La rationalité du vote d’extrême droite

Le vote d’extrême droite a une rationalité qui nous paraît incontestable. On peut s’y opposer, mais il faut la comprendre. L’enjeu pour la gauche écologiste est de reconstruire un récit d’avenir crédible et désirable.

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Depuis des décennies, le monde académique, politique et médiatique s’interroge sur les ressorts et les déterminants du vote d’extrême droite. Le plus souvent, ce vote est attribué à un défaut ou une faiblesse de l’électorat en question : manque d’éducation, mauvaise compréhension de la situation, décadence morale ou simplement misère sociale. Bref, les électeurs du Front, puis du Rassemblement national en France, comme ceux du Vlaams Belang en Flandre, seraient au mieux défavorisés ou mal informés, au pire stupides et de mauvaise foi. Dans à peu près tous les cas, leur vote serait irrationnel. Je soutiendrai ici le point de vue inverse : si l’on part des données macroéconomiques et environnementales, même (et d’autant plus) si on en a une connaissance floue et lointaine, la rationalité du vote d’extrême droite est parfaitement soutenable, au moins du point de vue des catégories socioculturelles les plus concernées.

Lorsqu’on doit envisager son avenir et celui de ses proches à moyen ou long terme (ce qui est le cas en principe quand on vote), il semble raisonnable de s’appuyer sur les informations dont on dispose sur l’état général du système dans lequel nous évoluons. À ce jour, ce système a deux faces (et c’est d’ailleurs notre principal problème). D’un côté : le système Terre (limité), avec ses ressources naturelles, ses dynamiques écosystémiques et son état climatique. De l’autre côté le système économique et financier (illimité), avec ses pertes et ses profits, ses processus de mutualisation (des pertes, en général) et de privatisation (des capitaux et des bénéfices). Il n’a échappé à personne, je crois, que le système financier est inégalitaire et instable, comme nous l’ont rappelé de multiples crises et leurs conséquences depuis les années 1970, en particulier la dernière, et comme en témoigne le triomphe planétaire d’une gestion néolibérale de l’économie actant le principe de la fragilisation sociale au profit de l’enrichissement du capital. Quant au système Terre, des alertes sont lancées par les scientifiques depuis les années 1960 et se voient sans cesse confirmées depuis lors, avec des signaux proprement catastrophiques en provenance de la biosphère et de l’atmosphère depuis quelques années.

Sur fond de ce tableau systémique, quelle devrait être la réaction « rationnelle » des classes dites populaires et « moyennes inférieures » des États d’Europe, qui bénéficient du système social le plus protecteur du monde ? Je crois que vous avez deviné. Sachant (1) que la Terre a des limites que nous sommes en train de violer allègrement, (2) que le système capitaliste global est de plus en plus favorable à une minorité de plus en plus réduite (en tout cas à l’échelle de nos démocraties), (3) que la démographie du Sud est galopante, sachant enfin (4) qu’ils ne sont en rien un maillon fort du système économique (ils ne sont même plus cette figure héroïque qu’était « le prolétariat ») puisque la plupart ne possède pas de capital et est en voie de déclassement professionnel face aux révolutions technologiques et à l’intelligence artificielle, on peut attendre des électeurs d’extrême droite qu’ils soient mus par le désir de préserver leurs (maigres) droits sociaux et leur pouvoir de consommateur. Dans les conditions susmentionnées, il n’est donc pas anormal qu’un certain protectionnisme socioculturel, fondé sur la nationalité ou l’appartenance ethnique (religieuse ou culturelle), apparaisse comme une offre politique à la fois pertinente et identifiable.

En résumé, les électeurs d’extrême droite votent en fonction du fait que leurs acquis sociaux et leur mode de vie ne sont pas extensibles à l’échelle de la démographie mondiale. Et cela est parfaitement rationnel. Car s’ils sont relativement défavorisés à l’aune de nos sociétés, ils comptent cependant parmi les privilégiés à l’échelle de la planète. Et ils sont suffisamment informés pour ne pas l’ignorer. Les partis d’extrême droite l’ont bien compris, puisqu’ils ont opéré ces dernières années un virage social. C’est le cas du Rassemblement national de Marine Lepen, qui propose même désormais un « protectionnisme écologique », mais aussi du Vlaams Belang, qui a réussi à surprendre Bart de Wever en optant pour un discours de réassurance sociale, là où la NVA avait misé sur une droite libérale dure, destinée à faire mal aux immigrés et aux francophones pauvres, oubliant qu’une partie de son électorat ressent aussi une certaine fragilité sociale et une angoisse existentielle. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les nouveaux partis de gauche « radicale » (France Insoumise, PTB en Belgique) sont discrets, voire évasifs, sur la question de l’immigration, parce qu’ils savent qu’ils peuvent perdre la bataille sur ce terrain (c’est probablement déjà fait pour Mélenchon).

