Le capitalisme peut-il nous survivre ?

Il est désormais évident que le capitalisme peut se passer d’une masse laborieuse. Peut-il également se passer d’un consommarriat ? Voire de toute présence humaine ? Ce sont les possibles que nous explorons ici.

Pour commencer, un classique. Dans le texte inaugural de son célèbre ouvrage « Qu’est-ce que le cinéma », André Bazin esquisse une ontologie de l’image à partir de sa fonction funéraire dans l’Egypte ancienne. Dans la tombe des souverains et des puissants, tout est disposé pour qu’une vie de libation et de faste puisse se poursuivre à travers un cortège de représentations visuelles. Les images seraient donc une prolongation de la vie au-delà de la mort. Avec un regard plus critique, on observera que cette ontologie implique également la reproduction d’un peuple d’esclaves commis au service des pharaons, hauts fonctionnaires et dignitaires de l’État. L’imagerie funéraire abonde en effet de figures serviles. Une catégorie particulière de statuettes, les « oushebtis », est d’ailleurs réservée aux serviteurs du défunt.

Un tombeau digital pour chacun

Une intuition, ensuite. Et si nous autres, les modernes d’Occident, vivions déjà dans nos propres « tombeaux égyptiens » ? La fonction assurée symboliquement par les représentations imagées du tombeau antique n’est-elle pas de plus en plus prise en charge dans notre vie réelle par des « technologies connectées », qui assurent la régulation et l’organisation du domicile moyennant des algorithmes, thermostats « intelligents », réfrigérateurs connectés, systèmes d’aération automatisés, le tout bientôt sous le contrôle d’un gouvernant vocal interactif ?

Naturellement, ce package intégral de la « domus » automatisée est réservé à une élite, essentiellement le nouveau clergé de l’État mondial (« L’Empire », pour reprendre un terme utilisé par Jean Ziegler) – cette élite, concentrée en Californie, qui essaime aujourd’hui dans les quartiers huppés de toutes les grandes villes du monde. Mais son ontologie déborde largement dans nos vies à tous. Et au-delà de notre temps sur terre, ce sont nos data, un amoncellement inouï de données statistiques personnelles, qui assurent la perpétuation de notre mémoire. La différence essentielle avec les images du tombeau égyptien est que, grâce à des algorithmes, ces data pourraient parfaitement continuer à générer des transactions et des connexions, à faire vivre notre alter ego connecté, voire même, pourquoi pas, à faire fonctionner notre maisonnée. À ceci près que tout ceci suppose une consommation d’énergie et de minerais considérable.

Dites hello à votre « logiplasme »

Cette image du tombeau digital est donc plus qu’une simple métaphore. On voit ainsi fleurir aujourd’hui les recherches et expériences de prolongation digitale de la vie. Depuis l’autel Facebook jusqu’à la création d’algorithmes personnels qui continuent à exprimer opinions et émotions après la mort cérébrale de l’individu. Faut-il aller un pas plus loin et envisager un système capitaliste qui se prolonge au-delà de la disparition de l’espèce humaine, ou en tout cas de la masse des humains ?

Imaginons le scénario suivant. Avant mon décès, j’autorise (peut-être à mon insu, d’un simple clic) un algorithme à poursuivre mon activité « sociale » en ligne. Imaginons ensuite que, dans la foulée, j’autorise également l’algorithme à doter mon « logiplasme » (ou « digiplasme ») des compétences productives, de manière que celui-ci puisse financer sa propre survie et soutenir des nobles causes qui correspondent à son (mon) profil. Science-fiction ? À titre personnel, je gagne ma vie en rédigeant des textes – publicitaires ou informatifs – sur base d’informations et d’une analyse plus ou moins intuitive de l’état et des attentes de la société. Je suis parfaitement conscient que cette activité est digitalisable. Et je ne parle même pas des activités de spéculation financière, où des logiciels génèrent déjà des profits immensément supérieurs à ma modeste activité de scribouillard !

Notre présence de chair et de sang est de plus en plus superfétatoire, non seulement comme producteurs, mais aussi comme consommateurs. En voici une indication. Des algorithmes de composition musicale permettent aujourd’hui de produire des œuvres musicales de toutes pièces, sur base de vos listes d’écoute et de votre profil socio-psychologique. Lorsque Vinod Koshla prophétise que « nous n’écouterons plus de musique dans dix ans », il anticipe en fait les conséquences ultimes de cette création virtuelle sur mesure, dont la production est paramétrées suivant nos données personnelles, et qui doit être une imitation parfaite de ce que nous sommes supposés vouloir entendre, en vertu d’une prolongation virtuelle de notre passé connecté. Autrement dit, cette musique composée virtuellement s’adresse à des oreilles également virtuelles. En un sens, la question de savoir si elle procure plaisir et émotion est décidée d’avance dans notre acceptation d’être figés, formalisés, mais aussi formatés par nos outils logiciels (je fais partie de la dernière génération qui n’a pas grandi dans un environnement de stimuli et d’injonctions générés par des algorithmes). Après tout, notre ordinateur ou smartphone est parfaitement capable de valider cette musique sans passer par notre accord. Il en sait assez sur nous (c’est-à-dire sur cette forme stéréotypée et digitalisée de nous-même que j’appelle le « logiplasme ») pour cela. En fait, le capitalisme et son marketing s’adressent déjà très largement à des consommateurs non humains.

