
Les récentes élections en Argentine éclairent dix ans de populisme dans le monde « blanc ». Après Trump et Bolsonaro, Milei offre un baroud d’honneur aux orphelins du colonialisme, de l’impérialisme et de la mondialisation asymétrique. La crise environnementale est un facteur décisif de l’humeur explosive des sociétés en déclin.
L’Argentine, qui vient d’élire un trublion ultralibéral et néoconservateur, se considère comme « le pays blanc » d’Amérique du Sud. Et – inutile de le cacher – une partie de sa population en conçoit un sentiment de supériorité, voire une certaine arrogance. C’est ce que nous disent les spécialistes du pays, invités dans les émissions pour commenter le séisme électoral du 19 novembre dernier. C’est aussi le point de départ de la présente réflexion.
Le miroir brisé de la race
Ce miroir de blancheur m’a fait penser à un lien culturel profond et peu commenté entre les révoltes populistes qui, des Etats-Unis au Brésil, donnent la tonalité un peu carnavalesque au spectacle médusant du sabordage des démocraties représentatives occidentales. Il m’a aussi évoqué les travaux troublants de l’anthropologue James C. Scott qui, avec d’autres, a montré le visage ethno-colonial des États et des Empires qui ont façonné la trajectoire de la civilisation, dès son origine.
Dans son livre Homo Domesticus (Against the Grain), Scott décrit comment des peuples guerriers ont envahi des territoires fertiles et y ont installé leur pouvoir, en y concentrant du bétail et en asservissant les populations indigènes. En confirmant une intuition de Nietzsche, Scott a noté combien les rapports de domination ne sont pas d’abord des rapports de « classes sociales », mais bien des distinctions ethniques. Dans ce jeu, le « blanc », ou le « clair », a d’emblée pris le rôle de marqueur de supériorité pour distinguer des élites dominantes, minoritaire, de la masse du peuple servile[1].
Que ce caractère ethnique soit chevillé au corps de la fierté nationale argentine, tout comme il colle aux bottes de l’électorat « trumpiste » (voire « frontiste » pour prendre un exemple plus proche de nous), ce n’est pas quelque chose d’anodin, que l’on peut balayer comme une simple coïncidence entre racisme et ignorance. Bref : ce n’est pas quelque chose qui se laisse épuiser par le cadre de pensée qui rassure les élites progressistes et humanistes. Pensez à ce simple fait: nous appelons « populistes » ces mouvements de révolte des déclassés de l’ethnie dominante. Que faisons-nous ainsi, sinon perpétuer l’idée que le peuple est la part d’erreur de la civilisation, la part de bêtise, la part de la bête, dans nos sociétés « évoluées » ?
« White is for laundry »
Ce qui caractérise ces mouvements appelés (injustement) « populistes », au moins depuis Trump, et sans doute depuis Berlusconi, c’est le sentiment de déclin socioéconomique des classes moyennes et populaires des pays dominateurs: anciens pays colonisateurs, qui avaient pu recycler leur statut privilégié en rejoignant le camp du Bien, sous l’aile de l’aigle américain, au prix d’une terrible guerre contre le nazisme. Jusque-là, tout allait bien. Et voilà que soudain tout bascule.
Le recul de l’espérance de vie et du niveau de vie – de l’espérance tout court – dans une population qui n’a jamais connu que le « progrès » de son confort (souvent au détriment d’autres peuples, dans des régions colonisées ou des pays transformés en méga-usines bon marché, ou grâce à une main-d’œuvre immigrée accomplissant de basses tâches pour des salaires inéquitables) crée une dissonance considérable entre l’habitude d’une supériorité civilisationnelle jamais remise en cause, et confirmée par une augmentation constante du confort, sous la houlette d’un capitalisme qui a transformé le pouvoir de la citoyenneté en pouvoir d’achat, et ce soudain déclassement.
La brutalité du choc est tout entière contenue dans le fait que l’on peut être « blanc » et voir pourtant s’effondrer toutes les promesses et les garanties que l’on pensait acquises pour soi, ses enfants et sa communauté. Un film de 1993 préface de manière saisissante l’époque que nous vivons. C’est une autre époque, un autre contexte, mais le décor est en place. Dans Chute Libre (Falling Down), D-Fens (Michael Douglas) est un homme déclassé, licencié par son employeur et éloigné de sa famille par un juge. Inadapté dans un monde en crise. Au cours d’une journée torride, sa dérive va se transformer en une sanglante traversée de Los Angeles. Tout se déclenche après quelques minutes. Le film commence dans un embouteillage monstre. Excédé, l’homme décide d’abandonner sa voiture et s’en va à pied vers un chez-soi qu’il n’a plus. Mais juste avant de se décider à abandonner son véhicule immobilisé, son regard glisse à plusieurs reprises sur un panneau publicitaire où une vahiné à la peau cuivrée se prélasse au soleil pour vanter une quelconque huile de bronzage. Le slogan dit : « White is for laundry ». Le Blanc, au linge sale. Voilà pour l’ambiance.

