Le fascisme global, c’est maintenant ?

En 1972, Gilles Deleuze avait prophétisé l’avènement d’un fascisme global. En me basant sur la définition qu’il donne lui-même du phénomène fasciste, je soulève les questions de savoir si cet avènement est en train de se concrétiser, et si le fascisme est inclus dans l’essence même de l’expansionnisme capitaliste.

À mesure que les promesses de la démocratie font place à des « dérives autocratiques », que des leaders autoritaires et cyniques accèdent aux plus hautes fonctions de grandes puissances et d’États émergents, que les populations sont dressées contre les minorités et les migrants, l’hypothèse d’une résurgence du fascisme a cessé d’être l’apanage exclusif des calicots d’activistes de la gauche radicale, pour gagner la une des grands médias, où naguère elle n’aurait guère suscité qu’un haussement d’épaule amusé. Peut-on parler d’une fascisation globale ? Et au-delà de manifestations locales, parfois grotesques, faut-il envisager une trajectoire intrinsèquement fasciste du processus d’expansion capitaliste ? Les historiens protesteront à juste titre contre une généralisation qui fait fi des caractères historiquement constitutifs du mouvement fasciste. Mais un sociologue comme Ugo Palheta considère que les politiques néolibérales des 30 dernières années créent le terreau sur lequel croît le néofascisme des sociétés dites « illibérales », parce qu’elles accroissent les inégalités, divisent les classes populaires, entretiennent la précarité et agitent les peurs. Il admet même que les classes dominantes jouent un rôle actif dans l’émergence des transitions fascistes, notamment par le biais des « intellectuels médiatiques » et de personnalités politiques troubles (Jair Bolsonaro a été élu grâce au vote des classes les plus aisées et en bénéficiant de l’appui des milieux des affaires, contrôlant eux-mêmes les grands médias brésiliens). Cependant, il ne s’agit encore ici que de la « possibilité du fascisme », des conditions plus ou moins conjoncturelles qui permettent son retour. En partant d’une définition large de l’essence du fascisme, les réflexions suivantes proposent quelques arguments de fond en faveur d’une hypothèse selon laquelle l’avènement d’un fascisme global n’est pas seulement un accident historique, mais le produit de la logique interne au déploiement capitaliste.

Une trajectoire de mort collective

Le fascisme est une entreprise contre la vie. Une entreprise de mort, de pouvoir dans et par la mort. Sa propre mort et celle des autres. Mourir et emmener les autres avec soi, tous les autres, tuer ou écraser ceux qui résistent, voilà le projet fasciste.

Admettons cette définition très générale de Gilles Deleuze, ici reformulée librement d’après les cours du philosophe en mai 1980*. Force est de constater que la civilisation capitaliste est un système dont la trajectoire épouse ce destin fasciste. Les données accumulées par les scientifiques depuis cinquante ans, et singulièrement ces dernières années, concernant l’état et l’évolution des écosystèmes, des ressources naturelles et du climat, laissent en effet peu de doute sur la destination collective de cette entreprise globale. Autre indice : quand un projet fasciste approche de son issue fatale, les grands vizirs et les généraux tentent de s’éjecter du cockpit. Les planificateurs au sommet du nazisme, qui n’avaient ni l’excuse de la folie du chef, ni celle de la faiblesse du peuple, se sont ainsi disséminés sur la planète sous de fausses identités. Toute proportion gardée, on ne sera donc pas surpris de constater que les pilotes du capitalisme global, les pharaons 3.0 de la Silicon Valley, planifient dès maintenant leur fuite vers l’espace, leur retraite souterraine ou leur survie éternelle sous forme matérielle ou logicielle.

Un expansionnisme tourné contre la vie

Naturellement, on objectera que le projet capitaliste n’est pas initialement, ni intrinsèquement, fasciste. Cette objection est sans doute parfaitement recevable, mais a-t-elle une valeur autre que sémantique ? Quel que soit le nom qu’on lui donne, on parle en effet d’un système socio-économique qui conduit méthodiquement à la mort et à la destruction des formes de vie individuelles et collectives, naturelles ou culturelles, et ce au su de ses élites (ou au moins à l’insu de leur plein gré). Ainsi, il est désormais évident que le climatoscepticisme n’est pas la cause des destructions qui se poursuivent, mais une simple posture de façade adoptée par ceux qui ont décidé de continuer à les perpétuer de toute façon, comme l’observe Bruno Latour. Par ailleurs, il n’est pas si sûr que la fascisation du capitalisme soit seulement accidentelle. Après tout, l’essence du capitalisme réside dans la création exponentielle de valeur financière (la plus-value). Or, une telle logique est par nature expansive et réductrice. Expansive car elle implique sans cesse de nouvelles conquêtes, à l’extérieur (la colonisation puis la mondialisation) comme à l’intérieur (les privatisations puis la digitalisation). Réductrice, car elle exige la monétarisation et la marchandisation, et à travers celles-ci, la quantification, le contrôle et la domination : des hommes, pour garantir leur productivité ; de la terre, pour assurer la rentabilité. Grâce à la digitalisation et l’intelligence artificielle (IA), elle tend même à réduire le champ culturel et psychique entier à des flux monétisables.

