Amazon, l’État et les guerriers nomades.

C’est notre sujet d’étude du moment, à Symbiosphere : la guerre entre les États sédentaires et des tribus nomades (les fameux « Barbares ») est presqu’aussi vieille que l’État lui-même (1). Elle fait partie de sa construction et de sa consolidation, mais aussi de son imaginaire, de sa geste. Au fil d’une histoire plusieurs fois millénaire, cette opposition tisse une dialectique de contrôle, de peur et de violence dont les épisodes se soldent le plus souvent par des arrangements guerriers et commerciaux, plus ou moins transitoires, et mènent occasionnellement à de vastes opérations de redimensionnement des États et des Empires (1)(2).

Notre hypothèse (dont le présent article ne présente qu’un moment particulier) est que cette dialectique n’est pas étrangère à l’émergence centrifuge d’une puissance nouvelle, pour ainsi dire liquide, insaisissable et monstrueuse par sa taille, que l’on nommera faute de mieux « le capitalisme global ». Comme les puissances nomades, ce dernier tire toute sa force d’un parasitisme du transit, prospérant sur les flux de voyageurs, les flux de marchandises, les flux financiers. Dans le cadre de cette hypothèse, notre époque apparaît comme le théâtre d’un de ces grands combats entre États et puissances nomades, dont l’issue devrait être logiquement (mais ne sera pas nécessairement) l’émergence d’un État mondialisé – celui que des foules de centristes, d’écologistes modérés et autres libéraux-sociaux appellent d’ailleurs de leurs vœux lorsqu’ils invoquent une nécessaire « gouvernance mondiale ». C’est aussi une époque de passage à la limite, car jamais encore l’une des forces en présence n’avait été « globale » – ce qui constitue une source d’imprévisibilité supplémentaire.

Dans ce contexte, le rôle des tribus barbares qui hantent les zones frontières et s’infiltrent dans les interstices des États est désormais endossé par des multinationales du digital, inféodées au capital financier. L’une d’entre elles, Amazon, concentre certaines spécificités des anciennes puissances nomades. Sur base du documentaire « Le monde selon Amazon », réalisé par Thomas Lafargue et Adrien Pinon (3), j’ai relevé six faits et chiffres remarquables, que je me propose d’analyser sur base de l’hypothèse proposée ci-dessus.

Le papillon monarque intoxique ses chenilles au poison de l’asclépiade afin de rendre sa progéniture incomestible. Grâce à l’arme d’un acteur extérieur, il assure ainsi la réputation et la survie de l’espèce. Lors de longues migrations, le papillon pollinise de denses colonies d’asclépiade. Le système de pollinisation de celle-ci nécessite des insectes de grande taille comme le monarque.

(1) 1 emploi créé = 2 emplois détruits

Inutile de préciser que l’emploi créé est de moindre qualité, tant sur le plan des conditions de travail et salariales qu’en termes de bénéfice sociétal (vie de quartier, entraide, reconnaissance…) et de garanties sociales et juridiques. Du point de vue de la rationalité économique, ce chiffre seul suffit sans doute à expliquer le succès mondial de l’entreprise de Bezos et de son modèle. Une fois l’infrastructure technique disponible, et largement soustraite au contrôle des États, le champ est libre pour une opération de sape systématique des structures du travail et de razzia sur la main-d’œuvre. De ce point de vue, Amazon ne fait qu’actualiser les potentialités de la transformation des sociétés par les infrastructures digitales, théâtre d’une suite d’OPA sur les notions les plus fondamentales telles que « ami », « social », « communauté », etc.

Les économistes « schumpetériens » peuvent donc sortir du temple et s’époumoner en hurlant « Destruction créatrice ! Destruction créatrice ! ». Les faits sont clairs comme un paysage dévasté par le feu : l’internet hors contrôle (notamment fiscal) et en prise directe sur les individus a ouvert une nouvelle steppe mongole à perte de vue pour les empires nomades déterritorialisés du capitalisme financier, dont la force réside précisément dans leur caractère insaisissable et ubiquitaire. Ils procèdent toujours de la même manière : détruire les structures sociales (qu’elles soient bonnes ou mauvaises n’est pas le propos) pour capturer les richesses productives. Et c’est d’autant plus facile dans une société « de service » connectée, où la puissance économique des États n’est plus liée au contrôle des ressources naturelles (localisées, colonisées, et facilement défendables). Détruire, terroriser, abolir les liens sociaux, c’est même l’activité première d’Amazon, sa « raison sociale ». Vendre des livres, nous y reviendrons, n’était rien d’autre qu’un cheval de Troie.

