Catastrophes éco-climatiques : quand la Nature imite l’Homme

Le concept écologique de « shift » (basculement) éclaire les désastres écosystémiques, à l’échelle locale comme globale. Il permet aussi de montrer que ces événements s’inscrivent dans une histoire et une logique anthropiques, déployée depuis cinq siècles à travers la colonisation, l’intensification et l’industrialisation.

Commençons par un peu de théorie. Pour un écosystème donné, il existe en général : deux états stables possibles ; une situation de basculement (shifting) ; et une dynamique d’irréversibilité catastrophique, marquée par une série de seuils.

  • Deux états. Les écologues ont remarqué que les écosystèmes pouvaient passer d’un état complexe à un état simplifié. Par exemple, les récifs coraliens, avec leurs milliers (millions) d’espèces, tendent à céder la place à un champ d’algues peuplé seulement d’oursins ou d’étoiles de mer, et broutées par quelques poissons.
  • Un basculement. Entre ces deux états, il existe une zone élastique dans laquelle l’écosystème peut, ou non, conserver son état initial ou basculer dans l’état alternatif. De nombreux écosystèmes, petits ou grands, se trouvent dans cet entre-deux, en raison des perturbations (cyclones, pathogènes…) et des stress (pollutions chimiques, sécheresses prolongées…) ou de facteurs combinant ces deux facteurs (invasions biologiques, ).
  • Une irréversibilité. La théorie des seuils visualise le phénomène de shift à travers une courbe en escalier avec une gouttière sur la marche centrale (voir schéma). L’écosystème est symbolisé par une bille qui tombe dans la gouttière depuis la marche supérieure. Elle oscille alors dans la gouttière, jusqu’au moment où elle chute vers l’état inférieur, d’où il est alors impossible de « remonter la pente ».
  • Des seuils. L’idée est que le franchissement d’une série de seuils conduit à cette irréversibilité. Ces seuils, qui ne peuvent être connus précisément à l’avance (ils interagissent entre eux et évoluent dans le temps), sont divers et variés : disparition d’espèces-ombrelles, dépassement de certains taux de pollution chimique, intensité ou fréquence de perturbations, franchissement de températures critiques, etc.

Le terme « catastrophique », qui sied à cette irréversibilité, est à prendre étymologiquement : un renversement qui produit une chute (kata, strephô). L’irréversibilité renvoie ultimement à une règle fondamentale de l’univers, suivant la thermodynamique : l’entropie. Or, si tous les systèmes tendent à disperser leur énergie et à diluer leur matière dans l’univers, la vie est précisément l’anomalie qui maintient l’énergie au sein de systèmes semi-fermés d’une complexité ahurissante. Lorsqu’on défait la subtile magie de cette complexité, l’entropie reprend ses droits, et à la vie s’éteint ou se simplifie.

« la vie est l’anomalie qui maintient l’énergie au sein de systèmes semi-fermés complexes. Lorsqu’on défait la subtile magie de cette complexité, l’entropie reprend ses droits… »

Le lac, un modèle de référence

Ce modèle est aujourd’hui utilisé à l’échelle globale pour conceptualiser le changement climatique et anticiper les différents scénarios possibles, qui conduisent à des nouveaux états du système-Terre. Or, il fonctionne très bien à plus petite échelle, et a d’ailleurs été expérimenté et développé dans des écosystèmes relativement clos, comme les lacs et les étangs. Il permet donc de faire le lien entre le local et le global. Et c’est là que ça devient très intéressant.

Les biologistes ont décrit de nombreux cas de basculement. Les plus typiques se produisent dans des lacs, qui sont des écosystèmes très isolés. En général, l’eutrophisation (pollution agricole enrichissant les eaux en azote et en phosphore) conduit à un pullulement des microalgues en suspension, qui obscurcit la colonne d’eau et appauvrit sa teneur en oxygène. Les plantes enracinées au fond sont privées de lumière et disparaissent. Avec elles, les poissons et amphibiens qui s’en nourrissent, s’y dissimulent ou y pondent et y grandissent. Parfois, l’introduction d’une espèce prédatrice ou généraliste, comme la perche du Nil dans le Lac Victoria, accélère ou multiplie l’hécatombe.

Le résultat d’un « shift » lacustre conduit à des réductions du nombre d’espèces de poissons de l’ordre de 250 à 9 espèces. Et bien sûr, les autres ordres suivent ce pattern. Le cas des récifs coralliens, impactés par le réchauffement des eaux de surface et l’acidification des océans, conduisant au blanchiment des coraux, est moins brutal, mais sans doute plus spectaculaire: ici, ce sont potentiellement des dizaines de milliers d’espèces qui cèdent la place à une steppe d’algue et d’oursins, pâturée par quelques rares espèces de poissons.

La colonisation a organisé et accéléré les shifts

De leur côté, les anthropologues et les historiens décrivent avec de plus en plus d’acuité les processus écologiques qui ont accompagné la colonisation et le développement du capitalisme mondialisé. On retrouve ici les mêmes « motifs » d’uniformatisation et de simplification à grande échelle.

Partout dans le « Nouveau Monde », des plantations ont remplacé les jungles foisonnantes, introduisant en même temps le principe du travail forcé, à travers l’esclavage déployé à une échelle réellement industrielle. Dans le sillage de la colonisation, c’est la monoculture industrielle qui a balayé les cultures vivrières et agroforestières, transformant les paysans en ouvriers-consommateurs de l’usine mondiale, dans le meilleur des cas, ou en zombies urbains et en migrants condamnés, dans le pire des cas.

Anna Tsing et son équipe parlent « d’invasions multi-espèces » et de « terraformation »*, comparant les projets actuels de peuplement d’exoplanètes, chers à Musk, aux projets des colons et industriels européens qui ont débarqué aux quatre coins du monde avec leur cortège d’espèces domestiquées (maïs, blé, ) et tout l’arsenal de guerre sociale et biologique qui l’accompagne (engrais chimiques, pesticides et herbicides, bétail, main-d’œuvre exploitée, ainsi que les pathogènes et parasites de tous ceux-ci…).

Utilité élargie du modèle de shift et seuils

Ainsi, le concept qui est utilisé à l’échelle globale, pour modéliser le changement climatique, est au cœur de chaque écosystème particulier. Mais surtout, il a été expérimenté partout dans le monde, dans le contexte socio-économique de la colonisation, de l’intensification agricole et de l’industrialisation capitaliste. Dans ces conditions, nous serions idiots de ne pas en tirer toutes les conséquences : il s’agit bien de protéger chaque écosystème, à toutes les échelles, et de transformer profondément notre rapport à la prospérité et au progrès. Je suppose que nous sommes collectivement en train de le faire (petit sourire en coin).

Finalement, la question n’est pas tant de savoir si le changement climatique est d’origine anthropique, mais plutôt de se demander comment et pourquoi nous continuons à contribuer à ce désastre, en perpétuant le système qui l’a rendu inéluctable, parce qu’il apparaît nécessaire à ce que nous pensons être notre prospérité, notre paix, notre bien-être. Force est de constater qu’à ce niveau-là, le rêve d’une transition vers d’autres formes sociétales et économiques n’a pas gagné en vigueur ces dernières années.

Mais la lucidité n’est jamais un pas en avant vers la catastrophe. Elle ne suffit pas à nous en préserver, mais elle nous permet d’y aller les yeux ouverts. Gardons espoir.

*TSING et al., Notre nouvelle nature – guide de terrain de l’anthropocène.