Nous sommes en 1986. Alors que Maradona venait de marquer le but légendaire qui fit de sa main droite la première partie de son corps à accueillir la divinité, un commentateur sportif belge avait eu des mots très durs à son égard. Ou peut-être était-ce en 1994, après que le lutin argentin eut été contrôlé positif à la cocaïne ? Je ne sais plus exactement…
Ce que je sais, c’est que ce journaliste, dont je tairai le nom par charité, avait commis le sacrilège de condamner Diego, estimant peu ou prou qu’un tel individu n’avait pas sa place sur un terrain de foot. Quand on joue au foot, vous comprenez, on respecte les règles, les lois, la bienséance. Je me souviens distinctement de mon sentiment de révolte scandale en entendant la sentencieuse condamnation du journaliste. Je savais, je sentais, dans mon corps encore rempli de frissons footballistiques et d’une jeunesse avide de grandeur, que la « balle magique » de Buenos Aires n’était pas née pour subir les remontrances d’un instituteur de village.
Diego est un artiste. Il ne vit que pour l’intensité. Il suit les filons d’inspiration qui l’entraînent comme des fleuves magiques, qui le mènent par le bout du nez comme des lignes de coke. Diego est un dieu ou un diable, car c’est la même chose ici-bas. Il obéit, comme les héros d’autrefois, à cette loi de la puissance, qui s’exprime dans la possession démonique et les interventions divines, dans la soumission sublime au tragique destin. Dans son jeu, il y a bien plus que de l’humain. Du surnaturel, lit-on partout. Aussi bien : de l’animal, du végétal, du magique, de l’instant et de l’éternel tout mélangés. Imaginez-vous ce journaliste sportif, bon père de famille, estimant – jugeant – que ce phénomène là n’a pas sa place sur un terrain de football ! Autant transformer les stades en salle de bridge pour personnes âgées.
Diego, c’est la vie qui devient foot sous nos yeux, dans tout son mystère et sa sauvagerie, tandis que les dieux eux-mêmes courent aux côtés du cabri rayé de bleu. L’adversaire, lui, est transformé en braconnier maladroit et désarmé, condamné à jeter ses jambes sur le passage du génie, comme on pousse un fagot de bois mort dans les pattes d’un centaure. Condamner Maradona pour avoir marqué de la main (il mesurait 1m65 !), pour avoir sniffé de la cocaïne ou trinqué avec la Camorra…, c’est appliquer le lourd harnais de la morale publique à un régime d’intensité sauvage, au tracé imprévisible des divinités qui naissent de la terre pour bondir et virevolter dans les airs. C’est chercher le bien et le mal là où il n’y a que des puissances qui s’enchaînent en figures fugaces et se déchaînent en chevauchées indomptables, en torrents de dribbles étincelants. Même les plantes comprennent cette magie des puissances, puisque la coca transforme l’humus et concentre le feu de la terre dans ses métabolites, avant de faire gicler des éclairs de stupeur dans le sang des herbivores et de planter des éclats d’inspiration dans la cervelle du cocaïnomane.
Diego Maradona est un « dieu » disent aujourd’hui ses fans. Et s’il ne doit y avoir qu’un seul dieu, comme le veut le curé, alors Diego est un saint. D’ailleurs son nom remplacera celui de San Paolo, au-dessus du portail du stade de Napoli. Les saints sont une trouvaille du christianisme pour accueillir en son corps divin les ferveurs monothéistes quand le culte est trop tenace pour être éradiqué. Et quand des rites obscurs se font inquiétants, incontrôlables, trop scandaleux ou simplement trop féminins, on désigne non plus des saints, mais le diable. On brûle des sorcières et des prêtres déviants. Et tout le monde se souvient de ces yeux diaboliques, injectés de sang et de cocaïne, lorsque Diego vient fêter son but devant la caméra, en 1994. Il est alors le démon dionysiaque qui rugit à la face de la polis mondiale, le satyre effronté qui vient se dandiner devant l’inquisition médiatique, le carnaval de la vie qui montre son cul à queue de bouc à la clique des juges célestes.
Diego est un dieu et il a été un diable. C’est une et même chose. Il est un dieu pour ceux qui se laissent posséder par la puissance qui fait danser à l’orée du bois, un diable pour ceux qu’un lourd attirail de jugement a rendu inaptes à la ronde sylvestre. Si le monothéisme, c’est Dieu au ciel et la morale qui s’abat sur les hommes, alors le polythéisme est la vie qui s’exprime en puissances indomptables par monts et par vaux. Avec ses admonestations, le journaliste sportif inaugurait une tradition désormais bien ancrée en Belgique, qui consiste à appliquer à toute chose un traitement moral et docte, qui s’exprime aujourd’hui dans les éditoriaux incantatoires contre le « complotisme » et les « fake news ».
Peu importe que Maradona ait été un saint, un dieu ou un diable. Il est la puissance faite foot. Et sa mort démontre que les peuples sont encore capables de célébrer cette puissance, de la rendre immortelle par-delà le trépas. C’est celle des héros grecs et de leur daimones, des divinités chthoniennes et des génies nocturnes, des cerfs géants et des créatures chimériques, qui rôdent dans les sous-bois et sur les rivages. C’est un fond culturel lointain issu du creuset égéen, le refoulé préchrétien de l’occident antique. Notre époque d’unanimisme moral, d’individualisme petit-bourgeois, de tribunal populaire connecté et de judiciarisation à tout-va saura-t-elle encore produire des héros, des artistes qui portent non pas « un message », une « esthétique formelle » ou de « belles valeurs », mais qui portent la puissance et sont portés par elle. Quoi qu’il en coûte. Ou bien faudra-t-il abattre chaque manifestation d’une intensité forcément sale, obscure, mêlée de sécrétions, d’injures et d’obscénité vivante. Diego sera-t-il le dernier ?