(2) 6 milliards de perte en 6 ans

On nous raconte que Bezos a créé Amazon dans son garage. C’est surtout pour faire genre. Quand il s’agit de fasciner les scribes du marketing mondial, il est toujours utile de recycler quelques clichés du mythe de Steve Jobs. En réalité, depuis le début, Bezos bénéficie d’un soutien pratiquement aveugle de la part du monde financier. Bezos vient de Wall Street, et il sait parler à ses amis du secteur de la finance. Comme le dit Margrethe Vestager dans le documentaire de Lafargue et Pinon, Amazon est d’autant plus difficile a taxer qu’il n’a pas besoin de réaliser des profits sur ses ventes, la valeur étant créée en bourse, sur les actions. Par ailleurs, comme noius l’avons décrit plus haut, Amazon est l’agent d’une transformation sociale qui bénéficie à la dérégulation et l’atomisation du champ social. Autrement dit : les consommateurs achètent des objets, mais les actionnaires, eux, achètent la transformation brutale d’un modèle social et économique, qui augure pour eux de nombreux autres profits futurs.

6 milliards de dollars de perte, c’est en fait un effort de guerre plutôt modeste en regard des résultats obtenus : la destruction et la déstabilisation accélérée du tissu social et du droit du travail à l’échelle de la planète. Cet art de la destruction stratégique et de la terreur est un héritage des guerriers nomades de l’Antiquité. Détruire les structures productrices, les stocks, les villages, a toujours été au cœur de leur stratégie face aux États. Et de tout temps, ces destructions ont été calculées. Terreur, razzias et incendies sont avant tout des opérations de déstabilisation destinée à réorienter les flux de richesse, à en prendre le contrôle et à en prélever une part substantielle.

(3) Idéal hippie à la sauce data

La génération Bezos a baigné dans les idéaux californiens, reconditionnés et convertis aux lois du marché et du profit. Le reportage de Lafargue et Pinon montre comment l’hédonisme libertarien des hippies compose l’imaginaire culturel et le kit de pensée de la société mondiale du data-capitalisme. Cette anthropologie sommaire, strictement individualiste, est à la fois ignorante des conflits sociaux et dénuée de toute profondeur historique. Pas étonnant, dans ces conditions, que l’on voie fleurir jusqu’à la nausée ces invitations au développement personnel, au coaching de soi, à vivre en pleine conscience, ou encore ces récentes études sur « la gentillesse » (très en vogue dans les universités US). Personnellement, j’ai toujours préféré aux hippies les punks et leur révolte située, leur créativité de combat, ainsi que leur goût pour le conflit et la provocation acide.

Les structures centralisées de l’État antique sont figées dans le collagène de la religion par la collusion du temple et du palais, des prêtres-surveillants et du despote-punisseur, plongeant les populations dans l’adoration craintive du monarque et du dieu sacrés. Aux antipodes, les nomades ont toujours adopté le louvoiement religieux et une certaine tolérance pragmatique teintée de polythéisme. Ils n’ont d’ailleurs jamais imposé leurs dogmes aux populations conquises (4). La religion moderne, c’est l’individualisme. Tout le sacré s’y voit projeté dans l’individu, célébré ad libitum comme la nouvelle divinité universelle, un nouveau despote hi-tech et miniature. De ce point de vue, il est d’ailleurs remarquable que la technologie, qui est le discours biblique de l’époque, propose de mettre chacun d’entre nous à la tête d’une armée d’esclaves sous forme de processeurs et de logiciels. Il est également remarquable, dans une actualisation de la vision warholienne, la plupart des contenus de la culture populaire mettent en scène la glorification (aussi éphémère et dérisoire fût-elle) de l’individu : sports, jeux, concours, télé-crochets. Or, la gloire est l’apanage historique de l’État, dont toute la construction repose sur l’asservissement des forces productives au service d’une caste entièrement dédiée à la glorification de l’État et de sa puissance (pyramides, temples, conquêtes…). Mais aucun maître n’est plus facile à tromper, manipuler, corrompre ou asservir que ce mini-pharaon isolé, flanqué de son vizir Siri, qui n’habite nulle part et ne connaît pas ses voisins. Le marketing du nomadisme connecté et l’idéal hippie inoffensif de plaisir et de paix intérieure forgent l’ambiance sacrée de l’époque. Molière, où es-tu pour qu’on puisse en rire ?

(4) Le vrai projet d’Amazon : contrôler les échanges.

