Les polypes d’une hydre se ramifient indéfiniment et ses tentacules sont dotés de cellules évaginant un filament venimeux. Une symbiose avec des algues microscopiques lui donne sa teinte verdâtre (image : fr.nextews.com).
Pendant quelques décennies, dans les années 1980 et 1990, il y avait dans les élites libérales la conviction sincère que la mondialisation de l’économie de marché serait profitable au plus grand nombre. Ce processus devait conduire à l’augmentation globale des libertés individuelles, une élévation moyenne du niveau de vie et du confort individuels ainsi qu’un recul net et relatif de la pauvreté. Naturellement, il ne s’agissait pas d’un progrès vers l’égalité réelle ni de la fin des disparités sociales générées et entretenues par les profits du capital, mais après tout, qu’avons-nous à faire de l’égalité si tout le monde est gagnant ? Une équation similaire s’était déjà bouclée au sein des sociétés occidentales, sous la forme d’un contrat que l’on pourrait appeler le « deal capitaliste » et qui consistait à accepter l’extension du domaine de l’absence de lutte, c’est-à-dire le pouvoir du capital et la loi du marché, en échange du fait qu’une partie – même modique – des profits générés seraient redistribués (par les aides sociales et les salaires) de manière qu’il n’y ait pas – ou peu – de perdants. Au passage, nos partis « socialistes » ont conclu là un pacte diabolique qu’ils paient très cher aujourd’hui.
L’intrusion de Gaia
Je n’aborde pas ici la question morale qui consisterait à se demander si les axiomes anthropologiques du libéralisme – à savoir la définition d’un Homo œconomicus dont l’existence est régie par la poursuite rationnelle de l’intérêt individuel (une conception supposée « objective » parce qu’appuyée sur les hypothèses des biologistes néodarwiniens) – sont véritablement de nature à élever l’humain et à rendre compte de ses aspirations. Car en admettant même qu’on se satisfasse de cette anthropologie desséchée et de son assise scientifique réductionniste, quelque chose nous est arrivé qui rend caduques les utopies libérales. Ce « quelque chose », c’est ce qu’Isabelle Stengers a appelé « l’intrusion de Gaia », c’est-à-dire les premiers soubresauts d’une réaction globale – climatique et écosystémique – de la biosphère. Près de trois millénaires avant d’être convoquée par James Lovelock et Lynn Margulis pour décrire l’ensemble de la biosphère, y compris la composition biogénique des sols et de l’atmosphère, comme un système relationnel et réactionnel mouvant (que nous appelons « symbiosphère »), Gaia était la déesse primordiale de la mythologie hésiodique. Elle est donc en quelque sorte, notre mère à tous, nous autres Européens et héritiers de la pensée grecque.
En effet, le surgissement de Gaia, la façon dont les savants du GIEC décèlent le dérapage climatique comme une « réaction » du système Terre à l’activité des humains, tout cela vient mettre brutalement un terme à l’idée d’un quelconque deal qui permettrait à la fois l’enrichissement sans fin des détenteurs du capital et l’amélioration corrélative des conditions de vie matérielle de l’humanité dans son ensemble. Ce ne sont pas seulement les limites imposées par la Terre (la finitude des ressources) qui rendent le contrat caduc, ce sont les réactions de la biosphère, du système Terre, qui dès aujourd’hui provoquent des manifestations de colère inarrêtables, d’une ampleur titanesque (les Titans sont les enfants de Gaia), dotées d’une inertie séculaires, et d’une violence incontrôlable.
Le capitalisme ou l’Hydre ressuscitée
L’illusion libérale d’un progrès de l’humanité est-elle assimilable à une simple erreur ? Ce serait bien trop facile. Et je vais ici vous entretenir d’une autre figure de la mythologie grecque : l’Hydre de Lerne. Comme souvent, ce cher Wikipédia nous dit l’essentiel de ce qu’il faut en savoir : « Cette créature est décrite comme un monstre possédant plusieurs têtes qui se régénèrent doublement lorsqu’elles sont tranchées, et l’haleine soufflée par les multiples gueules exhale un dangereux poison, même pendant le sommeil du monstre ». Le capitalisme a lui aussi plusieurs têtes, libérales et fourchues. Ses paroles sont chargées de poison, par exemple lorsqu’il abaisse l’humain au niveau de ses intérêts les plus égoïstes, ce qui est la meilleure manière de l’ensorceler pour s’assurer qu’il agira bien comme cela est prévu et souhaité. Et depuis longtemps déjà, le libéralisme a plusieurs têtes. L’une d’elle s’appelle « néolibéralisme », et elle ne peut en aucun cas se prévaloir d’une quelconque candeur morale. La doctrine néolibérale a depuis longtemps intégré les prospectives planétaires du club de Rome et du MIT.
