Encore une fois, nous sommes pris en otages. D’un côté, on nous dit que la coupe du monde au Qatar est une folie climatique doublée d’un meurtre de masse. De l’autre, on nous rappelle qu’il s’agit seulement de football et que cela doit être une fête. Une juste conception du mot « hypocrisie » et de son étymologie permet d’envisager un boycott aussi légitime… qu’imparfait.

Il est facile de hurler à l’hypocrisie, comme l’a fait l’éminent et bruyant président d’un de nos grands partis francophones. Dans une autre démocratie européenne avancée, sa position aurait sans doute été fragilisée après qu’il eut claironné, sur un réseau social, que non seulement il se déplacerait au Qatar, mais aussi qu’il le ferait sans le moindre état d’âme, jugeant que le boycott relève de « la plus crasse hypocrisie » (je cite de mémoire).
Cet usage accusateur de la notion d’hypocrisie, attribuée à toutes les belles âmes qui s’émeuvent d’une réalité insupportable et inévitable, couvre donc une manière brutale de s’asseoir sur les dépouilles de 6500 ouvriers-esclaves et sur le climato-négationnisme implicite qui sous-tend cette immense et absurde débauche de béton et de climatisation. Sans même parler de la condition des femmes et des minorités, dans un pays qui ressemble plus à une fiction imprimée sur des pétrodollars qu’à un authentique État de droit.
Or, il n’y a aucune raison de balayer d’un revers de main les nombreuses interrogations et propositions de boycott, fussent-elles partielles et imparfaites. En effet, il existe au moins trois aspects sous lesquelles le boycott est non seulement une option légitime, mais aussi un levier potentiellement efficace et peut-être un devoir citoyen.
1. Le boycott de la représentation
Tout d’abord, nos représentants devraient refuser de se rendre sur place et d’associer leur image à l’événement. Cela concerne bien sûr les personnes élues, mais aussi tous les dignitaires officiels et toute personne ayant influence et prestige auprès du public. C’est une question de représentation au sens large. Nos élus et personnalités portent les valeurs essentielles de notre constitution démocratique. Il est vrai qu’il y a là un peu d’hypocrisie, dans la mesure où nous avons une activité diplomatique et commerciale avec des pays comme le Qatar ou la Chine. Toutefois, il ne s’agit pas ici seulement de commerce ou de realpolitik, mais d’offrir une caution morale et une publicité commerciale à des États et des entreprises dont les actes nous choquent, en tant que citoyens belges et européens (à l’exception peut-être d’une frange religieuse radicalisée à laquelle, il me semble, aucun de nos représentants officiels ne souhaite être associé).
2. Le boycott médiatique (partiel)
Ensuite, il paraît pertinent et légitime, de la part des médias, de renoncer à la couverture de l’événement ou au moins de la restreindre à ce qui se passe sur le terrain. On peut à nouveau invoquer une forme d’hypocrisie. Mais il s’agit en réalité de déontologie et de conscience professionnelle. Car il y a bien une différence entre le devoir d’information, qui consiste à relayer sobrement le contenu sportif des matchs, et la participation tambour battant à la production massive d’écume médiatico-commerciale autour d’un événement qui contribue au prestige du Qatar. Dans ce contexte, il paraît raisonnable de confiner les comptes-rendus aux pages et rubriques strictement sportives, en refusant de surfer sur l’événement en le (sur)exposant dans des unes, des journaux télévisés ou autres dossiers fleuves charriant une abondante (et lucrative) publicité.
3. Le boycott commercial
Enfin, il est normal que toute personne choquée par la nature de l’événement s’efforce de sanctionner et dénoncer les sponsors, directs et indirects (publicité contextuelle et spots télévisés d’avant-match ou à la mi-temps), ainsi que les marques/équipementiers présents dans les stades, mais aussi celles qui surfent sur l’événement pour produire du contenu et du merchandising opportunistes (objets collector, etc.). Il s’agit cette fois de citoyenneté appliquée dans le domaine de la consommation. Si on peut regretter que l’exercice de la citoyenneté doive passer par nos comportements d’achat, ce n’en est pas moins un lieu légitime d’exercice de cette citoyenneté.
