
Mon propos consistera à articuler brièvement la question du corps et du capitalisme à partir d’un texte mobilisé par un chercheur et conférencier de l’ARC (Action et Recherche Culturelles), qui a présenté une recherche sur le même sujet à Bruxelles en novembre 2018. La question est celle de la manière dont le capitalisme néolibéral s’impose au corps, et dans le même temps, de savoir comment résister aujourd’hui (intitulé du cycle de conférences de l’ARC). Le texte que je souhaite mobiliser s’intitule « Sauvages, barbares et civilisés » et constitue la partie centrale du livre « L’Anti-Œdipe », de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans ce texte, les auteurs décrivent l’histoire qui conduit des sociétés traditionnelles à la civilisation capitaliste en passant par les sociétés despotiques. Cette histoire est parcourue par deux grands mouvements qui sont coextensifs à l’avènement du capitalisme. (1) Le premier mouvement est celui de la déterritorialisation et du décodage des flux. La monétarisation et la marchandisation en sont les expressions les plus évidentes. Aujourd’hui, nous achetons un aliment sans savoir de quel territoire ses ingrédients sont issus, de quel labeur il est le fruit, de quel entrelacs de modes de vie il est le signe. Ce que nous consommons est devenu presqu’aussi abstrait que l’argent avec lequel nous l’achetons. Et cette abstraction est précisément ce qui confère au capitalisme l’ubiquité et la « liquidité » dont il a besoin pour s’insinuer partout et se dérober à toute tentative de le maîtriser ou de le contenir. (2) La seconde lame de fond de cette histoire concerne plus directement notre propos, puisqu’il s’agit, disent Deleuze et Guattari, de la privatisation des organes. Dans la société « primitive », expliquent-ils, les organes sont investis collectivement à travers des rites et des pratiques d’inscription à même le corps (incision, scarification, excision, peintures corporelles…). Au contraire, la modernité se signale par la privatisation du corps. C’est-à-dire que les organes ne sont plus rapportés à une terre et à un corps social, mais d’abord et exclusivement à un « individu ». (NB : Deleuze et Guattari précisent que le mode d’incorporation de la normativité sociale dans le capitalisme consiste en l’intégration subjective des images, que le capitalisme et son marketing produisent à flot continu. Dans la logique de ces auteurs, c’est donc par le biais des images « d’identification » positives et négatives qu’il conviendrait d’aborder la question de la norme sociale, de la représentation sociale et du contrôle des corps.)
J’en viens à l’idée centrale de cette intervention, qui est la suivante : ce à quoi œuvre sans relâche le capitalisme, c’est à isoler nos corps, à les privatiser. Bien évidemment, Deleuze et Guattari écrivent avant que le paradigme néolibéral n’entre en jeu. Il n’empêche, s’il faut se poser la question du corps et de la résistance au néolibéralisme, ce problème de de la constitution et de l’isolement des corps individuels par le capitalisme est un préalable qui me paraît incontournable. Et puisqu’il s’agit de nous isoler, je voudrais ici souligner l’importance de la question technologique, qui est devenue véritablement centrale. Le gouvernement des corps par le capitalisme, il ne siège pas dans les parlements élus, cela va de soi, mais pas davantage à Wall Street ou dans la City. Le gouvernement des corps siège dans la Silicon Valley. C’est là que sont inventés à la fois les technologies qui vont servir à garantir l’isolement du corps et la novlangue qui va servir à l’imposer en osant les plus grossières contrefaçons à grand renfort de marketing. C’est ainsi qu’on appellera « réseau social » ce qui est tout sauf un réseau, et est destiné à détruire jusqu’à la moindre parcelle de socialité (surtout en en faisant une socialité de corps isolés, donc une socialité sans corps). Ou encore « l’humain augmenté », pour désigner à l’évidence une entreprise de mutilation et d’abaissement de l’humain. Le coup est évidemment génial : il s’agit de nous imposer des prothèses supposées nous relier au monde et aux autres alors même qu’elles nous en isolent irrémédiablement. Comme l’assènent (en substance) les auteurs de « Maintenant » : « Toutes les raisons sont réunies pour faire la révolution. Mais ce ne sont pas les raisons qui font la révolution, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans. » Camisole technologique. Arme d’incapacitation corporelle. Encore plus fort que l’intériorisation de la surveillance par le surmoi (trop peu fiable) : l’externalisation du moi dans un « device » connecté (le « i »-phone ou la « i »-watch !).