Aujourd’hui, l’offre de gauche est majoritairement inaudible pour l’électorat de l’extrême droite, lequel est indispensable pour une majorité qui remettrait en question la suprématie (neo)-libérale. Et contrairement à ce que pensent (ou pensaient) de bonne foi de nombreux sociaux-démocrates, ce n’est peut-être pas parce que les arguments de la gauche sont trop subtils et rationnels pour un des brutes ignorantes votant avec leurs tripes. Le dernier argument de rationalité économique que j’aie entendu dans une bouche de gauche consistait à dire que nous avons besoin d’immigration pour « payer nos pensions ». L’argument est à la fois faible électoralement (il néglige la dimension culturelle), irresponsable sur le plan écologique (il table sur une croissance infinie) et indéfendable du point de vue même des principes de la gauche (il résume la valeur humaine à la valeur productive).

Discuter la rationalité du vote d’extrême droite ne peut se réduire à stigmatiser l’électorat sur des bases morales et sociales. Cela impose une certaine rigueur. Et d’abord de reconnaître que cette rationalité est en fait un produit d’une certaine idéologie libérale, qui définit l’humain comme Homo œconomicus, c’est-à-dire un être qui agit de manière rationnelle et égoïste, un être plus ou moins individualiste qui recherche toujours son intérêt, voire celui de ses proches parents ou de son groupe ethnique (en raison de la théorie dite du « gène égoïste » de Dawkins). Il s’agit de l’anthropologie sur laquelle les théoriciens libéraux ont construit la doctrine socioéconomique dominante. Doctrine que tous les partis de la gauche de gouvernement ont acceptée avec plus ou moins d’enthousiasme ou de résignation. S’ils en paient aujourd’hui le prix fort, c’est sans doute parce que les conséquences matérielles de cette doctrine se révèlent incompatibles avec les valeurs universalistes et humanistes de la gauche, et ce aux yeux mêmes de leur électorat historique.

Naturellement, reconnaître la rationalité qui préside au vote d’extrême droite, cela ne signifie pas s’y soumettre. Cette rationalité est discutable en droit et contestable en fait. Discutable en droit car elle s’appuie sur une vision restrictive (individualistes et matérialiste) de ce qu’est notre « intérêt ». Contestable en fait parce qu’elle conduit à des solutions redoutables pour notre dignité et celle d’autrui. Exemple : ignorer ou s’accoutumer collectivement au fait que des milliers de pauvres périssent en Méditerranée ou sont réduits en esclavage dans des camps libyens, voire s’en réjouir plus ou moins ouvertement au motif que cela tarit un « appel d’air ».

Si la gauche, et singulièrement une gauche écosocialiste ou sociale-écologique, doit reconstruire un discours qui porte au-delà d’une niche relativement privilégiée, il faudra qu’elle opère une véritable révolution culturelle. Face à l’imminence d’une catastrophe planétaire environnementale et financière, une partie de la gauche s’est déjà mise au travail. De son côté, les populations font également un aggiornamento culturel, avec le retour de pratiques plus sobres, de l’autoproduction, des compétences de réparation, d’entretien, des solutions de partage ou encore du localisme. Il sera crucial, dans les prochaines années, que la gauche puisse proposer un récit d’avenir simple et crédible, qui préserve l’ouverture à l’Autre et la nécessaire solidarité humaine, sans ignorer ou mépriser l’ancrage local de chacun et la sécurité sociale de tous. Sa mission est selon nous de redonner le pouvoir aux citoyens, aux acteurs de terrain, à l’échelon local, rendre aux populations leur destin et leur autonomie, tout en les protégeant des effets dévastateurs de la mobilité financière et des ravages du capitalisme néolibéral. Alors, seulement, on peut espérer le retour d’une rationalité à visage humain.

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Auteur : symbiosphere

Biologiste et historien de la philosophie belge d’ascendance celte. Né en même temps que la crise pétrolière. Se revendique du courant alterdarwiniste et de la théologie des puissances intermédiaires confuses. Herboriste néopaïen, confesse une croyance à faible intensité en un Dieu unique et croit encore moins en l’Homme, mais bien à la multitudes des interactions et des esprits qui criculent entre la croûte terrestre et la voûte céleste, ainsi qu’aux chants et prières qui les flattent ou les agacent. Libéral pour les pauvres et socialiste pour les riches, juste pour rééquilibrer. Lance en 2016 une réflexion symbiopolitique en vue de renouer des alliances entre les populations humaines, végétales, animales et microbiennes contre la menace des biorobots et l’impérialisme technoreligieux de l’Occident capitaliste. M.L. : « Tout ce qui précède est vrai sauf ma nationalité, car la Belgique n’existe plus assez pour me nationaliser. »

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