En l’occurrence, capitalisme mondialisé oblige, c’est probablement le lieu le plus opérant pour un boycott stratégique. Les marques sont devenues très prudentes sur les questions qui touchent leur image. En boycottant ouvertement la coupe du monde (même si cette position « officielle » n’est pas appliquée à 100% dans la sphère privée), et surtout en pointant du doigt les marques qui exploitent la coupe pour leur stratégie de vente et de communication, nous pouvons bousculer le « modèle commercial » qui alimente la machinerie folle de cette organisation indécente.
À titre personnel, je regarderai peut-être quelques matchs, mais je boycotterai systématiquement les sponsors officiels et les sponsors indirects. Si cela m’est possible, je listerai quotidiennement les marques qui profitent de l’événement pour augmenter leur exposition médiatique, et je publierai ces listes sur Twitter ou mon blog.
Des J.O. d’hiver en Arabie Saoudite ?
Apparemment, ce n’est pas une blague ! Mais c’est bien la preuve que nous devons aiguiser nos armes et affiner notre pratique du boycott citoyen. Cette coupe du monde au Qatar est l’occasion de faire parler collectivement notre nombre, notre créativité et notre humanité. En nous lançant un défi : profiter de la « discussion » qui aura lieu lors de la coupe pour faire annuler les jeux d’hiver saoudiens.
Tout cela doit nous amener à reconsidérer cette fameuse accusation d’hypocrisie, opportunément brandie à la face de ceux qui refusent la fatalité. La racine grecque du mot « hypocrisie » renvoie à une réalité bien plus riche et complexe que ce vilain défaut qu’on aime tant dénoncer chez autrui. Par son étymologie, l’hypocrisie évoque l’art de ne pas provoquer de crise, de prendre position en veillant à rester « sous » (hypo) un seuil de de jugement ou de rupture (krisis). L’usage du verbe hypocrinô renvoie en effet à l’action de distinguer ou séparer de manière imprécise, « à peu près ». Plus couramment, hypocrisis signifie « la réponse », en particulier celle, toujours ambigüe et équivoque, d’un oracle, mais aussi le talent « artistique » de celui qui joue un rôle ou interprète un dialogue au théâtre. Ce n’est que secondairement et tardivement que le terme prend le sens plus négatif de « la feinte » et « du faux-semblant ».
« Hypocrisis désigne l’art d’être imparfait ou incomplet dans ses convictions et ses jugements. »
Hypocrisis désigne donc l’art d’être imparfait ou incomplet dans ses convictions et ses jugements. Pour les êtres sociaux que nous sommes, plongés dans le polemos d’une démocratie d’opinions sommaires, cette imperfection et cet écart avec soi-même est une condition essentielle pour préserver la continuité du corps social et de ma conscience individuelle. Cela se vérifie à chaque fois nous adoptons une position de principe tout en sachant qu’il ne nous sera pas possible de l’incarner de manière absolue. Oui, nous avons besoin d’une hypocrisie réfléchie, concertée et modérée, en particulier pour faire face aux défis impossibles qui nous attendent en matière d’environnement.
Sinon, on en revient à cette vieille pub de Volkswagen, qui disait en substance : « quand vous respirez, vous émettez du CO2, alors arrêtez de respirer ». Comprenez : arrêtez de critiquer notre entreprise. C’est là précisément ce qu’il s’agit de refuser.
Soyons authentiquement imparfaits et boycottons cette coupe du monde avec juste ce qu’il faut d’hypocrisie. Un défi collectif qu’aucun politique ne devrait considérer avec mépris, sauf à tomber dans la démagogie – un autre terme d’origine grecque, dont certains feraient bien de réviser l’étymologie.