Alors… résister ? Je voudrais ici faire une simple suggestion. Je propose l’axiome suivant : résister c’est habiter. Il me semble en effet, à la lumière du texte de Deleuze, que le capitalisme a, sinon un talon d’Achille, du moins une zone aveugle, sous la forme d’une allergie aux habitants. Car habiter, c’est résister à se présenter comme un individu isolé. C’est être lié à un paysage, une terre, des écosystèmes et des voisins. Il n’y a rien de plus gênant pour le capitaliste et ses experts que les habitants. « Habitants = emmerdes ». Ce sont toujours eux qui se dressent contre les grands projets d’infrastructures, si indispensables au devenir fluide de toute chose, sans lequel le capitalisme meurt de coagulation. C’est pourquoi je suis convaincu que la figure la plus irréductible du récalcitrant, c’est l’indigène*. Ce survivant sorti intact du bain d’acide de la colonisation, auquel on propose toute une quincaillerie estampillée aux emblèmes du « progrès » : médicaments, voiture, téléviseur, micro-ondes, vêtements à la mode… à la seule condition qu’il sorte de sa forêt, qu’il abandonne le fatras de rituels et de divinités qui le lient à son monde (libérant au passage l’accès aux ressources du sol et autorisant la coupe réglée de son écosystème). Sauf que l’indigène a l’outrecuidance – ou la naïveté – de décliner l’offre. « Non merci, nous ne pouvons pas accepter car nous habitons ici ». Et par « habiter », il n’entend pas résider en un territoire défini par des coordonnées géographiques, il entend encore moins être titulaire d’un titre de propriété foncière, mais bien nouer et nourrir un tissu de relations avec la terre, les autres et tout le peuple silencieux des plantes et des animaux dont les esprits tissent ensemble ce monde commun**. Voilà bien ce qui est insupportable pour le capitalisme, ce qui résiste à sa prise. J’en veux pour preuve l’activité qu’il déploie en vue de rendre la Terre entière inhabitable. « ON HABITE ICI » serait donc la réponse que nous cherchons à opposer simplement, tranquillement mais obstinément, à l’avidité du système néolibéral ?
C’est ici que les « pauvres » entrent en scène. Je ferais à nouveau une proposition, qui reste à discuter. Ne pourrait-on pas dire que les pauvres sont les derniers habitants de nos villes ? N’est-ce pas précisément pour cela qu’ils payent ? Allons encore plus loin : le sans-abri n’est-il pas la figure de l’habitant des villes par excellence, portant le paradoxe d’être en même temps celui que l’on définit comme n’ayant pas d’habitation ? À l’opposé, le fameux travailleur nomade connecté que le capitalisme néolibéral fabrique à tour de bras. Ce qui le distingue : il n’habite pas – ou il habite nulle part et partout, dans un lieu indifférent. Il occupe un appartement intelligent, dans une tour, qu’il peut quitter à tout moment pour se déplacer vers le même appartement intelligent dans une tour identique, cette fois à Tokyo, Sidney ou Londres, peu importe. Il y aura les mêmes amis (Facebook) et y mangera les mêmes sushis commandés sur la même application (Uber). Voici le sujet producteur parfait : toujours prêt à sauter dans un avion pour suivre les flux de capitaux et opérer là où la plus-value doit être produite, dans l’instant où elle doit l’être. Et voilà ce qu’aime le capitalisme plus que tout : la mobilité, ce « smart-mot » que l’on nous rabâche à longueur de journée, et qui est devenu à lui seul le symbole de l’urbaine modernité, le mantra d’une ville « qui bouge ».