Être le plus grand monopole de l’histoire, tout simplement. Inutile de faire des bénéfices ou de racheter ses concurrents, il suffit de détruire le commerce de proximité (voir point 2). Du moins dans un premier temps. Car ensuite, le véritable enjeu n’est pas de saturer le réseau, mais de le contrôler, voire de le façonner à sa main. Mieux : d’être le réseau. Vendre des livres ? C’était un bon début. Ça avait même l’air sympa. Lire, c’est bien. Mais après ce petit tour de chauffe, Amazon a très vite ajusté son objectif : vendre n’importe quoi. Même à perte. Et la nouvelle frontière est, d’après le reportage de Lafargue et Pinon, c’est la vente de stockage de données. Logique, vu que les données, c’est précisément ce que fabrique l’entreprise. Car Amazon n’est pas seulement le n°1 du commerce en ligne, il est aussi le n°1 du cloud. En 2017, Amazon web services ne représentait que 12% du chiffre d’affaire de la société, mais déjà 60% de ses profits. Un tiers du contenu global de cet internet délocalisé est ainsi hébergé par la société de Jeff Bezos, dans d’immenses hangars disséminés dans le monde, sur lesquels l’entreprise tâche naturellement de garder la plus grande discrétion.

Nous retrouvons une figure classique de la rivalité entre État et guerriers nomades. L’État gère le stock, le domaine central (délimité par des remparts, des bornes, des frontières), les nomades saisissent et contrôlent le diffus, les routes, les interstices, bref : les échanges. L’État antique ne peut se passer du commerce extérieur, au risque d’être maintenu à la dimension rachitique d’une micro-organisation patriarcale et condamné à stagner puis disparaître sans gloire (la gloire est consubstantielle à l’État, encore une fois). Alors une négociation conflictuelle s’engage entre État et guerriers nomades. Avec deux hypothèses de travail récurrentes : la délégation du contrôle des routes aux Barbares et la sous-traitance au moins partielle de l’activité militaire étatique aux tribus périphériques (voir le point suivant). Mais cela suppose d’immenses centres de données, réparties partout dans le monde, et c’est le talon d’Achille d’Amazon, qui veille d’ailleurs jalousement à tenir leur emplacement secret. Car le nomadisme est incompatible avec l’idée même de « centre ». Rappelez-vous : le centre, c’est l’État, c’est de là qu’il rayonne et c’est là qu’il s’éteint. Alors toute action révolutionnaire ou contre-offensive étatique passera probablement par la destruction ou le contrôle de ces stocks de data, même si leur diffusion en réseau rend impossible de frapper en une fois au centre nerveux. Amazon a commencé par la vente de livre, c’était une ironie. Car l’écriture a longtemps été la clé du pouvoir dans les systèmes étatiques. Signe des temps, pour Jeff Bezos, c’était surtout la garantie de paraître inoffensif, un cheval de Troie en somme. Dans le livre du photographe Lawrence Scwhartzwald consacré aux liseurs (5), il est frappant de constater que les sujets semblent être pour la plupart pauvres, sans emploi et/ou sans abri. C’est eux que nous avons appelés ailleurs « les derniers des habitants » (Lire « Non merci, on habite ici » sur ce blog). Et c’est d’eux qu’il sera question au point 5.

(5) Amazon a infiltré le Pentagone

Ça ne s’arrête pas là. Amazon se positionne désormais comme un partenaire incontournable, voire exclusif, de l’État américain et de son tout puissant département de la Défense. L’entreprise a conclu un contrat exclusif (un fait inédit !) de 10 milliards de dollars sur 10 ans pour l’hébergement des données du Pentagone, après un appel d’offre rédigé et calibré pour Amazon, à tel point que des concurrents comme Microsoft ont préféré jeter l’éponge. Aussi fou que cela puisse paraître, deux conseillers très proches du secrétaire américain de la Défense étaient des anciens lobbyistes d’Amazon. En clair : Amazon a réussi à prendre le contrôle de toutes les données sensibles de l’armée la plus puissante du monde.

Voici encore un point récurrent de la longue histoire conflictuelle des peuples sédentaires et nomades. Historiquement, l’art de la guerre est jalonné d’inventions attribuées aux guerriers et envahisseurs nomades, la maîtrise de la forge des armes et l’utilisation du cheval en Mongolie en sont des exemples. Les États ont copié ou importé ces techniques et compétences pour leur propre usage militaire. Mais la plupart du temps, ils ont eu recours à l’intégration de guerriers d’origine nomade dans les rangs de leur armée, parfois des populations entières, ou bien ils leur ont délégué le contrôle de certains territoires. Le fait d’associer des pilleurs, affameurs et  agents de destruction, au cœur même des fonctions les plus sensibles de l’État n’a donc rien d’inédit.