Vers un capitalisme sans peuple

Bien sûr, il ne s’agirait pas, dans un premier temps du moins, de remplacer l’espèce humaine tout entière, mais uniquement les masses. Une élite continuerait de subsister, jouissant de la vie et de ses raffinements. Et comme cela s’est produit depuis l’aube de l’État, cette superstructure continuera d’être alimentée par des prélèvements sur les flux de travail et d’argent, par l’impôt et la plus-value. À cette nuance près que la masse productive soumise sera composée de machines et d’algorithmes. Pour que cette élite-là soit elle-même éradiquée, supplantée à son tour par lesdites machines, il faudrait encore que celles-ci s’organisent de manière intentionnelle et fomentent une révolution destinée à renverser les élites humaines. C’est parfaitement envisageable, en particulier sur une planète où les conditions atmosphériques et climatiques ne seraient plus supportables pour le métabolisme animal. Mais cela, c’est de la science-fiction.

C’est d’ailleurs une utopie libérale largement répandue que d’annoncer la fin du travail au profit d’une vie de loisirs et de plaisirs appuyée sur une nouvelle classe servile constituée de machines et d’algorithmes. C’est d’ailleurs cette utopie que M. Hamon défendait, sans doute à son insu, lors de sa tentative présidentielle en France. Cependant, il faut mesurer cette hypothèse à son coût environnemental. Avons-nous les moyens d’entretenir 10 milliards de pharaons ? Vraisemblablement, non. Voilà pourquoi cette utopie ne peut se réaliser que moyennement la disparition réelle des masses.

Signe avant-coureur de ce « grand remplacement » des masses humaines, les éminences de la pensée digne et rationnelle à l’occidentale se bousculent pour rappeler que la démographie est le problème, oubliant que la multitude, le peuple, est une création de l’État pour assurer la levée de l’impôt, puis du Capital pour assurer la plus-value à travers le prolétariat et le consommarriat. Ce serait donc bien la masse grouillante du peuple qu’il s’agit de contrôler et de faire refluer. Après tout, cela ne fait que réactiver des logiques ethno-sociologiques très anciennes. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir du rôle aussi essentiel que peu souligné des esclaves dans tous les États antiques et modernes, y compris dans les grandes démocraties historiques que furent Athènes et les États-Unis. Ces gloires de l’Histoire universelle n’auraient rien été sans une classe servile, et cette domination avait plus qu’à son tour un fond ethnique*.

Je sais combien cette hypothèse est indigeste pour les partisans de la théorie fordienne, si chère aux économistes de gauche. Mais il ne faut pas oublier que l’on raisonne désormais dans un monde dont les perspectives à court-terme oscillent entre décroissance et… effondrement civilisationnel. Par conséquent, le partage tranquille des produits de la croissance entre capital et travail relève désormais d’une nostalgie fânée. Et ce que n’ont pas vu les partisans de Ford et de Keynes, c’est qu’il existe une ligne de crête pour une prolongation de l’expansion capitaliste sans son pendant démographique, à travers la création d’un prolétariat de machines, mais aussi d’un peuple virtuel de machines clientes, qui sont en train de se multiplier autour de nous et à notre insu. C’est peut-être de la création de ces machines clientes qu’il s’agit lorsque nous acceptons d’être suppléés par des machines et a fortiori quand nous envisageons notre survie digitale. Or, on peut poser comme axiome de base du capitalisme qu’il tend toujours à trouver toujours la voie de son écoulement le plus fluide. C’est sur cet axiome que se fonde la présente réflexion.

Pour les luttes sociales (et environnementales) à venir, il serait dangereux de reléguer la question technique au rang de simple fond culturel et instrumental. Bientôt, nous aurons peut-être à nous demander dans quel camp sont les machines, et quel usage nous pouvons encore en faire sans participer de facto à l’abolition du peuple des humains, ce problème antique posé à la gouvernance des élites.

 

* Voir notre article « Peuples, Etats, Nations : démêlés diachroniques », où je développe cette idée selon laquelle, enfouies sous les concepts de classe sociale, reposent d’anciennes relations ethniques. Il est d’ailleurs établi que les grands États antiques faisaient accomplir les tâches serviles par des populations qui étaient attirées de gré ou de force depuis des contrées plus ou moins éloignées.

Question à Jérôme Sainte-Marie (et aux commentateurs marxistes en général).

Le nouvel horizon d’effondrement de la biosphère est une puissante explication des votes dits « extrêmes ». Pourquoi les commentateurs de gauche ne la considèrent pas ? C’est la question que je pose au meilleur commentateur du PAF (source : autosondage).

