’une perception – laquelle viendrait plaquer sur la réalité des affects subjectifs et des déterminations culturelles – et la partie « objective », qu’il reviendrait à la science de modéliser sous les traits universels de flux déterministes d’atomes et d’énergie. Pour Sullivan, les diverses couches de réel se trouvent entièrement traversées ou enserrées par les tensions affectives et perceptives des humains, des vivants et des esprits.
« ces couches de réalité ne nous séparent pas tant d’une vérité inaccessible qu’elles ne s’accumulent pour former un continuum qui n’est autre que la « chair » du monde, substance matérielle indéfinie que les Aborigènes sentent partager avec d’autres êtres de leur cosmos
En considérant positivement le point de vue du chaman australien (c’est l’angle assumé de cet article), on entrevoit que ces couches de réalité ne nous séparent pas tant d’une vérité inaccessible ou lointaine qu’elles ne s’accumulent pour former un continuum qui n’est autre que la « chair » du monde, cette substance matérielle indéfinie que les Aborigènes ont la sensation intime de partager avec les autres êtres de leur cosmos, en particulier ceux qui émargent au même Rêve, c’est-à-dire au même ensemble totémique. Ce continuum relie le chaman à la terre et il en est comme l’épaisseur vivante, la couche dermique sensible. En effet, comme Sullivan l’énonce lui-même, c’est avec des puissances qui appartiennent à la Terre que sa perception pénétrante le met en relation. Et ceci nous rapproche de l’élément central de cette réflexion.
Esprits sans terre
En repassant du côté moderne des choses, on trouve des points de similitude entre la perception décrite par Lance Sullivan et notre propre approche des objets du quotidien. Tout comme lui, nous pouvons nous projeter au-delà de l’apparence d’une objet, vers la matière qui le constitue et les différentes forces qui entrent en jeu dans sa genèse et son apparition. À vrai dire, nous le faisons sans cesse dans nos articles de presse, nos discussions politiques, nos cours de sciences, d’histoire, de géographie. Nous savons parfaitement, et nous le mentionnons fréquemment, que nos objets usuels sont le résultat de procédés techniques, qu’ils condensent des rapports sociaux et économiques, des opérations de transport et de commerce. Bref, nous « chamanisons » sans cesse.
Les plus avertis et investis d’entre nous perçoivent de manière aigüe la dimension politique au sein des objets du quotidien, et détectent ce qu’ils impliquent d’orientations socio-économiques, de rapports de domination et d’exploitation. Mais c’est seulement depuis quelques décennies que nous percevons parmi toutes ces forces une dimension de dégradation écologique et même de destruction du monde. Non pas pour reconnaître la présence de puissances terrestres, mais pour regretter les destructions et dommages infligés à « la planète », vue comme « notre maison ». Comme s’il s’agissait là d’un effet regrettable et accidentel de la façon dont nous produisons et consommons nos objets. Et encore cette perception n’est-elle devenue vraiment aigüe et largement partagée que lorsqu’elle s’est imposée à nous, c’est-à-dire depuis que la biosphère nous envoie le message de son agonie, nous imposant de sentir sa souffrance à travers les dérèglements climatiques, la disparition massive d’espèces ou la propagation de maladies nouvelles.
En d’autres termes, nous avons longuement, massivement et systématiquement ignoré les puissances vivantes de la terre au profit de facteurs soit purement matérialistes (atomes, forces…), soit purement anthropologiques (le capital, la législation, la « culture », l’idéologie, « l’opinion », la communication…). Et nous avons envisagé ces facteurs humains comme de véritables « esprits » agissants de manière intentionnelle (qui est « l’opinion » ?)[4]. Au fond, ce qui nous rend sceptique à l’égard du chaman, ce n’est pas qu’il perçoive au-delà de la la simple apparence matérielle, mais qu’il y perçoive autre chose que des puissances qui ne sont ni strictement matérielles et ni strictement humaines, alors que nous n’acceptons que le déterminisme pur, d’une part, et des forces pouvant se réduire à la résultante des actes et pensées des êtres humains, d’autre part.
Lorsque Sullivan déclare : « Je pourrais te dire qui était là avant », on met spontanément en doute sa parole car on s’imagine qu’il prétend voir, surgis du passé, les visages et identités des anciens habitants de l’appartement ou du menuisier qui a fabriqué et installé la porte. Mais si on rattache l’affirmation de Sullivan à son contenu terrien, elle devient bien plus compréhensible et crédible, car elle pose la question : quels esprits terriens (qui) assurent au bois de la porte sa solide cohésion ? Et lorsqu’il explique que les « gens d’aujourd’hui ne voient que le verre », il parle sans doute de notre séparation avec ces esprits, c’est-à-dire aussi avec toute l’écologie forestière qui entretient la pousse des arbres.
