La thèse de l’effondrement suscite souvent des faux débats. Elle pose aussi de vraies questions. L’épidémie du covid-19 nous confronte à de telles questions. Malgré l’image médiatique d’une humanité unie pour faire « la guerre contre le virus » ou « sauver la planète », des options radicalement différentes se présentent devant nous.
Parmi les débats qui ont agité nos médias ces derniers mois, il en est un qui mérite un éclairage nouveau sous l’angle de l’épidémie de coronavirus. Il s’agit de l’affrontement entre ceux qui prédisent l’effondrement de la civilisation et ceux qui s’érigent contre cette prédiction, la considérant comme scientifiquement douteuse et moralement défaitiste, voire irresponsable. Un débat qui nous a arraché plus de soupirs que de sourires, en particulier quand il oppose artificiellement des personnes partageant pourtant un constat essentiel : il est nécessaire d’agir de manière urgente et forte. Il faut cependant ajouter que, parmi les contempteurs de la collapsologie, on retrouve aussi quelques révoltés libéraux qui ne jurent que par la technologie, l’innovation et le marché, vociférant contre les « prophètes de la catastrophe », qui nous entraîneraient inexorablement vers l’enfer d’une « dictature écologique ».
En matière d’effondrement, il convient d’abord de se poser en agnostique. Prédire l’avenir ne peut en aucun cas être une science exacte, en particulier quand le facteur humain est prépondérant. Comme l’écrivait Karl Popper, « rien ne se passe jamais comme prévu ». Dont acte. D’un autre côté, il n’y a aucune raison de rejeter le scénario a priori. Des civilisations se sont effondrées à maintes reprises au cours de l’histoire, et avouons que les paramètres environnementaux de notre civilisation mondialisée ne sont pas franchement folichons. Ce n’est pas pour rien que les prévisionnistes de très sérieux instituts américains tels que le MIT et la NASA observent depuis les années 50 des courbes concordantes avec l’hypothèse de l’effondrement (1).
« La catastrophe a déjà commencé pour un million d’espèces vivantes »
Mais allons plus loin. Car après tout, si la réalité prochaine de l’effondrement de la civilisation globale n’est ni certaine, ni exclue, la question peut se poser de savoir si cet effondrement est en quelque façon désirable. En tant que naturaliste ayant une formation de biologiste, je suis tenté de répondre par l’affirmative, et ce malgré le fait que je suis moi-même effrayé par les conséquences d’un éventuel effondrement. Je me fonde sur un raisonnement sommaire, mais néanmoins crédible : plus tôt surviendra l’effondrement de la civilisation capitaliste et plus rapide il sera ; plus grandes seront les chances de survie ou de récupération des populations sauvages et des écosystèmes terrestres. Il faut rappeler que, du point de vue de la biosphère – c’est-à-dire de l’agencement merveilleusement complexe des écosystèmes, avec leur biodiversité et les équilibres chimiques et physiques qu’ils produisent et entretiennent, et dont ils dépendent (2) –, l’effondrement se produit déjà, et à très grande vitesse. C’est la réalité qui se cache derrière les expressions célèbres de « sixième extinction de masse » et de « changement climatique », des phénomènes globaux dont l’inertie dépasse largement l’horizon de la vie humaine. Pour un million d’espèces vivantes, la catastrophe a déjà commencé (comme en témoigne le recul spectaculaire des populations d’oiseaux et d’insectes en Europe et ailleurs dans le monde (3)).
Il est une autre raison – historique cette fois – de se demander si, à (très) long terme, un effondrement ne serait pas souhaitable. En effet, si l’on considère deux grands épisodes d’effondrement que rapportent notre histoire ancienne, on doit bien admettre que le bilan n’est pas uniquement négatif. Le premier, qui fit tomber en cascade les États bordant la Méditerranée orientale au douzième siècle avant notre ère (4), a été suivi par « l’Âge obscur » grec, lequel a tout de même débouché sur la littérature homérique, la philosophie et la démocratie. Excusez du peu (lire notre article Une obscurité splendide). Quant à la chute de l’Empire romain d’Occident, elle a été suivie par un millénaire médiéval injustement méprisé, qui fut marqué par la fin de l’esclavage et vit fleurir des inventions extraordinaires telles que l’amour courtois et l’art religieux chrétien. Dans ces deux cas, on s’aperçoit qu’une civilisation certes grandiose mais pas exempte de brutalité s’efface au profit d’une relocalisation culturelle et économique, qui est souvent le premier pas vers un foisonnement d’idées et d’inventions nouvelles. Naturellement, ce processus est lent et parfois douloureux. Mais après tout, personne n’est en mesure je crois d’établir le décompte exhaustif des désagréments et violences de l’effondrement et de le comparer aux pertes et souffrances causées par l’expansionnisme impérialiste ou capitaliste ?
