Atlantis Viridis : la légende des peuples du fleuve

Longtemps, nous les avons regardés comme les survivants d’une humanité primitive, des fossiles d’os et de chair, errant dans leur lugubre forêt. Pourtant, selon légende, il y avait là une civilisation joyeuse, qui cohabitait ingénieusement avec une forêt prodigieuse. Et si cette légende abritait une vérité plus précieuse et plus amère que nos certitudes ?

Lisière Photo : ©Martin_Collette

Cette évocation d’une histoire possible est librement inspirée du documentaire « Amazonie, les civilisations oubliées de la forêt », par Marc Jampolsky et Marie Thiry, 2022, disponible sur arte.tv.

Parmi les récits que l’on nomme légendes, certaines ne portent ce titre que comme une parure pudique. Ainsi sont dissimulés les traits d’un passé peu flatteur pour notre présent, et estompés les durs contours d’une réalité qui menace nos âmes douillettes. Les comptes-rendus des premières expéditions au contact des peuples du fleuve, rapportés il y a bien longtemps par une poignée d’aventuriers téméraires, appartiennent à cette sorte d’histoires, qui firent un temps sourire les gens sérieux, avant de sombrer dans l’oubli.

Mais parfois, les fantômes des mondes oubliés se réveillent pour ajouter leurs lancinants sarcasmes aux affres d’un présent sombre.Et à ceux qui ne croient pas qu’un autre monde est possible, ils rappellent que ces autres mondes ont déjà été, bien que nous fussions incapables de les considérer.

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Il y avait un fleuve aussi large qu’un comté, aussi long qu’un voyage de cent lunes. De part et d’autre s’étendait une forêt à laquelle on ne connaissait aucune fin. Ses arbres étaient des géants décorés de lianes, qui se pressaient sur les berges et se penchaient sur l’eau. Ainsi, les singes pouvaient s’y suspendre et admirer dans l’onde leur reflet pensif. Sous cet épais couvert poussaient encore d’innombrables arbustes alourdis par de gros fruits, dont les couleurs et les formes variées défient l’imagination. Le long du fleuve vivaient des hommes et des femmes en très grand nombre. Leurs villages étaient aussi étendus que des villes et se succédaient à intervalle régulier, chacun séparé du suivant par une ou deux journées de pirogue.

Les villages n’avaient ni centre ni périphérie. Les maisons, ni porte ni clôture. On n’observait aucun temple ou clocher, seulement de grandes maisons communes où les hommes entraient en silence et dont ils sortaient en riant. Des jardins fleurissaient entre les maisons. Des animaux domestiques et des singes curieux circulaient librement dans les allées. Les habitants ne semblaient pas disposer de lieux de commerce ou de marché. Ils allaient et venaient, chargés de fruits, feuilles, racines, poisson ou gibier, qu’ils s’échangeaient et préparaient sur des feux, au milieu de placettes où l’on s’arrêtait pour se restaurer et parler, avant de repartir sans paraître s’être acquitté d’aucun paiement.

À l’écart des habitations, les hommes aménageaient de petites clairières dans la forêt, où ils pratiquaient l’abattis et le brûlis. Les clairières étaient ensuite repeuplées d’essences choisies pour fournir les fruits, les épices, le bois de chauffe et les matériaux de construction dont le village avait l’usage. Dans cette forêt au sol pauvre, cultiver des plantes nourricières était une gageure. Pour amender la terre, les peuples du fleuve rassemblaient et pilaient tous types de déchets produits par leurs activités, leur alimentation et leur bétail. Débris de poteries, tissu, cendres, bois calciné, excréments, os, arêtes, viscères et autres restes de nourriture étaient mêlés et broyés, formant finalement une terre noire qui, mélangée au sol de la forêt, produisait un substrat intensément fertile. Plus tard, ils iraient cultiver ailleurs, et la forêt reprendrait avidement ses droits. Les besoins qui n’étaient pas couvert par la culture, les gens du fleuve les satisfaisaient en pêchant dans les rivières ou en s’aventurant plus avant dans l’immense forêt, en quête de gibier, de plantes médicinales, de plumes et d’autres trésors à propos desquels ils restaient discrets.

En dehors des travaux nécessaires à l’aménagement et l’entretien de leurs jardins forestiers, les villageois menaient une vie plutôt oisive et insouciante. Outre la préparation des repas, femmes et hommes s’adonnaient à des tâches artisanales et esthétiques telles que la poterie, la vannerie, la confection de vêtements et d’ornements, de hamacs, d’armes et d’outils, la décoration de leurs céramiques, la création de peintures corporelles et l’aménagement de leurs huttes. Ils évitaient de travailler au-delà du strict nécessaire et consacraient une partie considérable de leur temps à jouer, nager, courtiser, rire et manger.

