De notre indolence hébétée face au désastre climatique à l’extinction de peuples qui ont lié leur destin à celui de leur forêt, courent les ruisseaux mortifères d’un « microfascisme » ordinaire, dont Bolsonaro est une cristallisation politique. Ce dimanche 3o octobre, il aurait pu être le fossoyeur de l’Amazonie. Et ce n’est pas un hasard.

« We will spend the rest of our lives watching everything we know and love fall apart. And we are the lucky ones. » Voilà ce que tweetait récemment une lectrice du Guardian, en écho à un article consacré par le quotidien à un rapport alarmant des Nations unies, faisant état de « l’absence de trajectoire crédible » pour maintenir le réchauffement à 1,5°C.
La question à 2°C (et même à 3°C) – celle qui devrait retenir toute notre attention – est de savoir pourquoi, devant cette chose énorme qui arrive sur nous, nous sommes aussi amorphes et indifférents, presqu’absents à ce qui nous arrive. Pire : on perçoit un désir lassé d’en finir, de tourner la page. « Et maintenant, Messieurs Dames, passons à la suite des programmes : l’Apocalypse ».
Insensibilité au monde
La réponse à cette question de notre apathie est certainement multiple, hybride, pleine de contradictions et de ramifications. On suppose que cela a trait à l’ampleur mondiale des problèmes et des solutions, la complexité des pouvoirs et des leviers d’action, l’interdépendance inextricable de la mondialisation, des flux financiers et des flux d’énergie. Néanmoins, il n’est pas nécessaire de pénétrer ces arcanes pour diagnostiquer une disposition anthropologique diffuse qui caractérise notre état d’esprit face au désastre. Ce diagnostic tient en une phrase simple : « nous avons été rendus insensibles au monde ».
« L’insensibilité au monde est d’autant moins une abstraction qu’elle correspond largement un projet de civilisation. »
L’insensibilité au monde est d’autant moins une abstraction qu’elle correspond largement un projet de civilisation. Inutile de s’attarder ici sur cette longue histoire, que nous avons appris à célébrer sur son versant triomphateur : éradication de la faim et des maladies, progrès des médiations techniques, accès accru à la consommation et au confort, etc. L’autre versant, c’est celui des pertes consenties au nom de ces progrès, souvent célébrées elles-mêmes comme des avancées, telles la disparition de la paysannerie au profit d’une agriculture industrielle mécanisée, sous perfusion chimique et contrôle génétique, ou la fin du labeur physique, dure confrontation avec la matérialité du réel, remplacé par les machines et l’automatisation, et même la fin du régime d’altérité relationnelle, à laquelle est substituée un système sélectif de stimuli connectés, médié par des intelligences artificielles. Enfin, il faut ajouter que ce projet de civilisation se concentre dans une économie basée sur la consommation et l’addiction, par l’absorption massive de sucre, d’alcool et de médicament, désormais doublée d’une mobilisation continue de l’attention par des flux de données.
Comment peut-on être véritablement concerné par des anomalies de température automnale (+8°C à la veille de la Toussaint) quand nous ne savons plus rien des affres et des joies des semailles ? Comment s’émouvoir que le printemps ne soit plus cette explosion de vie quand on ignore le chant du coucou ? Comment s’inquiéter de l’effondrement des populations d’insectes quand chacun d’eux a pour nous l’aspect d’une mouche ou d’une guêpe importune ? Comment pleurer la destruction des forêts alors que nous ne sommes plus aptes à distinguer le hêtre du charme, le frêne du chêne ?
En voyant mes enfants grandir, je suis frappé par la vitesse à laquelle les raisons même de s’émouvoir perdent leur consistance. Ils n’ont déjà plus vraiment la mémoire des saisons et de leurs contrastes, sinon dans de vagues souvenirs de contes de fées (ironiquement, ces contes sont plus ou moins mis à l’index pour leur caractère rétrograde). Moi-même, je ne ressens plus vraiment le passage des saisons. Autre fait qui interroge : les experts et les décideurs chargés de traiter la question climatique et environnementale à l’échelle de la planète mènent leurs discussions et prennent leurs décisions dans une bulle climatisée, où on leur sert des plats préparés, avant de les transporter dans des véhicules motorisés avec chauffeurs. Ils évoluent au cœur même d’un système de désensibilisation qui les isole du monde vivant.
Recours aux peuples autochtones
Dans ce contexte, il paraîtrait légitime que nous nous tournions avec respect et espoir vers celles et ceux, bien rares désormais, qui continuent à lier leur destin aux mondes vivants, mondes qu’ils habitent et qu’ils partagent avec la multitude des autres formes de vie. Celles-là et ceux-là ne sont pas « comme nous ». Elles et ils n’ont pas hérité de ce grand récit civilisateur, sinon comme une menace latente ou une violence à fuir. Elles et ils n’ont pas choisi de perdre leur sensibilité aux cris et aux bruits de la forêt, des rivières et du vent.