« Jusque très récemment, on ne voyait pas comment un mécanisme d’effondrement pourrait s’enclencher rapidement »
Alors d’accord. Va pour l’effondrement ! Et pour rendre notre propos moins polémique, imaginons un effondrement contrôlé, un « sweet collapse » fondé sur l’entraide et la solidarité. C’est le moment d’avouer que, ces dernières années, j’ai moi-même pris en compte cette hypothèse à ma petite échelle, quand il s’est agi de faire des choix à long terme (investir dans une technologie ultra connectée et intégrée, vouée à une rapide obsolescence, ou privilégier des systèmes plus simples mais qui sont réparables et autonomes ? partir en voyage ou racheter une parcelle de jardin pour étendre son potager ? vous voyez le genre…).
Toutefois, il reste un problème. Jusque très récemment, on ne voyait pas comment un mécanisme d’effondrement pourrait s’enclencher de manière irréversible et rapide, tant il reste à détruire et à exploiter sur cette planète et tant il est possible de réduire encore nos libertés tout en aggravant le règne de l’inégalité et du chacun pour soi, fût-ce à coups de murs, de frontières et de répression contre les migrants (de plus en plus souvent « climatiques », mais plus largement « écologiques »), les pauvres et les récalcitrants (« inciviques »).
Le virus COVID-19 est venu apporter un élément de réponse à cette question. La crise a en effet révélé un point faible aveugle de la structure économique de nos sociétés, à savoir l’intolérance radicale que celles-ci ont développée à l’égard de la mort et du risque létal. Cette intolérance est sécrétée et entretenue par le système économique lui-même, dont l’objectif est de nous maintenir dans une consommation perpétuelle effrénée, un projet qui s’accompagne d’une « philosophie » hédoniste concoctée par des stratèges du marketing, et dont la finitude est nécessairement exclue. Elle est encore amplifiée par les promesses de contrôle et de sécurité du numérique. Or voici que la machine économique de nos sociétés, vouées à la recherche de la croissance et du profit, se voit brutalement mise à l’arrêt par une grippe dont le taux de mortalité ne semble pas (à ce stade) exceptionnellement élevé. Une grippe dont les victimes sont presque toutes des personnes dont le décès aurait été considéré, il y a encore quelques décennies, comme relevant du cours naturel de la vie, au même titre que le passage des saisons (lui aussi en passe de devenir obsolète), étant donné leur grand âge ou leur santé précaire.
Naturellement, je ne dis pas qu’il faille laisser mourir les personnes faibles ou âgées. Bien au contraire. Je dis simplement que notre allergie à la mort, consubstantielle à la société de consommation, est peut-être un talon d’Achille du capitalisme sous sa forme démocratique libérale (mais est-ce vraiment si différent en Chine ?), et une donnée qui renforce nettement l’hypothèse effondriste. D’autant que la stratégie du confinement, en plus de mettre l’économie à l’arrêt et de plomber la croissance pour longtemps, nous rend plus fragiles à long terme en freinant la progression de l’immunité acquise dans les populations. Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse. Car nous ne serions pas étonné de voir, dès la prochaine crise, s’installer une certaine « habitude », un certain fatalisme teinté d’indifférence à l’égard de la disparition de nos aînés. A moins que la libéralisation du marché de la santé et des soins ne conduise tout simplement à admettre que la richesse de chacun décide de sa survie ou de son trépas.
« Leur intolérance radicale à la mort serait-elle un talon d’Achille de nos sociétés libérales capitalistes ? »
Le combat entre les civilisations et les microbes est une vieille histoire. Selon l’anthropologue James C. Scott (5), les épidémies accompagnent les civilisations depuis leur tout premiers pas. La concentration des humains et du bétail fit des ravages dans les États archaïques, et elle est une raison essentielle pour laquelle, selon cet auteur, les populations ont si longtemps et si farouchement résisté à leur « domestication ». Selon Scott, les peuples « indigènes » qui ont survécu ou vivent jusqu’à l’époque contemporaine dans les régions peu accessibles d’Amazonie, d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique centrale, et dont les cultures offrent encore une résistance vexante (ou inspirante, selon le point de vue) à la colonisation et au « progrès », se sont constituées en fuyant les États qui cherchaient par tous les moyens, y compris l’esclavage, à concentrer les populations pour disposer d’une main-d’œuvre agricole et bâtisseuse indispensable au métabolisme vorace et à l’orgueil insatiable de l’État, de sa caste dirigeante et de ses projets de gloire.