Dans l’état actuel de nos connaissances, un tel projet d’expansion continue conduit nécessairement à la destruction de l’écosystème terrestre et de ses habitants, ou à leur transformation dans un mesure telle que rien de ce que nous entendons aujourd’hui par une vie digne et vivable ne puisse être envisagé. Mais aussi à la disparition d’une proportion considérable des espèces vivantes et de leurs écosystèmes. En somme, il manquerait seulement au capitalisme la figure d’un Grand Chef Paranoïaque pour mériter historiquement le titre de « fascisme ». Ce point mériterait une discussion séparée, mais remarquons simplement que la modification profonde des systèmes d’information et de communication, notamment par le biais de l’IA, rend peut-être tout simplement inutile la présence d’un cerveau central humain individuel pour la diffusion des injonctions qui créent et entretiennent la société fasciste. En particulier, remarquons avec le philosophe Éric Sadin que la banalisation de systèmes d’injonction continue à vitesse électronique, à travers des « apps », dans le travail, le loisir ou les déplacements, rend pratiquement impossible l’exercice des facultés attribués au sujet libre, en passe de devenir un concept désuet. De sorte que le grand guide et sa clique sont potentiellement remplacés par des algorithmes et du marketing.

Mais le capitalisme s’attaque à la vie d’une façon bien plus directe, concrète et profonde. L’agriculture industrielle en fournit l’exemple le plus abouti et le mieux étudié. Ici, on pratique l’éradication méthodique de toute forme de vie qui s’opposerait à la maximisation des rendements d’une manière qui détruit de proche en proche nos paysages et leur biodiversité. Tout ce que la vie crée de tordu et d’inattendu est pourchassé, redressé ou éliminé avec soin. Finalement, c’est la vie même, sous sa forme brevetée et rentable, qui est rendue prévisible, uniforme, normalisée, par le génie génétique. Une logique qui gagne les forêts (« forêts silencieuses »***) et s’applique bien sûr à nos propres corps, dont il faut gommer les rides, les imperfections, traquer et corriger les faiblesses jusque dans le génome (avec des « microbots » correcteurs d’ADN). En agriculture, nous en connaissons le résultat : il se calcule d’un simple regard sur les paysages désolés de nos campagnes, vidées de leurs populations et de leur biodiversité, réduites au silence aride de la vie optimisée, à des sols lessivés, épuisés, moribonds. Cette substitution partout de la forme parfaite, rentable, utile, c’est déjà ce que Nietzsche, le philosophe de la vitalité par excellence, voyait dans la lutte de l’appolinien et du dyonisiaque, au tournant du classicisme dans la Grèce antique. Le primat croissant de la forme figée et quantifiée sur l’élan vital, sur la poussée de la physis. D’aucuns prétendront avec aplomb que le capitalisme est la forme même de la vie, voire son aboutissement, puisqu’il vise à sa propre expansion et s’appuie sur la compétition (du moins en théorie, la situation de monopole tendant à être la règle). On sait trop bien d’où s’élèvent ces voix de légitimation, qui s’appuient sur une lecture réductionniste de Darwin et ignorent systématiquement les faits et les théories adverses, pour s’y attarder. Qu’il nous suffise de répéter ceci : pour assouvir sa soif d’expansion (sous forme de profits sans cesse accrus), le capital doit pouvoir compter sur la réduction préalable de toute vie naturelle, individuelle et sociale à des flux de marchandises et, in fine, d’argent, de capitaux. En ce sens, à travers la marchandisation et la monétarisation, la numérisation est bien plus ancienne que l’informatique, celle-ci n’en étant que la forme aboutie et subtile (le sujet « augmenté », qui est en fait un sujet réduit), et bientôt capable de remplacer non seulement les travailleurs productifs, mais aussi le travail de ceux qui autrefois assuraient la mise au pas des travailleurs et des consommateurs par la surveillance, le contrôle et la punition****. Les travaux de James C Scott montent que cette numérisation, ce contrôle naissent en même temps que l’État, l’écriture et l’impôt, dans les villes fortes de la Mésopotamie ancienne.

Après les 30 Glorieuses, combien de Honteuses ?