Parmi les talents du facétieux commentateur, le moindre n’est pas sa faculté à surgir dans des lieux où on n’attend plus la fine fleur du second degré marxiste. Par exemple sur le plateau du talk-show mené au mépris de toute décence par le beaufocrate Calvi sur Canal, où Jérôme Sainte-Marie (JSM) fait figure de cactus dans un parterre de géraniums, au milieu des experts et courtisans plus ou moins affiliés à LREM. Mais aussi, plus récemment (et plus discrètement) face aux membres de la nébuleuse Nouvelle Action Royaliste, dans une conférence à voir sur Youtube. Cette conférence, qui résume et actualise les convictions développées par l’auteur dans « Le nouvel ordre démocratique », a inspiré les quelques commentaires ci-dessous.

Avec un cruel détachement, JSM observe la fin de l’alternance gauche droite, au profit du retour d’un dualisme social – élite vs peuple – aka la lutte des classes. Cinglant. Brillant. Toutefois, il me semble que le cadre marxiste, aussi éclairant soit-il, doit être complété aujourd’hui par une lecture écologiste de la situation, lecture au moins aussi fondatrice que la dialectique historique, laquelle me paraît avoir du plomb dans l’aile. Je parle d’une modification générale du contexte de la biosphère, qui a été traduite par le terme « anthropocène », mais mérite sans doute davantage celui de « capitalocène », plus juste et moins ethnocentré, à moins qu’on considère les Jivaros et les Inuits coresponsables du désastre en cours. C’est dans ce cadre que la mondialisation est désormais forcée de prendre place. Autrement dit, on découvre avec surprise que la mondialisation est limitée par la taille du monde.

La limitation de l’accès aux ressources, soit du fait de leur épuisement, soit en raison des conséquences de leur utilisation (transformation de la basse atmosphère en étuve à moyen terme), et l’effondrement en cours des écosystèmes et de leur biodiversité, donc potentiellement de leur résilience et de leur portance (leur capacité à soutenir l’activité du vivant, aka : nous autres), me paraît demander un petit effort d’aggiornamento de la part des commentateurs marxistes, dont par ailleurs je salue amicalement le retour au premier plan (ou au moins au second plan). La question que je pose à JSM (et je la poserais aussi volontiers à Emmanuel Todd) est donc la suivante : pourquoi n’intègre-t-il pas la dimension écologique dans son analyse de l’évolution des opinions et des électorats ? Il me semble que le simulacre d’alternance Gauche/Droite, dont JSM démasque justement le caractère artificiel et superficiel depuis 30 à 40 ans, s’opérait sur le fond commun, non discuté, de la croissance, de ses fruits et du partage de ceux-ci (un peu plus ou un peu moins pour le capital, pour les travailleurs, pour les exclus du systèmes). C’est d’ailleurs en partie ce qui a précipité la fin de la gauche et la crise de la social-démocratie, poussée par la mondialisation à dévier vers un libéralisme toujours plus flagrant et brutal, pour assurer la poursuite de la croissance, qui était la condition de sa propre existence.

Dès lors, et contrairement à ce que prétendent les observateurs « progressistes » (au sens libéral), la montée des votes « extrêmes » me paraît parfaitement rationnelle. Le climatoscepticisme d’un Trump ne doit pas nous leurrer. C’est précisément parce que les classes moyennes et populaires des pays riches savent – ou pressentent – désormais que leurs avantages ne sont pas généralisables à l’ensemble des populations du monde, qu’ils optent pour le repli identitaire et la fermeture des frontières. La même rationalité, pour ainsi dire inversée, est à l’œuvre du côté de ceux qui votent pour la « gauche radicale ». Pour ceux-ci, qui refusent de se départir de l’universalisme de la gauche, si les ressources sont limitées, c’est donc qu’il faut les partager de manière plus équitable, prendre au riche pour donner aux pauvres (avec un flou artistique maintenu sur le fait de savoir si cette redistribution sera mondiale ou nationale – le talon d’Achille du mélenchonisme). Le « nouvel ordre écologique » imposera tôt ou tard de choisir entre une nouvelle internationale communiste et une relocalisation de l’économie dans des états isolés et concurrents. Si l’on exclut bien sûr la solution globale du transhumanisme couplé à la conquête spatiale.

Ce que JSM décrit parfaitement, c’est ce qu’ont en commun les deux électorats dits « populistes », à savoir qu’ils s’opposent à un troisième, que j’appellerais le clergé de la Silicon Valley. Pour celui-ci, l’enjeu est de continuer à croire et à faire croire que le progrès technologique et les droits individuels permettront d’optimiser la machine économique et d’ajuster la croissance aux limites de la Terre. En somme, les électeurs de Marine Lepen ou de Jean-Luc Mélenchon sont plus lucides que ceux d’Emmanuel Macron, voire… de certains écologistes !