À vrai dire, ce n’est pas seulement nos conditions environnementales qui ont déjà commencé à se dégrader de manière spectaculaire. La floraison des populismes et nationalismes dans les démocraties occidentales, l’indifférence glaçante des populations à l’égard du sort des migrants en Méditerranée, sont un indicateur de la facilité et de la rapidité avec laquelle nous sommes prêts à renoncer collectivement à nos valeurs morales « civilisées » lorsque le caractère fragile et fini de notre modèle socio-économique éclate au grand jour (à ce sujet, lire notre article La rationalité du vote d’extrême droite). Mais sans même aborder ces considérations morales, il est manifeste que nous avons déjà accepté de renoncer à l’essentiel. Il revient bien sûr à chacun de définir ce qu’il entend par « essentiel ». Pour ma part, l’existence d’une nature sauvage et la liberté des peuples et des individus appartiennent à cette catégorie. Or, d’une part, l’intégrité des écosystèmes et de la biodiversité a déjà été sacrifiée dans l’esprit de bon nombre d’entre nous, souvent sans même s’en apercevoir, par pure ignorance, parce que lorsqu’on passe sa vie devant un écran de smartphone, on n’a qu’une idée rachitique et abstraite du foisonnement de formes, de couleurs et d’odeurs, de l’entrelacs infini de symbioses et d’interdépendances, qui font la beauté mais aussi la solidité d’un écosystème vivant. D’autre part, nous avons déjà accepté de contraindre notre liberté au point d’en réduire la portée à une idée vague et compromise, compatible avec la surveillance générale et l’exploitation commerciale de nos données subjectives par les technologies numériques, qui vont jusqu’à soumettre notre subjectivité elle-même à une externalisation du fil et de la structure psychique de chacun (6) via des appareils d’intelligence artificielle qui nous incitent à troquer à chaque instant notre autonomie et nos coordonnées socio-biométriques contre un peu de facilité et beaucoup de divertissement.
Finalement, le débat entre « effondristes » et optimistes n’est peut-être pas aussi vain qu’il y paraît. Il engage deux visions du monde aussi radicalement différentes qu’elles sont politiquement consistantes. La thèse de l’effondrement implique en réalité la fin rapide de la société globale au profit d’une relocalisation radicale des activités sociales et économique, un retour vers une certaine autarcie et une transformation culturelle collective, que l’on pourrait placer sous le signe de l’indigénéité, c’est-à-dire des alliances « naturelles-culturelles » (7) entre les humains et leur environnement immédiat. Suivant le contexte géographique, culturel et politique, ces alliances existent aujourd’hui sous l’appellation de « terroir », « animisme », « ZAD », « région autonome », « quartier en transition »… Elles parient sur la pluralité des mondes, la singularité des lieux et la créativité du vivant (Lire Qu’est-ce que la symbiosphère ?). En face, les optimistes libéraux font le pari d’un mouvement foncièrement globaliste, qui croit à l’ordre et au progrès, c’est-à-dire à la gouvernance et à la technologie. Malgré les bonnes intentions de nombreux chantres d’un gouvernement mondial climatique, cet optimisme a toutes les chances de nous jeter dans les bras de l’utopie cauchemardesque d’un data capitalisme verdurisé, axé sur l’optimisation de tout et la surveillance de chacun. Il conduira par sa nature même à la marchandisation du vivant, la modification génomique des écosystèmes et une nouvelle forme de croissance infinie, liée à l’extraction et l’exploitation des données. L’accélération du déploiement de la 5G, qui menace de succéder à notre épisode viral mondialisé, en sera sans doute un clair indicateur. En attendant bien sûr la conquête d’exoplanètes habitables. Car les Empires ne connaissent qu’un seul chemin : la croissance. On ne se refait pas.
(1) Cf. p.ex. Servigne, P., et Stevens, R., Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015.
(2) Approche développée par James Lovelock et Lynn Margulis dans les années 1970. Voir Lovelock J., L’Hypothèse Gaia, Flammarion, 1999.
(3) Selon un rapport de l’IPBES (ONU), 2019. Voir aussi diverses études dont celle, célèbre, de Hallmann, Caspar A., et al. More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas, PloS one 12.10, 2017.
(4) Cf. Cline, E. H., 1177 avant J.-C.,La Découverte, 2015 (2014).
(5) Cf. Homo domesticus, La Découverte, 2019.
(6) Voir p.ex. Harcourt, B. E., La société d’exposition, Seuil, 2020. Ou : Tesquet, O., À la trace, Premier parallèle, 2020.
(7) La formule a été popularisée par l'anthropologue français Philippe Descola, spécialiste des sociétés amazoniennes et de leur rapport à ce que nous appelons la nature. Voir aussi les ouvrages de Donna Harraway, qui utilise une formule semblable. Et le livre important d'Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, 2017 (2015).
Brillant et convaincant.
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