Au moment où on reparle d’effondrement écologique et civilisationnel global, nous essayons de faire le point sur la manière dont le « géocène » affecte la représentation de l’histoire, faisant émerger un retour du refoulé indigène. L’occasion de faire un tour d’horizon de l’anthropologie symétrique de Descola, pour prêter l’oreille à la possibilité d’une nouvelle polyphonie terrienne.
Pourquoi parler de l’âge de la Terre, du « géocène » ? D’abord parce que ce choix nous évite un malaise, celui que nous infligerait le fait de nous ranger sous la bannière de l’anthropocène et de son narcissisme contrit. Ensuite, et surtout, parce que la notion d’un âge de la Terre prend acte du fait contemporain majeur : désormais, nous sommes « Face à Gaia », pour reprendre le titre d’un livre de Bruno Latour. C’est la Terre elle-même qui répond à nos pires excès et nous inspire nos plus grandes angoisses, qui impose son tempo, bien trop lent pour nos frénésies économiques, qui met un terme brutal à nos rêves de grandeur et de progrès. Le désastre où nous avançons n’est pas une énième réalisation de l’Homo faber (anthropocène) ni l’accomplissement sinistre de sa domination (capitalocène). Mais la réaction exaspérée de tout ce qui nous avait semblé négligeable, malléable, mobilisable. L’âge où la Terre a cessé d’être indifférente à notre indifférence.
L’histoire aplatie
Si nous vivons l’âge de la terre, ce n’est donc pas non plus, ou pas seulement, parce que nous vivons une ère globalisée, dont le globe terrestre serait le topos enfin unifié, fruit du prodige de nos technologies avancées, mais bien plutôt parce que nous réalisons que nous sommes face à une entité bio-physico-chimique massive, obtuse et intraitable, à laquelle nous ne pouvons plus échapper, où que nous nous tournions. Avec un poil d’érudition hellénique, on pourrait même spécifier ce « géocène » en « typhocène », par référence au titan Typhon, que la déesse Gaia finit par libérer, irritée par l’ingratitude de Zeus et de ses Olympiens, donc aussi par l’arrogance oublieuse des hommes de la cité. Comme on l’imagine, la libération de Typhon, prophétisée par Hésiode dans la Théogonie, déclenche un cortège de catastrophes climatiques.
Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de voir fleurir des histoires de l’humanité qui conduisent sans détour à une catastrophe inéluctable. La prophétie du malheur est plus facile et mieux accueillie devant les faits accomplis. Nous n’avons plus d’autre horizon intellectuel gratifiant que de creuser le passé pour dégager les racines du mal. Mais que l’on désigne le capitalisme, les inégalités sociales, le monothéisme, la sédentarisation, l’élevage ou encore le régime carné et la chasse, c’est toujours une même entreprise d’aplatissement de l’histoire humaine, réduite au déroulement implacable d’une mécanique de destruction qui se raconte en accéléré. L’histoire, qui fut la dignité et la fierté de l’homme, œuvre patiente et souvent sibylline de progrès et de science, majestueuse procession civilisatrice, n’est plus que ce raccourci honteux qui conduit une petite bande de chasseurs avides de protéines à la destruction globale d’un environnement terrestre dont ils n’ont pas même conscience.
Sauf que…
Sauf que dans l’effritement honteux et l’effondrement moral de cette histoire revisitée, il y a la figure irréductible des Autres. Les autres ? Les esclaves, les captives. Les primitifs, les sauvages. Ceux des forêts. Ceux des montagnes. Celles du foyer. Ceux qui n’ont « pas d’histoire ». Ou qui ne sont pas « entrés dans l’histoire ». Les sorcières. Les rebouteux. Les sectes. Les dissidents du progrès. Ils nous rappellent que cette histoire dont nous faisons le deuil est une histoire ethnocentrique er sélective.
Alors, l’aplatissement du récit historique occidental nous ramène à hauteur de ces hommes et femmes, dont certaines et certains nous regardent encore, désolés pour nous, terrorisés pour leurs mondes, depuis les lisières des derniers lambeaux d’Amazonie (ironie du sort : ce sont des chasseurs). Elles et ils n’ont rien à faire dans la galère des pénitents de l’anthropocène. Mais personne plus qu’elles et eux, qui nous avertissent depuis des siècles de ce que nous faisons à leurs mondes, n’est mieux qualifié pour entrer dans la ronde du « géocène » et initier enfin un dialogue terrien avec tout ce qui peut encore survivre, grandir et jouir.
L’aplatissement historique de « l’humanité » nous met donc à la hauteur de celles et ceux que nous pensions avoir « dépassés ». Le géocène nous invite à envisager les différentes formes de ces pensées indigènes et à réfléchir à la raison de leur soudain retour en germination. Car on peut les envisager comme des graines, des structures de résistance qui contiennent virtuellement de nouveaux jaillissements, de nouveaux peuplements, de nouveaux abris vivants, de nouveaux mondes partagés.
Nécessaire ou non, cette longue introduction nous conduit à la tâche suivante : brosser le paysage de ce nouveau dialogue terrien, en esquissant un panorama des pensées autochtones, de leurs infiltrations et de leurs échos contemporains. Pour nous guider dans cette exploration, on peut s’appuyer sur le travail de Philippe Descola, qui a le grand mérite de proposer une typologie générale des modes de pensée rigoureusement symétrique, dans laquelle notre propre mode de pensée moderne et occidental constitue un cas de figure parmi d’autres. Les résurgences des modes de pensée non modernes, qui émergent dans le complotisme, l’écologie radicale ou encore le particularisme de terroir, sont généralement évaluées comme des régressions, des manifestations irrationnelles ou revêches au progrès et à l’universalité, voire des « menaces pour la démocratie ». Elles sont pourtant une mine vivante de pensée et d’expérimentation, que nous ne pouvons ignorer. Car elles fabriquent un nouvel humus avec les débris de la tragédie moderne.
à suivre…