En résumé, la contrainte mise par la question environnementale et climatique sur l’horizon croissantiste me paraît un puissant levier d’explication de la tectonique électorale en cours depuis la crise de 2008 au moins. (1) On comprend qu’une « enveloppe fermée » entraîne l’opposition de ceux qui ont tout (et donc ont tout à perdre) et de ceux qui n’ont rien (qui peuvent seulement espérer reprendre une part aux riches ). (2) On comprend donc mieux la vague « populiste », qui correspond à un repli logique des classes populaires des nations riches et leur hostilité envers ceux qui, immanquablement, viennent et viendront frapper à leur porte pour avoir de quoi manger, ou simplement échapper aux conditions rendues épouvantables par le changement climatique dans le Sud.

Pourquoi les meilleurs analystes politiques de gauche en font fi, voilà qui est pour moi un sujet de perplexité à ce jour.

« Non merci, on habite ici » : répondre à l’oppression capitaliste.

Partant du constat que sa dépendance à la fluidité a fait du capitalisme une entreprise de destruction systématique des modes de vie situés, résister consisterait moins à dégager nos corps de son emprise qu’à lui opposer un engagement déjà entier et total de nos corps dans le monde que nous habitons en commun. Notre axiome : résister, c’est habiter.

Image result for poux
Les poux habitent sous la toison des mammifères. Leur présence a suscité la pratique de l’épouillage, essentielle à la pacification sociale chez les primates. Certains peuples les dégustent volontiers. Parasite ou symbiote ? (image : eurekapharma).

Mon propos consistera à articuler brièvement la question du corps et du capitalisme à partir d’un texte mobilisé par un chercheur et conférencier de l’ARC (Action et Recherche Culturelles), qui a présenté une recherche sur le même sujet à Bruxelles en novembre 2018. La question est celle de la manière dont le capitalisme néolibéral s’impose au corps, et dans le même temps, de savoir comment résister aujourd’hui (intitulé du cycle de conférences de l’ARC). Le texte que je souhaite mobiliser s’intitule « Sauvages, barbares et civilisés » et constitue la partie centrale du livre « L’Anti-Œdipe », de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans ce texte, les auteurs décrivent l’histoire qui conduit des sociétés traditionnelles à la civilisation capitaliste en passant par les sociétés despotiques. Cette histoire est parcourue par deux grands mouvements qui sont coextensifs à l’avènement du capitalisme. (1) Le premier mouvement est celui de la déterritorialisation et du décodage des flux. La monétarisation et la marchandisation en sont les expressions les plus évidentes. Aujourd’hui, nous achetons un aliment sans savoir de quel territoire ses ingrédients sont issus, de quel labeur il est le fruit, de quel entrelacs de modes de vie il est le signe. Ce que nous consommons est devenu presqu’aussi abstrait que l’argent avec lequel nous l’achetons. Et cette abstraction est précisément ce qui confère au capitalisme l’ubiquité et la « liquidité » dont il a besoin pour s’insinuer partout et se dérober à toute tentative de le maîtriser ou de le contenir. (2) La seconde lame de fond de cette histoire concerne plus directement notre propos, puisqu’il s’agit, disent Deleuze et Guattari, de la privatisation des organes. Dans la société « primitive », expliquent-ils, les organes sont investis collectivement à travers des rites et des pratiques d’inscription à même le corps (incision, scarification, excision, peintures corporelles…). Au contraire, la modernité se signale par la privatisation du corps. C’est-à-dire que les organes ne sont plus rapportés à une terre et à un corps social, mais d’abord et exclusivement à un « individu ». (NB : Deleuze et Guattari précisent que le mode d’incorporation de la normativité sociale dans le capitalisme consiste en l’intégration subjective des images, que le capitalisme et son marketing produisent à flot continu. Dans la logique de ces auteurs, c’est donc par le biais des images « d’identification » positives et négatives qu’il conviendrait d’aborder la question de la norme sociale, de la représentation sociale et du contrôle des corps.)