(Sub)conscience écologique
Dans ces populations, il est d’usage de souligner que la conscience écologique est généralement faible. Le climato-scepticisme y aurait même le vent en poupe. Pourtant, la crise écologique planétaire est le facteur le plus puissant pour expliquer la tendance lourde dans ces électorats et les cercles démagogues qui les enflamment, tendance au nationalisme, voire à un néofascisme à peine feutré. Pas de conscience, d’accord, mais un solide subconscient, tout de même.
On fait peu ce constat pourtant simple. Dans un monde en voie de contraction économique accélérée, face à un inévitable effondrement du pouvoir économique qui avait été promis par les élites économiques, les classes moyennes inférieures des pays les plus riches, habituées à ce confort croissant et imprégné d’un sentiment d’être intouchable, sont celles qui font face à la plus grande désillusion et au plus grand stress. L’effondrement écologique et le chaos climatique annoncés forment nécessairement un substrat favorable à une angoisse génératrices de comportements erratiques. Du déni radical ou repli extrémiste, les comportements de ces groupes sociaux cadrent parfaitement avec cet arrière-plan sombre et angoissant.
« Si les classes ouvrières désœuvrées d’Occident votent pour des partis nationalistes, ce n’est pas parce qu’ils ignorent la réalité du changement climatique, mais parce qu’ils la vivent dans leurs tripes.
J’irais même plus loin : le repli identitaire et le vote extrémiste qui l’accompagne sont une réaction qui paraîtra parfaitement rationnelle à qui veut regarder la situation en face. Il est clair que l’inévitable nivellement par le bas des niveaux de vie, pour faire face au risque écologique et climatique, ou simplement pour en essuyer les conséquences, touchera le plus durement celles et ceux qui occupent les échelons inférieurs des sociétés riches, car ils ont beaucoup à perdre. Si les grandes fortunes sont à l’abri pour un long moment, si les cadres du système peuvent espérer s’en tirer à moindre frais (des appartements un peu plus petits et des vélos électriques), il en va autrement de ces classes moyennes inférieures qui voient, au-dessus d’eux, un écart se creuser avec les élites, et au-dessous d’eux, un écart se réduire avec les peuples non-Occidentaux, notamment via l’arrivée potentiellement massive de migrants qui exercent une pression à la baisse sur leurs salaires et leurs droits sociaux, par le simple jeu de la concurrence sur le marché libéralisé de l’emploi et l’accès limité aux prestations sociales.
Je le dis souvent, sans aucune fierté : si j’appartenais à cette classe blanche en voie de paupérisation et de déclassement socioculturel, je serais très probablement tenté par le vote identitaire et nationaliste. Car rien, dans l’expérience quotidienne, ne semble donner raison à un discours progressiste qui continue d’ânonner la fable d’une croissance verte et juste… Si les enfants des ouvriers désœuvrés d’Occident votent pour des partis nationalistes ou néofascistes, ce n’est pas parce qu’ils ignorent la réalité du changement climatique, mais parce qu’ils la vivent dans leurs tripes.
Crise millénaire
À la lumière de l’anthropologie de James C Scott, le cas argentin éclaire la dimension millénaire de la crise qui s’abat sur nous. C’est la crise d’un modèle civilisationnel conçu par et pour une minorité ethnoculturelle, qui a cru longtemps pouvoir s’ériger en Universel humain, mais qui, face à la réalité de la crise écologique, redécouvre sa condition humaine comme fragile et mortelle. La première émotion qui l’étreint, c’est l’humiliation. Et sa première réaction, c’est l’orgueil. D’où le choix d’un rebelle prenant le contrepied de la raison et la morale des élites modérées et poussant l’absurde à la caricature, pour prendre la défense du petit peuple blanc tout en abandonnant crânement à leur sort les migrants en détresse, voués à mourir en mer ou dans le désert.
C’est qu’une telle chute morale, un tel effondrement de sa propre valeur, ne peut être supporté qu’avec une bonne dose de provocation et de dérision. Trump. Bolsonaro. Milei. Des clowns mesquins, irrationnels et bravaches. Choisis pour faire la nique à un système dont la raison tourne à vide. Et exécuter une dernière danse au-dessus de l’abîme qui s’ouvre sous nos illusions.
[1] Dans le même opus, et dans un autre livre intitulé « Zomia ou l’art de ne pas être gouverné », Scott soutient l’hypothèse que les peuples des montagnes et des forêts, qu’on a souvent considérés comme les plus « sauvages » et « primitifs », sont issus de populations qui ont fui les États dominateurs, longtemps incapables d’exercer leur empire hors des plaines ouvertes, avec leurs champs de blé et leurs prairies, donnant prises à une forme de « panopticon » policier et fiscal. Voilà qui jette un éclairage glaçant sur le sort qui est fait aujourd’hui à l’Amazonie, dernier refuge des peuples sans État, mais avec nature.