[COURT-LETTRAGE] En admettant que l’Anthropocène mérite son titre d’ère géologique, on s’accorde mal sur sa date de naissance. Est-il apparu avec Dieu, le Patriarcat, l’État, le Capital, les énergies fossiles ? Une réponse plus souple et plus fine, suggérée par Anna Tsing, nous immerge dans les modalités de constitution du « nous » vivant.

Dans Proliférations1, qui dresse l’anthropologie nécessaire des espèces invasives, Anna L. Tsing offre une hypothèse précieuse sur la rupture entre l’Holocène (période qui succède aux dernières glaciations il y a 12.000 ans) et l’Anthropocène, qui semble coïncider avec l’avènement de notre modernité, la première originalité de Tsing étant qu’elle n’assigne pas une date précise à cette rupture.
Pas de date, donc, mais un contraste ancien et insistant, que Tsing définit comme suit :
(A) L’Anthropocène est l’ère des proliférations monospécifiques : il s’agit bien sûr de la colonisation anthropique, mais aussi de formes déléguées d’anthropisation, telles que les monocultures extensives « anthropo-assistées », soutenues à coup d’engrais et pesticides, pathogènes de la mondialisation, ou les espèces « anthropiques »2, qu’on nomme « invasives » ou « envahissantes », comme si elles venaient nous envahir de l’extérieur, alors que nous sommes leurs milieux, leurs vecteurs et leurs partenaires.
(B) L’Holocène est l’ère des alliances plurispécifiques : innombrables, conscientes ou seulement senties, elles s’impriment dans des rythmes et des équilibres, auxquels les cultures humaines ont donné des noms et des formes sociales et rituelles variées (cultes et folklores liés aux saisons, semis et récoltes, etc.). Le type de cette alliance entre humains et non-humains est l’agriculture traditionnelle, résultant d’un accord tacite entre des espèces qui partagent, façonnent et entretiennent un milieu, un substrat, des habitudes nombreuses parmi les peuples d’humains, de céréales, de rongeurs, de prédateurs…
Ce qui fabrique « l’événement Anthropocène »3, ce n’est donc pas l’Anthropos comme tel, avec sa dimension virile et dominatrice, et son complexe religieux de distanciation du monde, mais le fait qu’Anthropos soit désormais seul avec ses créatures, aux commandes d’un destin qui, de toute évidence, ne peut qu’être tragique.
Incidemment, ce que nous appelons ici « Symbiosphère » – la capacité des vivants à devenir des « nous » – se désigne comme une création d’espaces naturels-culturels, désormais marqués par la destruction des liens et dépendances interspécifiques. La décision de nous passer de ce « nous » étendu a transformé cette biosphère partagée en théâtre de nos relations brisées avec le vivant, où prolifèrent des formes de vie coloniales destructrices et les souffrances qui accompagnent la perte des milieux et des attachements4.
Sortir de ce cycle d’appauvrissement des collecti-vitalités, ce serait forcément enclencher une nouvelle ère ou restaurer des liens abîmés et rompus. Dans l’horizon culturel qui est le nôtre, c’est acter le passage d’Anthropos (l’homme masculin qui regarde le monde et le garde à distance) à Homo ou Homen5 (l’humain générique qui s’insère dans l’humus – la « zone critique »6 – avec humilité). Parce que Tsing définit l’ère qui précède l’Anthropocène comme déjà humaine, elle apporte une contribution significative à cette vision.
A lire aussi :
- TSING A.L., éd. Wildproject, 2022. ↩︎
- Je suggère l’appellation « espèce anthropique » ou « anthropotype » pour les espèces, variétés ou populations dites invasives, dont la progression peut être reliée aux impacts anthropiques (l’hypothèse sous-jacente étant que c’est presque toujours le cas). ↩︎
- Titre d’un ouvrage collectif sous la direction de C. Bonneuil et J-B Fressoz, Seuil, 2013. ↩︎
- Solastalgie est le néologisme nécessaire qu’a forgé Glenn Albrecht pour nommer l’épreuve de cette perte. ↩︎
- Homen est la forme neutralisée de Homo. ↩︎
- Ce concept géologique, popularisé par Bruno Latour, désigne la couche vivante de la terre, qui se compose de la croûte terrestre, depuis l’atmosphère jusqu’aux roches inaltérées. ↩︎