J’en viens à l’idée centrale de cette intervention, qui est la suivante : ce à quoi œuvre sans relâche le capitalisme, c’est à isoler nos corps, à les privatiser. Bien évidemment, Deleuze et Guattari écrivent avant que le paradigme néolibéral n’entre en jeu. Il n’empêche, s’il faut se poser la question du corps et de la résistance au néolibéralisme, ce problème de de la constitution et de l’isolement des corps individuels par le capitalisme est un préalable qui me paraît incontournable. Et puisqu’il s’agit de nous isoler, je voudrais ici souligner l’importance de la question technologique, qui est devenue véritablement centrale. Le gouvernement des corps par le capitalisme, il ne siège pas dans les parlements élus, cela va de soi, mais pas davantage à Wall Street ou dans la City. Le gouvernement des corps siège dans la Silicon Valley. C’est là que sont inventés à la fois les technologies qui vont servir à garantir l’isolement du corps et la novlangue qui va servir à l’imposer en osant les plus grossières contrefaçons à grand renfort de marketing. C’est ainsi qu’on appellera « réseau social » ce qui est tout sauf un réseau, et est destiné à détruire jusqu’à la moindre parcelle de socialité (surtout en en faisant une socialité de corps isolés, donc une socialité sans corps). Ou encore « l’humain augmenté », pour désigner à l’évidence une entreprise de mutilation et d’abaissement de l’humain. Le coup est évidemment génial : il s’agit de nous imposer des prothèses supposées nous relier au monde et aux autres alors même qu’elles nous en isolent irrémédiablement. Comme l’assènent (en substance) les auteurs de « Maintenant » : « Toutes les raisons sont réunies pour faire la révolution. Mais ce ne sont pas les raisons qui font la révolution, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans. » Camisole technologique. Arme d’incapacitation corporelle. Encore plus fort que l’intériorisation de la surveillance par le surmoi (trop peu fiable) : l’externalisation du moi dans un « device » connecté (le « i »-phone ou la « i »-watch !).

Alors… résister ? Je voudrais ici faire une simple suggestion. Je propose l’axiome suivant : résister c’est habiter. Il me semble en effet, à la lumière du texte de Deleuze, que le capitalisme a, sinon un talon d’Achille, du moins une zone aveugle, sous la forme d’une allergie aux habitants. Car habiter, c’est résister à se présenter comme un individu isolé. C’est être lié à un paysage, une terre, des écosystèmes et des voisins. Il n’y a rien de plus gênant pour le capitaliste et ses experts que les habitants. « Habitants = emmerdes ». Ce sont toujours eux qui se dressent contre les grands projets d’infrastructures, si indispensables au devenir fluide de toute chose, sans lequel le capitalisme meurt de coagulation. C’est pourquoi je suis convaincu que la figure la plus irréductible du récalcitrant, c’est l’indigène*. Ce survivant sorti intact du bain d’acide de la colonisation, auquel on propose toute une quincaillerie estampillée aux emblèmes du « progrès » : médicaments, voiture, téléviseur, micro-ondes, vêtements à la mode… à la seule condition qu’il sorte de sa forêt, qu’il abandonne le fatras de rituels et de divinités qui le lient à son monde (libérant au passage l’accès aux ressources du sol et autorisant la coupe réglée de son écosystème). Sauf que l’indigène a l’outrecuidance – ou la naïveté – de décliner l’offre. « Non merci, nous ne pouvons pas accepter car nous habitons ici ». Et par « habiter », il n’entend pas résider en un territoire défini par des coordonnées géographiques, il entend encore moins être titulaire d’un titre de propriété foncière, mais bien nouer et nourrir un tissu de relations avec la terre, les autres et tout le peuple silencieux des plantes et des animaux dont les esprits tissent ensemble ce monde commun**. Voilà bien ce qui est insupportable pour le capitalisme, ce qui résiste à sa prise. J’en veux pour preuve l’activité qu’il déploie en vue de rendre la Terre entière inhabitable. « ON HABITE ICI » serait donc la réponse que nous cherchons à opposer simplement, tranquillement mais obstinément, à l’avidité du système néolibéral ?

C’est ici que les « pauvres » entrent en scène. Je ferais à nouveau une proposition, qui reste à discuter. Ne pourrait-on pas dire que les pauvres sont les derniers habitants de nos villes ? N’est-ce pas précisément pour cela qu’ils payent ? Allons encore plus loin : le sans-abri n’est-il pas la figure de l’habitant des villes par excellence, portant le paradoxe d’être en même temps celui que l’on définit comme n’ayant pas d’habitation ? À l’opposé, le fameux travailleur nomade connecté que le capitalisme néolibéral fabrique à tour de bras. Ce qui le distingue : il n’habite pas – ou il habite nulle part et partout, dans un lieu indifférent. Il occupe un appartement intelligent, dans une tour, qu’il peut quitter à tout moment pour se déplacer vers le même appartement intelligent dans une tour identique, cette fois à Tokyo, Sidney ou Londres, peu importe. Il y aura les mêmes amis (Facebook) et y mangera les mêmes sushis commandés sur la même application (Uber). Voici le sujet producteur parfait : toujours prêt à sauter dans un avion pour suivre les flux de capitaux et opérer là où la plus-value doit être produite, dans l’instant où elle doit l’être. Et voilà ce qu’aime le capitalisme plus que tout : la mobilité, ce « smart-mot » que l’on nous rabâche à longueur de journée, et qui est devenu à lui seul le symbole de l’urbaine modernité, le mantra d’une ville « qui bouge ».