Les anciens faisaient l’objet d’une attention particulière et d’une certaine déférence, qui se marquait par un silence respectueux lorsque s’élevait leur faible voix vacillante, dont ils usaient avec parcimonie. Mais à l’exception de ces marques de respect pour les aînés, aucun individu ne semblait jouir d’un statut particulièrement éminent dans la vie quotidienne, ces sociétés étant semble-t-il exempte de chefs et de prêtres aux attributs permanents bien marqués. D’ailleurs, il était difficile de dire s’ils avaient une religion, leurs rites et cérémonies semblant se confondre avec des spectacles, des contes et des fêtes qui s’enchaînaient presque sans discontinuer, à l’exception de soudains et brefs accès de mélancolie qui s’emparaient de toute la communauté, plongée dans un silence affligé l’espace de quelques heures ou quelques jours, avant que, sans aucun signe avant-coureur, les réjouissances ne reprennent comme à l’accoutumée. La musique et le déguisement faisaient assurément partie de ce tableau festif, de même que l’ivresse provoquée par des substances mystérieuses qu’ils buvaient et fumaient en certaines occasions, plongeant quelques-uns d’entre eux dans un état de catatonie ou de transe.

Pour ce qui est de leur apparence, leurs remarquables peintures corporelles sont semblables à des labyrinthes et des hiéroglyphes, tracés sur le corps et le visage, et sont agrémentées de bijoux et pendentifs en plumes ou en os, qui leurs percent souvent la peau. Ils les arborent lorsqu’ils s’enfoncent armés dans la forêt, pour la chasse ou la guerre, et lors de réunions importantes. Les couleurs sont si vives qu’elles vous laissent comme pétrifiés, et dans la pénombre du sous-bois, les lignes blanches et rouges qui couvrent leurs corps cuivrés semblent se mouvoir comme d’inquiétants spectres démantibulés.

Une activité avait à l’évidence une portée religieuse. C’étaient les cérémonies qui entouraient le traitement de leurs morts. En des lieux désignés, les défunts, rituellement parés et enveloppés de tissus, étaient brûlés dans des huttes transformées en bûcher. Leurs restes étaient ensuite déposés dans de grosses urnes en poterie, façonnées avec art et richement décorées. Modelées à l’image d’un être humain, dotées d’un visage et d’oreilles caractéristiques, ces jarres ventrues étaient ornées de la même manière que le corps des vivants. Leurs artistes y traçaient des lignes géométriques aux couleurs si frappantes qu’elles coupaient le souffle, dessinant de fascinants labyrinthes où surgissaient, partout où le regard s’arrêtait, les figures souples d’animaux sauvages semblant émerger de la forêt invisible qui habite le fond inexploré de notre âme. Reptiles, oiseaux et fauves se mêlaient ainsi aux détails géométriques du décor, aussi vivants que s’ils avaient été en chair et en os, et ils superposaient leurs mouvements surnaturels aux traits de la personne défunte.

Les urnes funéraires, avec leur cargaison de restes humains et leurs ornements animaliers, étaient ensuite conduites en silence dans des lieux retirés dans l’épaisse forêt, où elles étaient inhumées, rejoignant leurs congénères d’argile sous une épaisse couche d’humus et quelque roche saillante.

Selon les gens du fleuve, les esprits des hommes et des animaux, pouvaient converser et commercer dans la mort, comme ils le faisaient dans le sommeil des vivants et dans extase des sorciers. Car tous les êtres procédaient selon eux d’un même peuple d’origine, grouillant en son sein de toutes les formes de vie qui cohabitent aujourd’hui dans la forêt, foisonnant de mille lignes souples et mouvantes, crépitant de mille cris joyeux ou inquiétants. Les esprits de ces êtres multiples avaient toutefois conservé leur langage d’origine. Et c’est ainsi que toutes les créatures du monde avaient la possibilité de s’échanger des signaux et des informations, que les chasseurs et les gens sages pouvaient reconnaître et parfois comprendre. Voilà pourquoi, dans la mort, les gens du fleuve se couvraient de multiples traits et symboles où leur personnalité humaine se mêlait à celles des plantes et des animaux de la forêt.

Dans l’ensemble, ces peuples étaient pacifiques, joviaux et accueillants. Ils pratiquaient l’hospitalité avec entrain, sans excès de solennité. Outre la distribution de nourriture, les rires nombreux et les dons de bijoux, l’échange sexuel semblait faire partie de leur conception de la convivialité, car des femmes de tous âges invitaient ostensiblement les voyageurs à partager leurs couches. Il est vrai que parfois, on découvrait le lendemain le corps sans vie de quelque visiteur enhardi qui s’était laissé échauffer les sangs, des œuvres sans doute d’un amant jaloux. Mais l’ambiance générale n’en demeurait pas moins joviale et fraternelle, et il était parfaitement inutile de chercher à élucider ces crimes, qui paraissaient relever des inévitables aléas de la vie dans la forêt, aux yeux de ce peuple joyeux et fataliste.