La marchandisation comme séparation
En résumé, nous faisons des choses assez similaires à ce que fait le chaman australien, mais au lieu que cela nous conduise à reconnaître des puissances vivantes de la terre, qu’il s’agirait d’écouter, d’honorer ou de séduire, cela nous en sépare plus encore. Peut-être trouve-t-on là la clé de cette sourde et pénible impuissance que nous ressentons face à ce que nous savons pourtant être un effondrement de la symbiosphère. Nous avons perdu la médiation conceptuelle et sensible qui reliait notre quotidien à la Terre.
« il y aurait donc une ontologie négative associée aux processus de marchandisation, qui ont d’abord aliéné les prolétaires, et qui aliènent aujourd’hui les « consommateurs », les politiques, les démocraties, les sociétés…
Si l’on pousse au bout la logique terrienne du chaman australien, on est conduit à renverser l’anthropologie implicite de la modernité, à retourner ses prétentions de vérité et de progrès. Tous nos savoirs et techniques modernes endossent alors une efficacité purement négative. À l’aune de la perte de relation sensible avec les puissances terriennes, la façon dont nous considérons nos objets et ce que nous percevons « sous eux » ou « derrière eux », désormais décollés de leur substrat terrien, tout cela apparaît alors comme une expression du pouvoir qui nous coupe des puissances terrestres et vivantes, lesquelles ont pourtant rendu ces objets possibles et consistants. Dans la vision terrienne d’une anthropologie renversée, nous sommes des peuples errants sans esprits, et cela s’explique par une ontologie négative associée aux processus de marchandisation, qui ont d’abord aliéné les prolétaires, et qui aliènent aujourd’hui les « consommateurs », les politiques, les démocraties, les sociétés.
Le marxisme a eu le grand mérite de percevoir l’aliénation (du travail) dans la marchandise, et cela lui a d’ailleurs permis de reconnecter les travailleurs à une puissance collective positive, celle du peuple prolétarien. Malheureusement, ce peuple a été pensé dans l’horizon restreint d’un progrès strictement humain et politique, laissant à l’extérieur les forces vivantes qui font tenir les systèmes productifs et maintiennent l’habitabilité des mondes[5]. Car l’industrialisation qui a accompagné l’histoire du mouvement prolétarien est elle-même indissociable d’une première aliénation, qui a consisté à séparer les artisans de leurs savoir-faire, afin de les constituer en une pure force de travail quasi-abstraite[6].
« Il faut entendre cette coupure de la marchandisation au sens spinozien d’une épreuve qui sépare la vie d’elle-même et génère une tristesse ontologique.
La marchandisation de notre monde usuel est la force de dissolution qui creuse le vide de notre absence à la Terre, la négativité qui nous coupe de notre puissance de peuple terrien (la tragédie grecque et son substrat dionysien sont peut-être l’un des derniers moments de notre histoire où se reconstitue un peuple terrien (cf. cet article)). Il faut entendre cette coupure de la marchandisation au sens spinozien d’une épreuve qui sépare la vie d’elle-même et génère une profonde tristesse ontologique. Si bien que le rapport que nous entretenons aujourd’hui à la Terre à travers les objets usuels ne peut être vécu que sur les modes frustrants de la privation, de l’autolimitation, de la culpabilisation. La Terre est redevenue la puissance de référence, mais nous avons perdu notre capacité à chanter et danser pour elle, à célébrer ses dons, à négocier ses libéralités et à calmer ses colères. Voilà pourquoi le chaman australien Sullivan est un guérisseur. Et nous, des malades[7].
[1] Éd. Dehors, pp.50-54.
[2] Cela renvoie à l'anthropospace aborigène. Cf. notre article Espace animiste, espace totémique.
[3] Le mungun est décrit comme « pouvoir de guérir », ce qui ouvre une autre réflexion sur le statut même de la perception : non pas recueillement neutre de contenus sensibles, mais dialogue avec les puissances de la terre (Sullivan renvoie plusieurs fois au fait qu’il parle avec les esprits à travers les couches de sa perception), et aussi pratique thérapeutique, d’extirpation d’un vecteur de maladie (souvent décrit comme un os, un caillou ou autre objet obstruant des flux vitaux).
[4] Cf. le propos bien connu de Bruno Latour, sous une forme ici très simplifiée.
[5] Selon moi, cette bifurcation du peuple est mise en scène dans la tragédie grecque, où s’affrontent en général un peuple purement politique, celui de la cité, mené par un roi, et un peuple élargi, incluant les femmes, les bêtes, les montagnes, et auquel le chœur donne sa voix. On oublie souvent que les savoir-faire dénoués par l’aliénation comportaient un lien charnel au vivant : travail du bois, vannerie, extraction de pigments, etc.
[6] Cette histoire est racontée notamment par Jean-Baptiste Fressoz.
[7] Aujourd'hui plus que jamais, nous avons besoin de ce mungun, de ce pouvoir de guérir qu'ont su préserver les peuples traditionnels (cf. notre article L'impératif indigène)