Convertir la dette en politiques écologiques : un rêve pour 2030 ?

La promesse sucrée de l’annulation des dettes provoque un malaise éthique et conduit à une impasse écologique. Toutefois, l’idée pourrait en inspirer une autre: et si les États remboursaient leurs dettes sous forme de mesures de transformation écologique? Naïf, sans doute. Mais pas illogique.

Easy escape facility ©M_Collette on Ilford Delta 400

Ici et là, on entend que la dette n’est pas vraiment un problème. Il suffirait de l’annuler. Je laisse aux économistes les discussions techniques (en notant qu’ils ne semblent pas s’accorder entre eux), pour me centrer ici sur les aspects éthiques et éco-politiques du problème.

Un regard éthique et écologique sur la dette

Tout d’abord, il y a un malaise éthique. Il me semble que si les dettes publiques pouvaient et devaient être annulées, il faudrait commencer par les pays du Sud. Ceux-ci sont en tout état de cause les plus fondés à revendiquer cette annulation, eux qui paient à l’infini une charge injuste et violente, née de la colonisation et de la prédation économique qui a prospéré sur le corps meurtri des terres et des peuples dominés.

Observons avec honnêteté : les velléités d’annulation des dettes publiques naissent dans des États qui déclinent économiquement, mais qui demeurent en position de force géopolitiquement. « J’ai une grosse économie, des grosses bombes nucléaires, alors chiche que je fais ce que je veux avec ma dette » : le Too big to fail d’une certaine gauche adepte de l’« easy listening » idéologique. Les mêmes qui chantent leur détestation de l’Europe, du haut du tas de fumier de l’Euro.

L’aspect écologique ensuite. Tant qu’on ne recoupe pas l’histoire économique et celle de la destruction des milieux et des modes de vie terrestres, il est clair qu’on passe à côté d’une vision juste de la civilisation. En prenant la mesure d’une destruction environnementale qui a pris des proportions sidérantes et subit une accélération vertigineuse (sixième extinction biologique de masse, pulvérisation de 7 des 9 limites planétaires, effondrement du système climatique global), il semble moralement et scientifiquement difficile de concevoir la dette de nos États, parmi les plus riches du monde, autrement que comme le résultat d’un arrangement « écocidaire ».

« il viendra un moment où nous butterons sur une dette irréductible : celle que nous creusons sous nos pieds, en épuisant les ressources et les capacités régénératives de la Terre…

En clair : nous sommes endettés parce que nous avons voulu vivre comme des princes, en faisant fi des conséquences pour les autres et pour la planète. Certes, la version de gauche varie un peu : nos élites et leurs riches conseillers ont vendu aux peuples la promesse d’une augmentation perpétuelle de leur confort et de leur pouvoir d’achat, à condition de laisser aux grands acteurs financiers le soin de décider de ce qu’il fallait sacrifier (pour commencer : une véritable démocratie). Mais qu’il s’agisse d’une illusion de masse ou d’un complot ourdi dans des alcôves festonnées d’or, cela ne change en définitive pas grand-chose à la situation et la responsabilité – collective – qui en résultent.

Une écologie vraiment politique

L’aspect politique enfin. Et d’abord l’effet des discours. L’idée que la dette est forcément injuste parce qu’elle profite à quelques-uns, ou qu’elle n’a pas de sens parce que c’est une promesse passée qui n’engage pas le présent, est une idée qui fleure bon la déresponsabilisation et la rengaine du « pouvoir d’achat » (entendez: le droit de consommer). Dans ces temps de tournant écologique majeur (il sera subi ou choisi), ce message paraît incongru ou à tout le moins chargé de fausses promesses.

Quand bien même nous pourrions annuler indéfiniment nos dettes sans entamer la confiance des créanciers, il viendra un moment où nous butterons sur une dette irréductible : celle que nous creusons sous nos pieds, en épuisant les ressources et les capacités régénératives de la Terre. Ce moment est en réalité imminent. Pire : nous y sommes déjà. C’est ce qui explique, en bonne partie, les perturbations profondes des démocraties et de leurs repères politiques, éthiques et médiatiques. Les opinions occidentales sont en train de digérer lentement l’impensable: la destruction du monde. Pas vraiment étonnant que cela suscite quelques éructations, quelques aigreurs et reflux…

L’habitabilité de la Terre est la nouvelle devise globale

Une écologie vraiment politique, stratégique et transformative, aborde la question de la dette sous un angle différent. En reconnaissant le caractère injuste de certaines dettes historiques et en actant que ces dettes ne seront pas remboursées par de une croissance ad libitum. Équation impossible ? Peut-être pas, car, du moins en principe, il y a ici une terrain pour reconstruire autrement les relations interétatiques et la coopération climatique internationale.

« les grandes transformations se résument souvent à des idées simples. C’est même à cela que servent les idées, depuis que la pensée a un nom…

La mise à plat des dettes et leur conversion en une valeur non monétaire commune – l’habitabilité de la Terre – serait donc le préalable à cette reconstruction, apparemment utopique, mais au fond des plus réalistes. Il s’agirait de reformuler la dette et de renégocier son remboursement – total ou partiel – sous formes d’actions de transformation socio-économiques d’intérêt général. Intérêt général signifiant ici : préservation des écosystèmes et réduction des émissions de GES. L’Accord de Paris a au moins montré ceci que cet objectif est désormais accepté comme une valeur universel. N’est-il pas logique, dès lors, que les équilibres de créance entre les États soient libellés dans cette « devise »?

En fait, il semble même que le moment soit propice, puisque nous sommes dans une période où les négociations climatiques des COP achoppent sur la répartition des coûts liés à la crise climatique et au financement de la transition écologique, avec une forte polarisation Nord-Sud (lire notre article COP29 : changement d’ambiance sur la planète).

« Imaginons un instant notre pays remboursant ses dettes en réorientant ses subventions à l’automobile vers des solutions de transport collectif.

Une fiction qui a faim de réalité

C’est le moment de transformer cette rationalité abstraite en une utopie agissante. Bref : imaginons. Imaginons un instant notre pays remboursant ses dettes en réorientant ses subventions à l’automobile vers des solutions de transport collectif. Ou en misant sur l’agroécologie avec une forte charge d’emploi peu qualifié. Supposons que des pays d’Afrique se libérant du joug de la dette en restaurant leur agriculture vivrière ou en agissant efficacement sur la natalité et l’exode urbain. On pourrait même ne s’attaquer qu’aux intérêts de la dette, corrigés par des « taux négatifs d’éco-transformation ». Enfin, les politiques écologiques ne seraient plus condamnées comme anti-économiques. Et ce, sans qu’il faille parier sur une soi-disant croissance verte et l’exploitation exponentielle de métaux rares et autres ressources contraintes…

Sans doute ces idées ne sont-elles pas complètement neuves. Elles sont déjà mises en œuvre, certainement, par bribes et au cas par cas. Dans un grand désordre et à coups de petits arrangements. Et si nous étions arrivés au moment où ces cahotements aléatoires formaient un grand élan? Alors, on vous l’accorde, tout cela est simpliste et naïf. Mais après tout, et même si la réalité est toujours bien plus complexe que nos intentions, les grandes transformations se résument souvent à des idées très simples. C’est même à cela que servent les idées, depuis que la pensée a un nom…