Par conséquent, à moins de considérer que les gens les plus puissants sont aussi les moins informés, le néolibéralisme prône le déploiement ad libitum de l’économie de marché et l’extension des profits du capital, en toute connaissance des conséquences ultimes de ce processus, fondamentalement inégalitaire et insoutenable. Pour rendre supportable cette vision au cynisme morbide, l’hydre peut compter sur une autre tête, que l’on pourrait appeler la technologie et son marketing. Sa mission : développer une utopie de substitution fondée sur une confiance aveugle dans le progrès technique, censé élargir sans cesse l’horizon du développement humain et transhumain, depuis le monde microscopique de l’intelligence artificielle jusqu’à l’infini spatial de la colonisation d’exoplanètes. Après tout, qu’importe le nombre de victimes qui seront sacrifiés sur l’autel de ce projet, puisqu’il en résultera une humanité augmentée, améliorée, voire éternisée dans un grand exode interstellaire, rejouant sans fin l’élection du peuple de Dieu et des Pionniers américains.
La monstruosité insaisissable de l’hydre capitaliste ne demande guère d’explication. Sa capacité à échapper aux bras de l’État et à s’insinuer dans toutes les anfractuosités du monde minéral, organique, social, culturel et psychique, pour en pulvériser les concrétions solides, est quasiment proverbiale (elle fera peut-être prochainement l’objet d’une histoire longue sur notre blog). Reste à aborder la capacité de régénération et de duplication des têtes de l’Hydre. Cette capacité évoque pour nous le livre de Naomi Klein : « la stratégie du choc ». Klein y démontre comment, depuis les années 1970, Milton Friedman et ses adeptes ont développé une théorie de l’expansion du capitalisme qui repose sur un travail de sape systématique du tissu social et des opérations de configuration et de manipulation de l’opinion. Telles les têtes coupées de l’Hydre qui repousse en double exemplaire, elle culmine avec la prolifération « d’alternatives infernales », dans lesquelles nous nous trouvons prisonniers de deux voies également déplaisantes. Exemple : se soumettre aux vieilles structures syndicales et partisanes ou devenir ce travailleur flexible et connecté qui se soumet directement au capital défiscalisé tout en adoptant la dégaine étudiée d’un hipster qui trie ses déchets.
Un combat titanesque à l’issue incertaine
De manière ironique – ou horrifique, c’est selon – cette théorie néolibérale s’est plutôt bien accommodée des premiers tressaillements de Gaia. Ainsi, Naomi Klein montre comment, après l’ouragan Katrina, les forces libérales se sont rapidement reconfigurées afin d’assurer, au pas de charge, la gentrification de la ville et l’effacement de sa géographie sociale, ethnique et culturelle, par le biais de la spéculation immobilière et de la capture des processus de reconstruction et d’aide sociale au profit des intérêts privés, au nom de la sacro-sainte efficacité des procès. Voilà pourquoi, encore une fois, le libéralisme ne peut être exonéré des catastrophes qui se déroulent sous nos yeux.
Je voudrais encore mentionner que la philosophe et biologiste américaine Donna Harraway a proposé de rebaptiser l’anthropocène du nom de « Chthulucène ». Sans préjuger des intentions profondes de sa pensée (que nous n’avons pas encore étudiée), on notera que le personnage de Chthulu, issu de la science-fiction, est une version moderne de l’Hydre de Lerne. Enfin, pour compléter le tableau, je signalerai seulement que, dans la mythologie grecque, l’Hydre est la petite-fille de Gaia elle-même, la fille du Titan Typhon, porteur de catastrophes climatique. Voilà pour la touche finale, qui ne nécessite pas de commentaire.
La légende dit que Hercule eut toutes les peines du monde à vaincre l’Hydre. Il dut recourir à des stratagèmes et à l’aide d’un complice, raison pour laquelle son exploit ne fut pas validé. L’Hydre, bien que vaincue, ne fut pas totalement occise puisque l’une de ses têtes a été enterrée vivante sous un rocher. Nul ne sait si la colère Gaia aura raison de l’Hydre capitaliste, ni à quel prix. Et nul ne sait si un Hercule se dressera bientôt à nouveau sur le chemin de l’Hydre, ni d’où il surgira et quels seront ses armes et alliés. Tenons-nous prêts.
Dans cet article, je ne cite pratiquement que des auteures femmes, qu’elles soient philosophes, biologistes ou politologues. J’y vois volontiers un hommage aux sorcières de jadis, qui étaient capables de convoquer les puissances de la nature pour sentir, dire et guérir le monde que nous sommes.
Références
Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009.
James Lovelock et Lynn Margulis, L’hypothèse Gaia, 1978.
Naomi Klein, La stratégie du choc, 2007.
Donna Harraway, Staying with the trouble, 2016.