« il paraîtrait légitime que nous nous tournions avec respect et espoir vers celles et ceux, bien rares désormais, qui continuent à lier leur destin aux mondes vivants qu’ils habitent et partagent avec la multitude des autres formes de vie. »
Les peuples animistes d’Amazonie comptent parmi les dernières vigies du monde vivant. Ils ont tout simplement décidé que leur vie, à la fois physique et spirituelle, culturelle, était inséparable de leur monde. C’est sans doute pourquoi ils n’ont pu être détruits culturellement. Mais c’est aussi pourquoi, aujourd’hui, ils s’apprêtent à disparaître avec leur forêt.
Souvent, je me surprends à rêver que les « Alliés occidentaux » dirigent leurs forces armées contre les pouvoirs et les exploitants corrompus qui détruisent l’Amazonie, non tant parce qu’il s’agit de « notre poumon vert », mais car c’est un monde vivant habité par des peuples persécutés et menacés, gardiens de savoirs et de sensibilités sans lesquelles vivre sur Terre ne voudra plus rien dire à l’avenir. C’est très bien de se retourner avec contrition sur les colonisations du passé, mais pourquoi acceptons-nous qu’elles se poursuivent sous nos yeux ?
Un microfascisme silencieux
L’élection du dimanche 30 octobre, au Brésil, pouvait marquer la fin des derniers espoirs pour les Amazoniens et leur forêt. Pour Jair Bolsonaro et les forces économiques et religieuses qui l’animent et le portent, la forêt n’est qu’une ressource de plus à exploiter et les Indiens ne sont qu’un obstacle à davantage de profit et de pouvoir, quand ils ne sont pas les reliques clochardisées d’un monde dépassé, voire tout simplement des suppôts de Satan.
« C’est bien de se retourner avec contrition sur les colonisations du passé, mais pourquoi acceptons-nous qu’elles se poursuivent sous nos yeux ? »
Aussi autoritaire, brutal et méprisant qu’il soit, le président brésilien est pourtant le signe d’une flambée de fascisme qui concerne la planète entière. Le fascisme naît lui aussi sur la perte de la sensibilité, l’anesthésie des sens et des cœurs. Et sous la grande figure du Chef fermente déjà un « micro-fascisme », comme disait Félix Guattari. On le voit à l’œuvre de manière diffuse, dans la conflictualité associée aux réseaux sociaux, où chacun est absorbé par sa propre réactivité, la violence de ses propres émotions négatives, entraîné dans une boucle de rétroaction, un larsen tournoyant entre soi-même et son « device ». Dans la purulence de cette inflammation émotionnelle s’abîme notre sensibilité au monde[i].
Ce qui aura peut-être raison des guerriers farouches d’Amazonie, qui vivent en commerce avec les esprits de la forêt, c’est à la fois la déforestation directe (pour assouvir le désir de profit d’une minorité agro-capitaliste et la faim gargantuesque des sociétés occidentales) et le changement climatique, combinaison qui poussent insensiblement l’Amazonie vers un point de bascule écologique. Mais c’est aussi, à travers notre passivité, un fascisme ordinaire et silencieux, qui fait le lit des violences religieuses et des destructions d’un capitalisme effréné.
Après eux, la « civilisation » aura épuisé nos derniers liens à la terre, aux écosystèmes tissés, aux rythmes chaloupés du temps vivant, aux langages partagés des arbres, des oiseaux, des insectes. Alors, nous continuerons à regarder le monde s’étioler, dans l’effroi de notre « éco-anxiété », ou dans l’indifférence consommée d’un instant privé de mémoire.
[i] Selon Félix Guattari, les sémiologies de la signification, qu’il s’agisse de psychanalyse, de structuralisme ou de logique informationnelle, ont toutes pour point commun d’enfermer le langage et le vécu dans un régime sémiotique clos sur lui-même, qui exclut les flux de désir et les « intensités réelles ». Ce régime, il précise qu’il est basé sur « une collection finie de signes discrets, « digitalisés » ». Dans ce texte qui date pourtant de 1975, le terme « digitalisé » revient plusieurs fois, pour ce régime d’enfermement des signes dans des coordonnées de pouvoir et de contrôle. La phrase suivante résonne comme une conclusion prophétique : « La strate de formalisation du contenu est donc productrice d’une subjectivité par essence coupée du réel » (et des intensités qui le traversent). On y perçoit aisément la manière dont la mécanique sémiotique peut se doubler d’un réseau d’interfaces techniques qui ne relie les individus que pour mieux les séparer, les mettre à distance des flux et puissances collectives qu’ils risqueraient autrement de chevaucher. Ce dont il s’agit, c’est de désactiver la possibilité révolutionnaire. Guattari F, Pour une micropolitique du désir, in La révolution moléculaire, pp.416-427. Éd. Les Prairies ordinaires, 2012.