Faisant injure à cet idéal de mobilité, le pauvre s’incruste dans le paysage avec son cortège de stigmates, ses objets déclassés et ses habits bon marché. Il habite les lieux que les bourgeois ont fui, le long des autoroutes urbaines, canaux et sites ferroviaires, où il est certain de respirer l’air le plus pollué de sa ville (comme le montrent des études récentes qui corrèlent pauvreté et pollution atmosphérique). Une image : il est le cholestérol qui reste collé le long des artères transportant le flux ininterrompu des citoyens mobiles, c’est-à-dire immobiles dans le flux du capitalisme (bientôt même absent à sa propre conduite, grâce aux voitures autonomes). Il faut dissoudre ce résidu. Mais dissoudre l’habitant et l’habitat, ça laisse encore des corps humains, égarés, abîmés. Voici les sans-abri, habitants-intrus de lieux qui ne devraient servir qu’à la mobilité, au passage des flux de producteurs-consommateurs nomades – couloirs de métros, gares et rues commerçantes -, figures paradoxales des derniers habitants dans des lieux rendus inhabitables. Voilà ce qui fait tache. Voilà ce qui marque et désigne le pauvre comme pauvre. Mais le problème n’est plus tellement qu’il soit marqué, situé comme pauvre. Le problème, c’est que le capitalisme ne supporte plus la moindre marque d’appartenance à un lieu, la moindre situation en tant que telle. N’est-ce pas cela que nous signalent les pauvres : la fin de l’habitat.
Je terminerai par une remarque concernant l’usage du texte deleuzien et l’histoire de la philosophie. Lorsqu’on s’aventure à nager dans l’ambiance conceptuelle de Deleuze, on sait que le fond de la piscine est toujours un peu spinozien. Et avec Spinoza, il s’agit – comme Deleuze l’a lui-même indiqué – de puissance et d’éthologie. La question est toujours de savoir comment lutter contre ce qui nous coupe de notre puissance, comment augmenter la puissance associée à nos modes d’être. Mais l’enjeu est aussi de créer les bons liens, de choisir les bons amis, donc d’habiter ainsi avec joie son Umwelt. Le texte fondamental du spinozisme, c’est l’Éthique. Or l’éthos, c’est aussi l’habitat, le pendant grec de l’habitus romain – et l’habitude, une certaine façon d’habiter son corps (défaire les habitudes est d’ailleurs une véritable passion dans l’ère néolibérale, au point de donner lieu à un mode de gouvernance et de marketing : la « disruption », d’où la fameuse « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein). En revenir à Spinoza, dans une optique deleuzienne, c’est donc s’extraire d’une certaine tentation des sciences sociales, qui consiste à décrire le pauvre comme un objet d’oppression et de manipulation pour ensuite se demander comment on peut le « sauver ». Il s’agirait plutôt de renverser la question pour échapper au piège du rôle prédéfini qu’occupe le travailleur social ou le militant gauchiste lorsqu’il doit venir en aide au pauvre : finalement, outre son rôle de victime exemplaire et de signal-repoussoir, le pauvre n’est-il pas le dernier résistant occidental à la colonisation capitaliste ? Comme le disent Deleuze et Guattari, le capitalisme est aussi une colonisation intérieure de tous et de chacun. Et après tout, dans les temps qui s’annoncent, il est fort possible que nous ayons moins besoin d’éduquer les pauvres que d’être éduqués par eux.
Partant du constat deleuzien que sa dépendance à la fluidité a fait du capitalisme une entreprise de destruction systématique des modes de vie situés et collectifs, je suggère donc que l’enjeu serait moins de dégager les corps de son emprise que de lui opposer un engagement déjà entier et total de nos corps dans le monde que nous habitons en commun. Ce que la logique capitaliste a fait à nos campagnes, qui ont perdu non seulement leurs habitants, mais aussi leurs paysages et leur biodiversité, indique combien ce thème de l’habitat et de sa destruction, prolonge et s’entrelace avec celui des symbioses.
*Cf. notre article L’impératif indigène.
**Alexander von Humboldt définissait son sujet de recherche comme « l’étude de l’habitabilité progressive de la surface du globe » (dans une lettre à Schiller, citation d’après une conférence de Philippe Descola). Ceci démontre le lien profond de la question de l’habiter avec celle des écosystèmes.
Deleuze G et Guattari F, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, éd. de Minuit, 1972. Il faudrait sans doute prolonger la réflexion en mobilisant les notions de « territoire » et de « ritournelle », développées par les mêmes auteurs dans Mille plateaux, et qui semblent avoir trait au fait d’habiter, de déployer une géographie et de contracter des habitudes.
Comité Invisible, Maintenant, éd. la Fabrique, 2017.
Comité Invisible, A nos amis, 2014, où l’habiter constitue une articulation essentielle de la proposition révolutionnaire, et l’ingrédient de toute Commune. Ce texte est résumé et commenté dans notre article le Comité Invisible en 10 citations.
Une réflexion sur « « Non merci, on habite ici » : répondre à l’oppression capitaliste. »