Il est vrai que le crime et la guerre n’étaient pas absents de ce monde lointain, cependant, il restait pour l’essentiel confiné dans le domaine sombre et mystérieux de la forêt et de la nuit. Parfois, des petits groupes de guerriers ou de chasseurs (il était difficile de distinguer les deux rôles) menaient de sanglantes incursions dans la forêt sauvage ou jusqu’aux abords d’un autre village. C’était l’occasion de grands transports d’émotions, festifs ou endeuillés, et de rituels particulièrement macabres, qui incluaient la dévoration de chair humaine ou le prélèvement d’organes, parures et attributs divers sur les corps des ennemis. Et en de rares occasions, ils s’avisaient soudainement de réserver un sort similaire à un visiteur un peu plastronneur. Toutefois, ces manifestations atroces et spectaculaires d’hostilité restaient exceptionnelles et ne s’étendaient jamais à la société dans son ensemble, demeurant le plus souvent confinées à quelques groupuscules belliqueux opérant dans un théâtre sombre et reculé. Elles paraissaient surtout destinées à maintenir une distance nécessaire entre les peuples voisins ou à protéger et venger de toute intrusion les jardins et territoires de chasse des uns et des autres.

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Qui peut dire si ce portrait des gens du fleuve est fidèle à ce qu’ils étaient ? La réalité comporte en toute certitude une vaste et irréductible part d’ombre. Et il est même possible que la présente description soit en grande partie le fruit de mon imagination aigrie par le dégoût et le désespoir. Toutefois, il y a fort à croire que dans ses grands traits, le tableau présenté ici offre un aperçu assez véridique de la vie qui fut celle des gens du fleuve.

Cette ébauche a été reconstituée d’après les témoignages fragmentaires et épars des premiers explorateurs, auxquels se sont ajoutées les trouvailles des archéologues modernes et les récits de ceux qui ont rencontré les descendants lointains de ces peuples, vivant en petits groupes dispersés dans l’immensité de la forêt pluviale. L’élément le plus sûr de cet ensemble de données provient des découvertes récentes de poterie funéraire, un art attesté dans tout le bassin fluvial, sur plusieurs milliers de kilomètres. Pour le reste, le degré d’incertitude est variable et le doute ne doit jamais être complètement écarté, même si les multiples indices conduisent les personnes sérieuses à admettre désormais l’existence d’une véritable civilisation de la forêt.

Le long oubli de cette civilisation provient des malheurs qui l’ont frappée, du simple fait de leur rencontre avec les Blancs. Quelques décennies seulement après le premier contact, relaté dans les mots rares et déformants de quelques explorateurs rongés par le désir de l’or, ces peuples avaient disparu presque sans laisser de traces. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? On sait désormais qu’ils ne furent pas soumis aux chaînes ou criblés par les mousquets des conquérants européens, auxquels ils n’opposèrent guère de violence. C’est par les maladies des Blancs qu’ils furent défaits. Succombant sous les assauts d’effluves invisibles, ils périrent si soudainement et en si grand nombre que leurs défunts furent abandonnés sans sépulture, là où ils avaient rendu leur dernier souffle. En moins d’un siècle, les villes étendues, les jardins luxuriants et les brillants objets d’arts étaient engloutis par les molles vagues végétales de la forêt, dévorés par ses armées de bêtes besogneuses. Ce peuple, qui savait si bien tirer sa joie de la forêt, mais aussi lui payer sa dette en lui confiant ses morts et en transformant son rebut en une terre noire et fertile, était donc lui-même soluble dans les brumes sylvestres.

En moins d’un siècle, la civilisation du fleuve n’était plus qu’un souvenir enseveli dans la tombe de quelques aventuriers au crédit douteux. Elle passait désormais pour une simple légende, le fruit des affabulations et des fanfaronnades de ces voyageurs intrépides, cherchant probablement à s’attirer l’oreille des puissants et les faveurs d’un public crédule. Aux yeux du nombre, il n’y avait plus dans la grande forêt que quelques misérables primitifs, des sauvages oubliés dans les marges touffues du monde planétaire, errant tels les reliques fantomatiques d’un passé à jamais révolu. C’était là ce que nous devions penser. Car nous étions la Civilisation, le Bien et le Vrai qui s’avancent dans leurs pâles oripeaux, étendant leur empire en dévorant la terre, si assurés de ne jamais rien devoir à quiconque. Aujourd’hui, cette flamboyante marche en avant continue sa marche à travers une forêt en lambeaux, abandonnant sous ses pas des mondes en charpies. Mais sa procession de fidèles a désormais l’allure d’une nation malade. Elle claudique et halète, secouée d’empoignades et de querelles, semblant une myriade de somnambules aux yeux éteints, au cœur lourd et à l’âme vide.

Le long du fleuve, quelques esprits contemplent encore ce misérable cortège.

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