Désanthropiser, réhumaniser. (Archive)

Tourner la page d’Anthropos pour ouvrir un autre possible, fondé sur d’autres rapports avec le monde et les vivants. En s’appuyant sur la secrète affinité entre homo et humus. L’heure de l’humain humique a-t-elle sonné ?

Silhouette humique – Photo: ©Martin Collette, sur Kodak Tx400

On ne va pas refaire ici le procès de l’anthropocène, ce concept tragicomique qui cherche à transformer en fatalité géophysique une domination historique, religieuse et économique poussée aujourd’hui dans ses dernières conséquences (« Sapiens, cette divine catastrophe »).

Ce qui nous contraint à penser n’est plus tant l’époque qui s’abîme sous nos yeux, que celle qui s’entrouvre à nos espoirs. Tourner la page de l’anthropocentrisme. Cela passe par une petite analyse lexicale. C’est l’exercice du jour. On essaiera de le faire aussi clair que possible.

Anthropos, le visage mâle de l’être

L’origine du terme Anthropos est controversée. La version classiquement admise n’en est pas moins instructive : le terme désignerait « celui qui a un visage d’homme » (androsops). Ainsi, si Anthropos a bien le sens générique d’être humain, son étymologie trahit une primauté du masculin. Mais il y a bien plus que cette antique misogynie, qui ne surprend plus personne. C’est que, en faisant du visage la détermination essentielle de l’humain, Anthropos suggère un face-à-face entre l’homme et le monde. À travers le « regard » (autre signification de ops), ce duel est aussi mise à distance, un divorce inaugural qui creuse notre humanité de l’absence du monde.

« Anthropos est le visage qui défigure le monde

Dans ce face-à-face asymétrique, seul l’homme possède une face. Le monde se trouve réduit à un être-regardé. Toute la métaphysique occidentale, le paradigme de l’opposition culture-nature, jusqu’à notre vision moderne de la subjectivité comme pure conscience face à une objectité dévitalisée, est contenue dans ce face-à-face inaugural, qui a les déterminations ontologiques d’un « face-à-rien ». Alors, c’est presque par rigueur logique que l’anthropisation aboutit à la destruction d’un monde dont l’existence avait, par avance, été niée. Anthropos est le visage qui défigure le monde.

Aux racines de l’universalisme colonial

Revenons aux prémices de cette histoire, pour tenter d’en démêler les fils. Dès le début, l’usage du mot Anthropos est indissociable d’une différence fondamentale entre la condition humaine et la condition divine. Les anthropoi, ce sont le « mortels ». Comme l’explique Jean-Pierre Vernant[1], cette distinction se double d’une autre différence, non moins radicale, entre l’homme et l’animal, et plus largement, entre le grec et le non-grec – sauvage ou barbare.

Ailleurs, à la même époque, naît un monothéisme farouche, qui opère un geste plus fort encore : installer l’homme dans un face-à-face sidérant avec un Dieu unique. Et ce qui en découle, directement, est un devoir de domination sur le reste de la Création. Le programme est clair, dès les premières pages de la Genèse : « croître et remplir la terre » pour « dominer » les plantes et les animaux.

« Il faut rappeler ici qu’homo et humus sont liés par une lointaine origine commune.

Bien sûr, il existe une lecture qui détecte une « responsabilité écologique » dans cette prescription, mais avouons que ce n’est pas ce qui ressort le plus nettement de 3.000 ans d’expansion du monothéisme. La colonisation fiévreuse des continents déclarés « inhabités », « sauvages », ou simplement « inexploités »[2] – c’est-à-dire la négation et la destruction du monde des autres – résulte de tout ce qui précède. Que cette ait pu s’appuyer sur une prétention universaliste, c’est l’œuvre de l’anthropisation et du monothéisme. Anthropos monothéïkos, devenu Image-de-Dieu-face-au-monde, inclut en droit l’autre… mais toujours à ses conditions.

Humus : être humain, être humique

Mais quitter l’anthropisation n’est pas renoncer à ce qui nous rend humains. C’est au contraire s’arrêter et rebrousser chemin pour retrouver la voie perdue de l’humanisation. Homo contre Anthropos. Faisons une dernière fois appel à l’étymologie, pour prendre acte du fait qu’homo et humus sont liés par une obscure et lointaine origine commune.

Humus, c’est la terre meuble, mais cela ne se résume pas à une dimension purement matérielle. Le terme apparenté en grec est chthon, qui signifie « la terre comme séjour des vivants et des morts » (Bailly[3]). Ainsi Homo appartient-il non seulement à la race des mortel, mais aussi à la grande famille des vivants. Non plus celui qui arpente une simple surface et fait face au monde et au Ciel. Mais celui ou celle qui habite dans l’épaisseur humique où s’échangent la vie et la mort, le soi et l’autre. Homo, c’est la Terrienne ou le Terrien. Et tant que nous y sommes, donnons-lui une terminaison neutre : Homo devient Homen. L’humain humique : Homen humi.

« le transhumanisme est la forme obscène d’une transhumance hors de l’humain, une déportation hors de l’humus.

Passer de l’homme anthropique à l’humain humique est une véritable rupture civilisationnelle. Pourtant, ce changement n’est pas hors de portée, tout simplement parce que notre histoire, et plus encore celle des autres, en transporte les germes dans ses failles et ses blessures. La tension entre les prétentions d’Anthropos et les interdépendances de Chthon nous travaille depuis des millénaires, dans les marges oubliées de notre mémoire collective. Elle se révèle à travers des récits alternatifs, portés par des voix dissonantes, notamment celles de l’écoféminisme et des luttes indigènes.