(6) 20% du centre de Seattle = +600% de SDF

À Seattle, Amazon s’est lancé dans un autre « side-project ». Reconfigurer et contrôler une ville entière, pour y imposer un modèle urbain et surtout un mode de vie, qui constitue le soft power du capitalisme global. Sur les ruines d’une cité industrielle en perdition, la société a créé un environnement dédié au divertissement et à la consommation connectés et sous contrôle, avec ces célèbres supermarchés sans caissiers ni échanges d’argent, où tout repose sur la surveillance et le contrôle digital, avec l’approbation enthousiaste des utilisateurs de smartphones qui composent la clientèle. Le résultat, ce fut un embrasement du marché immobilier… et une augmentation de 600% de sans-abris en quelques années. Lorsque la mairie décide d’une taxe sur les grandes sociétés afin de construire des logements sociaux pour faire face à l’urgence, Amazon commence par négocier le montant à la baisse (jusqu’à rendre le projet inopérant). Ensuite, reniant sa parole, la société engage ses moyens de communication et de lobbying pour renverser l’opinion et retourner les élus. Sous la pression d’habitants ayant succombé au chantage à l’emploi d’Amazon et de ses alliés, le projet de loi est retiré. Au passage, les structures locales de la démocratie représentative sont humiliées dans les grandes largeurs. Pour enfoncer le clou, quelques mois plus tard, la société lance un fond privé d’aide aux sans-abris dans tout le pays. La dotation impressionne par le nombre de zéro, mais elle est ridicule à l’échelle du pays et soustraite à tout contrôle démocratique.

Cette fois, c’est un trait-limite du nomadisme guerrier que l’on observe. De temps à autres, celui-ci se résout à supplanter l’autorité déficiente de l’État ou succombe au rêve de fonder ses propres cités-États, voire de créer un empire nomade. Partout où cette hybridation se produit avec le capitalisme global, on retrouve quelques éléments caractéristiques, en particulier le remplacement d’une population pauvre mais fortement intégrée et solidarisée dans un tissu social par des ingénieurs commerciaux et des web designers cosmopolites, des « nomades urbains » au sens le plus générique et le plus creux du terme, qui arpentent les aéroports des cités interchangeables d’un réseau mondial de mégapoles et de villes hype. Le charme désuet des quartiers et de leurs échoppes est mimé jusqu’à l’outrance par des entrepreneurs hipsters, créateurs d’un esprit « local » diffusé en ondes Wifi, et des multinationales biberonnées au marketing disruptif et à l’imagerie vintage (cf. la récupération de la théorie sociologique du « troisième lieu » par les stratèges de Starbucks, exposée dans le documentaire « Starbuck sans filtre », qui masque en réalité l’éradication des acteurs locaux en utilisant l’arme de la spéculation immobilière et du marketing « cool » (6)). Ce phénomène a été bien décrit à la Nouvelle-Orléans par Naomi Klein dans un ouvrage classique (7), qui montre comment l’ouragan Katrina a immédiatement été perçu comme une opportunité de reconfigurer la ville par l’intelligentsia libérale, démocrate comme républicaine. Klein appelle cette stratégie générale « Disaster capitalism ». Une théorie qui traduit peut-être la survivance de l’antique et impitoyable concurrence entre guerriers nomades et États sédentaires, et dont une issue globale pourrait être une version planétaire de la Chine actuelle.

Pour conclure, nous tenons à préciser que cette analyse n’est en rien un plaidoyer pour sauver les États ou créer un État-providence global. En réalité, nous croyons en l’existence d’un tiers-espace, pluraliste et vivant, entre l’espace contrôlé par l’ État et l’espace hanté par la violence barbare du Capital. Ce tiers-espace correspond historiquement aux collines boisées où les rebelles et les esclaves en fuite se sont installés, développant des systèmes de pensée, de solidarité et d’agroforesterie qui subsistent à peine aujourd’hui, notamment en Amazonie et en Asie du Sud-Est (cf. Scott, (1)).

(1) Scott, JC, Homo domesticus, une histoire profonde des premiers États, La Découverte, 2019 (2017).

(2) Deleuze, G, et Guattari, F, Mille plateaux, éd. De Minuit, 1978.

(3) Lafargue, T, et Pinon, A, Le monde selon Amazon, (documentaire TV, diffusion 2019).

(4) Chaliand, G, Les empires nomades de la Mongolie au Danube, éd. Perrin, 2006 (1995).

(5) Scwhartzwald, L, The Art of Reading, Steidl, 2018.

(6) Hermann, L, et Bovon, G, Starbucks sans filtre (documentaire), 2018.

(7) Klein, N, La stratégie du choc, 2007.

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