Faisant injure à cet idéal de mobilité, le pauvre s’incruste dans le paysage avec son cortège de stigmates, ses objets déclassés et ses habits bon marché. Il habite les lieux que les bourgeois ont fui, le long des autoroutes urbaines, canaux et sites ferroviaires, où il est certain de respirer l’air le plus pollué de sa ville (comme le montrent des études récentes qui corrèlent pauvreté et pollution atmosphérique). Une image : il est le cholestérol qui reste collé le long des artères transportant le flux ininterrompu des citoyens mobiles, c’est-à-dire immobiles dans le flux du capitalisme (bientôt même absent à sa propre conduite, grâce aux voitures autonomes). Il faut dissoudre ce résidu. Mais dissoudre l’habitant et l’habitat, ça laisse encore des corps humains, égarés, abîmés. Voici les sans-abri, habitants-intrus de lieux qui ne devraient servir qu’à la mobilité, au passage des flux de producteurs-consommateurs nomades – couloirs de métros, gares et rues commerçantes -, figures paradoxales des derniers habitants dans des lieux rendus inhabitables. Voilà ce qui fait tache. Voilà ce qui marque et désigne le pauvre comme pauvre. Mais le problème n’est plus tellement qu’il soit marqué, situé comme pauvre. Le problème, c’est que le capitalisme ne supporte plus la moindre marque d’appartenance à un lieu, la moindre situation en tant que telle. N’est-ce pas cela que nous signalent les pauvres : la fin de l’habitat.

Je terminerai par une remarque concernant l’usage du texte deleuzien et l’histoire de la philosophie. Lorsqu’on s’aventure à nager dans l’ambiance conceptuelle de Deleuze, on sait que le fond de la piscine est toujours un peu spinozien. Et avec Spinoza, il s’agit – comme Deleuze l’a lui-même indiqué – de puissance et d’éthologie. La question est toujours de savoir comment lutter contre ce qui nous coupe de notre puissance, comment augmenter la puissance associée à nos modes d’être. Mais l’enjeu est aussi de créer les bons liens, de choisir les bons amis, donc d’habiter ainsi avec joie son Umwelt. Le texte fondamental du spinozisme, c’est l’Éthique. Or l’éthos, c’est aussi l’habitat, le pendant grec de l’habitus romain – et l’habitude, une certaine façon d’habiter son corps (défaire les habitudes est d’ailleurs une véritable passion dans l’ère néolibérale, au point de donner lieu à un mode de gouvernance et de marketing : la « disruption », d’où la fameuse « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein). En revenir à Spinoza, dans une optique deleuzienne, c’est donc s’extraire d’une certaine tentation des sciences sociales, qui consiste à décrire le pauvre comme un objet d’oppression et de manipulation pour ensuite se demander comment on peut le « sauver ». Il s’agirait plutôt de renverser la question pour échapper au piège du rôle prédéfini qu’occupe le travailleur social ou le militant gauchiste lorsqu’il doit venir en aide au pauvre : finalement, outre son rôle de victime exemplaire et de signal-repoussoir, le pauvre n’est-il pas le dernier résistant occidental à la colonisation capitaliste ? Comme le disent Deleuze et Guattari, le capitalisme est aussi une colonisation intérieure de tous et de chacun. Et après tout, dans les temps qui s’annoncent, il est fort possible que nous ayons moins besoin d’éduquer les pauvres que d’être éduqués par eux.

Partant du constat deleuzien que sa dépendance à la fluidité a fait du capitalisme une entreprise de destruction systématique des modes de vie situés et collectifs, je suggère donc que l’enjeu serait moins de dégager les corps de son emprise que de lui opposer un engagement déjà entier et total de nos corps dans le monde que nous habitons en commun. Ce que la logique capitaliste a fait à nos campagnes, qui ont perdu non seulement leurs habitants, mais aussi leurs paysages et leur biodiversité, indique combien ce thème de l’habitat et de sa destruction, prolonge et s’entrelace avec celui des symbioses.

*Cf. notre article L’impératif indigène.

**Alexander von Humboldt définissait son sujet de recherche comme « l’étude de l’habitabilité progressive de la surface du globe » (dans une lettre à Schiller, citation d’après une conférence de Philippe Descola). Ceci démontre le lien profond de la question de l’habiter avec celle des écosystèmes.

Deleuze G et Guattari F, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, éd. de Minuit, 1972. Il faudrait sans doute prolonger la réflexion en mobilisant les notions de « territoire » et de « ritournelle », développées par les mêmes auteurs dans Mille plateaux, et qui semblent avoir trait au fait d’habiter, de déployer une géographie et de contracter des habitudes.

Comité Invisible, Maintenant, éd. la Fabrique, 2017.

Comité Invisible, A nos amis, 2014, où l’habiter constitue une articulation essentielle de la proposition révolutionnaire, et l’ingrédient de toute Commune. Ce texte est résumé et commenté dans notre article le Comité Invisible en 10 citations.

Les gilets jaunes : la forme pure des luttes futures ?