Autochtones et écoféministes ont un trait commun essentiel : ils et elles portent leurs mondes en eux et en elles. Les représentants des peuples autochtones expriment souvent en expliquant que si leur terre tombe malade ou meurt, ils mourront aussi. Cette indissociation, largement explorée par des anthropologues contemporains, comme Viveiros de Castro[4], s’exprime également dans le discours écoféministe qui, plutôt que dénoncer seulement l’association du féminin à la nature, s’appuie sur une histoire de domination et d’exclusion pour revendiquer une communauté de destin avec le vivant et s’exprimer pour la nature. C’est toute la force du slogan : « Nous sommes la nature qui se défend »[5].

Une humilité joyeuse

L’anthropocentrisme conquérant, technicien et individualiste a atteint ses limites, nos limites, et celles du vivant. Nous ne pouvons plus le supporter. S’il continue de fêter son triomphe morbide, c’est désormais sous des formes grotesques, qui révèlent plus que jamais l’âme sombre que cache ce visage solipsiste. N’est-il pas symptomatique que les dernières figures du progrès anthropocentrique nous invitent à quitter la terre pour coloniser des exoplanètes ? Ou à transformer le monde en machine de production domotique, par la bio- et la géo-ingénierie ? Mais le transhumanisme n’est plus que la forme obscène d’une transhumance hors de l’humain, une déportation hors de l’humus.

La suite, c’est le programme des nouvelles générations : désanthropiser, c’est-à-dire décoloniser, « dénarcissiser »[6] et déviriliser. Mais aussi réhumaniser… Car nous ne pourrons nous contenter de déconstructions. Ce mouvement doit être corrélé et prolongé par un mouvement positif et créatif de convergence. Que signifie une humanité humique ?

Homo humulis. Réparer le lien brisé à l’humus, c’est retrouver l’humilité. Non pas une modestie de bon aloi. Mais une façon se dégager du face-à-face avec l’absoluité de Dieu ou la vacuité de l’objet. Se pencher vers la terre et rendre aux vivants leur visage. Loin d’une humiliation mortifiante, une humilité joyeuse, qui conduit à l’humour. Nous sommes peu, mais nous avons tant à partager.

Homo sentiens. Retrouver le chemin de l’humus, c’est aussi restaurer nos capacités de sentir. La sensibilité est la forme première de la communauté, présente avant même la distinction entre moi et l’autre, la mère et l’enfant. Humus est la « chair du monde »[7] et c’est une chair sensible de part en part. En se distribuant sur le mode de la multiplicité relationnelle, elle ouvre à un perspectivisme pluraliste. Au commencement, il y avait le sentir. Les vivants s’accordent et discordent sur ce sentir. Les mondes se dessinent par les la spatialisation de ces relations sentantes (de la sente au sentier, puis au chemin : tout commence en humant)[8].


Réhumaniser, c’est faire à nouveau monde ensemble. Donner parfois un visage humain à ceux qui n’en ont pas. Non pas protéger en excluant, ou inclure en dévitalisant. Mais à nouveau habiter des mondes et y contracter des habitudes (éthos), et ainsi se faire habiter par les lieux qu’on habite. Non pas la grande fusion avec le tout et le rien. Mais la fragile construction d’une existence qui ne tire plus son honneur d’une parenté élective avec les Dieux du Ciel, mais qui veille sur les dépendances vivantes des communautés terriennes.


[1] Cf. VERNANT J-P, L'univers, les dieux, les hommes. On songe aussi aux textes tardifs de Heidegger, qui reprendra le terme de mortels dans son Quadriparti (cf. p.ex. Bâtir, habiter, penser).
[2] Cf. WILSON J, La terre pleurera. Lors de la conquête de l'Amérique, vivre en harmonie avec le monde vivant est considéré, de facto, comme un renoncement à la propriété, ce qui laisse toute latitude aux Blancs pour s’approprier la terre. Les arguments de Locke en faveur de la propriété privée reposeront ultimement sur l’exploitation de la Terre.
[3] https://bailly.app/. Voir aussi https://en.wiktionary.org.
[4] Dans ses travaux, Marilyn Strathern démontre que l’identité individuelle chez les peuples polynésiens ne se comprend qu’à partir des relations sociales qui constituent les personnes, et non sur base d’une ontologie individualiste. Plus récemment, les recherches d’Eduardo Viveiros de Castro et Eduardo Kohn sur les Indiens d’Amazonie proposent étendent ce constructivisme relationnel aux vivants et aux esprits de la forêt.
[5] Cf. l’article de Nathalie Grandjean, en lecture libre.
[6] L’Anti-Narcisse est le titre officieux de l’essai d’Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysique cannibale. Dans ce texte, il s’agit de prendre au sérieux le monde des peuples d'Amazonie, un monde où la relation est constitutive des personnes, et où tous les vivants (au sens plus large que le strict biologique) sont potentiellement des personnes.
[7] Avec ce concept, le philosophe Maurice Merleau-Ponty nous emmène dans l'infra-monde, qui précède la différence entre le sujet et l’objet, pour toucher l'étoffe commune du corps sentant et du monde senti.
[8] Avant la route, tracée dans un espace déjà constitué par des coordonnées, il y a le chemin, entretenu par les pas de ceux qui l'empruntent à la terre. Et avant le chemin serpente le sentier, né d’une habitude vivante et muette. Mais au tout début, c’est la sente, ébauche inquiète d’un sentir partagé, entre le prédateur et la proie, le mâle et la femelle, le petit et la mère. Or, la sente naît lorsque la bête hume – parce qu'avant l’espace, il y a l’humus. Les mondes naissent dans l'humus partagé, c'est-à-dire dans l'humique.