Enfin, il faut ajouter un élément qui est lié plus intrinsèquement à la période historique que nous traversons. Alors que dans la période précédente (les fameuses « Trente Glorieuses »), le capitalisme avançait sous le couvert d’une promesse de « progrès universel », c’est-à-dire du bonheur pour tous par la consommation de masse et le bien-être matériel, nous assistons aujourd’hui à la collision entre cette promesse et les contraintes inhérentes à la finitude du monde. Ceci a peut-être un impact limité sur le projet capitaliste, qui trouvera aisément d’autres territoires à conquérir, fût-ce dans l’espace ou à l’intérieur du cerveau (il peut même produire ses propres consommateurs logiciels, c’est un pari que je fais). Le règne de la peur et de la confusion est d’ailleurs une stratégie pensée par l’élite capitaliste (la fameuse stratégie du choc, de Naomi Klein), et comme l’écrivent les membres du Comité invisible : « Nous ne vivons pas une crise du capitalisme, mais au contraire le triomphe du capitalisme de crise ». Mais cela produit des effets dévastateur dans le monde de l’opinion, de la démocratie, des médias. Bref, dans la « représentation » – au sens politique et au sens sociologique – que la civilisation produit d’elle-même. Ici, c’est le sauve-qui-peut. Les peuples et leurs élus se replient dare-dare sur la Nation, les frontières, la race ou la religion. Chacun pour soi et les siens, dans une coque fabriquée à toute vitesse avec des restes de l’État, de sa police et de son armée. Dans ces conditions, on acceptera, tout au plus avec un soupir d’impuissance, que des migrants se noient par centaines en mer. On fermera les yeux sur les guerres nécessaires de nos fournisseurs d’énergie. Un jour peut-être, à force d’avoir attendu trop longtemps, on obtempérera à la dictature techno-écologique qui imposera de violentes restrictions de liberté, la surveillance continue des individus et une planification brutale des naissances au nom de la survie de l’espèce. Le fascisme deviendra « écofascisme ». Ce risque, nous en sommes avertis depuis longtemps. En 2008, Isabelle Stengers publiait d’ailleurs un livre intitulé « Résister à la barbarie qui vient ».

En somme, le capitalisme n’est peut-être pas un fascisme au sens strict que les historiens confèrent à ce vocable. Certains refuseront d’admettre qu’il porte le germe du fascisme dans son essence même. Mais à tout le moins, il me semble évident qu’il dérive vers un fascisme de fait, dès le moment où les conditions de sa poursuite sont incompatibles avec le maintien de la vie humaine et des écosystèmes telle que nous les connaissons. Un projet voué à l’effondrement, qui embrigade les masses et emmène son peuple avec lui dans sa mort, tout en se débarrassant de ceux qui sont dans son chemin. Un projet dont l’accomplissement justifie toutes les opérations de réduction, de marchandisation, de numérisation, de contrôle et d’exploitation continues. Les mouvements politiques que nous observons avec incrédulité s’inscrivent en toute logique dans la phase historique que nous vivons. Et bientôt, la question ne sera plus tant de savoir quel terme employer pour les décrire, mais simplement de quel côté nous sommes et par quels moyens nous pourrons encore lutter. A l’instar de Gilles Deleuze, qui a inspiré ce texte, nous aurons à nous poser cette question : sommes-nous du côté de la mort ou du côté de la vie ?

* Disponible en écoute sur youtube.com

** Cf. l’entretien accordé par Sadin à la chaîne internet Thinkerview

*** Cf. mon texte sur la « Google Global Forest » ici.

**** La série Black Mirror montre cette évolution possible avec force.

Comité invisible, A nos amis, La Fabrique éditions, 2014.

Deleuze G. et Guattari F., L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, éd. de Minuit, 1972.

Latour B., Où atterrir ?, éd. La Découverte, 2017.

Nietzsche F., La naissance de la tragédie (1872).

Pahleta U., La possibilité du fascisme, éd. La Découverte, 2018.

Sadin É., L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radical , éd. L’échappée, 2018.

Scott J.C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, 2019 (2016).

Stengers I., Résister à la barbarie qui vient , Les Empêcheurs de penser en rond, 2009.

 

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Auteur : symbiosphere

Biologiste et historien de la philosophie belge d’ascendance celte. Né en même temps que la crise pétrolière. Se revendique du courant alterdarwiniste et de la théologie des puissances intermédiaires confuses. Herboriste néopaïen, confesse une croyance à faible intensité en un Dieu unique et croit encore moins en l’Homme, mais bien à la multitudes des interactions et des esprits qui criculent entre la croûte terrestre et la voûte céleste, ainsi qu’aux chants et prières qui les flattent ou les agacent. Libéral pour les pauvres et socialiste pour les riches, juste pour rééquilibrer. Lance en 2016 une réflexion symbiopolitique en vue de renouer des alliances entre les populations humaines, végétales, animales et microbiennes contre la menace des biorobots et l’impérialisme technoreligieux de l’Occident capitaliste. M.L. : « Tout ce qui précède est vrai sauf ma nationalité, car la Belgique n’existe plus assez pour me nationaliser. »

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