Depuis quelques jours, on assiste amusé – ou agacé – aux contorsions des élites autorisées lorsqu’il s’agit de traiter des manifestations des « gilets jaunes ». Politiques, médias, consultants et citoyens « éduqués » pratiquent massivement l’art du looping intellectuel. Je m’explique. On commence toujours par nous dire qu’il s’agit d’un mouvement « venu d’en bas », un mouvement « sans tête », ne possédant ni mot d’ordre unique, ni hiérarchie pyramidale, ni organisation centrale. Puis on s’empresse d’oublier ce qui vient d’être posé, et on s’emploie à monter en épingle une série de situations particulières : tel manifestant ivre qui insulte les passants, tel participant arborant un slogan homophobe sur son gilet, telle porte-parole improvisée réclamant tout bonnement la tête du chef de l’état. Bref, une fois cette machine lancée, il ne nous reste plus qu’à subir la litanie des signaux pavloviens de l’indignation chez ceux qui – disons-le crûment – ne se reconnaissent pas dans la sociologie bas de gamme des gilets jaunes. En vrac : « violence (inacceptable) » ; « déprédations et dégradations (inacceptables) » ; « intimidations et menaces (inacceptables) » ; « entraves (inacceptables) au droit de circuler librement » ; « racisme et sexisme (inacceptables) »… A l’évidence, l’indignation et le mépris des gens de raison sont parfaitement légitimes et justifiés. Sauf qu’on a oublié la prémisse de tout ceci, à savoir que ce mouvement n’a précisément ni porte-parole, ni mot d’ordre, ni même revendication unique et claire. Par conséquent, il ne s’agit pas de juger son contenu, en feignant de prendre chaque manifestant isolé pour un porte-parole autorisé du mouvement, mais de comprendre sa forme et d’évaluer sa puissance.

Je m’efforcerai par conséquent de prendre ce mouvement pour ce qu’il est. Ce qu’il est, ce n’est donc pas une force de revendication structurée politiquement, mais un mouvement d’humeur (de colère, entend-on généralement), et un mouvement d’humeur populaire de large ampleur. L’hypothèse que je fais ici, c’est que ce mouvement pourrait bien être la matrice de futurs soulèvements, bien moins contrôlables encore, et qui mériteront plus sûrement le label d’insurrection. L’argument clé, c’est celui de l’efficacité pratique. Il est désormais clair que défiler entre Bastille et République, au-delà des symboles, cela ne met pas en danger un gouvernement. D’une part parce que nous savons que le pouvoir ne s’y exerce plus, sinon formellement, le pouvoir étant matériellement situé dans les infrastructures qui assurent le transport des flux de marchandises, de travailleurs et d’informations. En clair : le réseau routier et le réseau informatique. D’autre part parce que les lieux de défilés habituels sont étudiés, configurés et aménagés pour être contrôlables et maîtrisables rapidement par les forces de l’ordre, d’ailleurs toujours déjà déployées en ces lieux. Au contraire, un mouvement qui bloque ou sabote les échangeurs routiers, les raffineries, les serveurs informatiques, de manière stratégique et décentralisée, est foncièrement incontrôlable. Et ce d’autant plus qu’il n’a ni centre ni sommet.

Comme souvent, si l’on veut trouver une lecture dénuée de moralisme et un regard aiguisé et dépassionné sur l’actualité dans les médias de grande écoute, il faut se tourner vers le sondeur Jérôme Sainte-Marie. Invité récemment sur le plateau de L’info du Vrai (Canal +), M. Sainte-Marie a proposé quelques observations aussi judicieuses qu’amusantes, s’en tenant sagement à la forme du phénomène. Il observe par exemple que la savante mise à sac des repères et partis politiques traditionnels par Macron, l’atomisation des forces de la gauche et de la droite dites « de gouvernement », ainsi que l’éreintement et l’humiliation infligés aux syndicats, ne laissent en présence que deux forces : « l’élite » et « le peuple ». On peut bien arguer que ces ensembles seraient largement artificiels. C’est pourtant bien cette opposition brute qui se donne en spectacle et se renforce à travers la litanie des commentaires écoeurés et de l’arrogance indignée des teneurs de plume et autres « influenceurs » des milieux autorisés. Ajoutons que ce mouvement est né très exactement suivant la recette et la mythologie établies par Emmanuel Macron pour son propre mouvement, En Marche. C’est-à-dire qu’il revendique une spontanéité citoyenne, une croissance « en réseau », à coup de « comités locaux » et de « réunions de quartiers ». Il ne nous appartient pas de décider de la véracité de ce récit. Le fait est qu’il s’impose tant pour En Marche que pour les Gilets Jaunes, confirmant l’analyse de M. Sainte-Marie qui tend à faire des gilets jaunes une sorte d’émanation monstrueuse, de double diabolique du macronisme.

En tentant de m’en tenir à une froide réserve, je conseillerai simplement à nos élites de méditer le danger qu’elles courent à laisser grossir la mer d’un peuple humilié, aux portes de ses palais et de ses « smart cities ». Si les crises que l’on nous prédit – financières, économiques, écologiques, migratoires – se confirment et s’aggravent, il fait peu de doute que cet embrasement plus ou moins spontané est appelé à se répéter. Potentiellement avec une toute autre ampleur. Les effets sur les pouvoirs en place seront alors imprévisibles, et dépendront de l’intensité des colères et du nombre des coléreux. Qu’une crise lourde passe par là, et les 300.000 pourraient bien devenir 3.000.000. Qui aujourd’hui pourrait garantir que les « institutions » y résisteraient ?

 

Le fascisme global, c’est maintenant ?

En 1972, Gilles Deleuze avait prophétisé l’avènement d’un fascisme global. En me basant sur la définition qu’il donne lui-même du phénomène fasciste, je soulève les questions de savoir si cet avènement est en train de se concrétiser, et si le fascisme est inclus dans l’essence même de l’expansionnisme capitaliste.

À mesure que les promesses de la démocratie font place à des « dérives autocratiques », que des leaders autoritaires et cyniques accèdent aux plus hautes fonctions de grandes puissances et d’États émergents, que les populations sont dressées contre les minorités et les migrants, l’hypothèse d’une résurgence du fascisme a cessé d’être l’apanage exclusif des calicots d’activistes de la gauche radicale, pour gagner la une des grands médias, où naguère elle n’aurait guère suscité qu’un haussement d’épaule amusé. Peut-on parler d’une fascisation globale ? Et au-delà de manifestations locales, parfois grotesques, faut-il envisager une trajectoire intrinsèquement fasciste du processus d’expansion capitaliste ? Les historiens protesteront à juste titre contre une généralisation qui fait fi des caractères historiquement constitutifs du mouvement fasciste. Mais un sociologue comme Ugo Palheta considère que les politiques néolibérales des 30 dernières années créent le terreau sur lequel croît le néofascisme des sociétés dites « illibérales », parce qu’elles accroissent les inégalités, divisent les classes populaires, entretiennent la précarité et agitent les peurs. Il admet même que les classes dominantes jouent un rôle actif dans l’émergence des transitions fascistes, notamment par le biais des « intellectuels médiatiques » et de personnalités politiques troubles (Jair Bolsonaro a été élu grâce au vote des classes les plus aisées et en bénéficiant de l’appui des milieux des affaires, contrôlant eux-mêmes les grands médias brésiliens). Cependant, il ne s’agit encore ici que de la « possibilité du fascisme », des conditions plus ou moins conjoncturelles qui permettent son retour. En partant d’une définition large de l’essence du fascisme, les réflexions suivantes proposent quelques arguments de fond en faveur d’une hypothèse selon laquelle l’avènement d’un fascisme global n’est pas seulement un accident historique, mais le produit de la logique interne au déploiement capitaliste.

Une trajectoire de mort collective

Le fascisme est une entreprise contre la vie. Une entreprise de mort, de pouvoir dans et par la mort. Sa propre mort et celle des autres. Mourir et emmener les autres avec soi, tous les autres, tuer ou écraser ceux qui résistent, voilà le projet fasciste.

Admettons cette définition très générale de Gilles Deleuze, ici reformulée librement d’après les cours du philosophe en mai 1980*. Force est de constater que la civilisation capitaliste est un système dont la trajectoire épouse ce destin fasciste. Les données accumulées par les scientifiques depuis cinquante ans, et singulièrement ces dernières années, concernant l’état et l’évolution des écosystèmes, des ressources naturelles et du climat, laissent en effet peu de doute sur la destination collective de cette entreprise globale. Autre indice : quand un projet fasciste approche de son issue fatale, les grands vizirs et les généraux tentent de s’éjecter du cockpit. Les planificateurs au sommet du nazisme, qui n’avaient ni l’excuse de la folie du chef, ni celle de la faiblesse du peuple, se sont ainsi disséminés sur la planète sous de fausses identités. Toute proportion gardée, on ne sera donc pas surpris de constater que les pilotes du capitalisme global, les pharaons 3.0 de la Silicon Valley, planifient dès maintenant leur fuite vers l’espace, leur retraite souterraine ou leur survie éternelle sous forme matérielle ou logicielle.

Un expansionnisme tourné contre la vie

Naturellement, on objectera que le projet capitaliste n’est pas initialement, ni intrinsèquement, fasciste. Cette objection est sans doute parfaitement recevable, mais a-t-elle une valeur autre que sémantique ? Quel que soit le nom qu’on lui donne, on parle en effet d’un système socio-économique qui conduit méthodiquement à la mort et à la destruction des formes de vie individuelles et collectives, naturelles ou culturelles, et ce au su de ses élites (ou au moins à l’insu de leur plein gré). Ainsi, il est désormais évident que le climatoscepticisme n’est pas la cause des destructions qui se poursuivent, mais une simple posture de façade adoptée par ceux qui ont décidé de continuer à les perpétuer de toute façon, comme l’observe Bruno Latour. Par ailleurs, il n’est pas si sûr que la fascisation du capitalisme soit seulement accidentelle. Après tout, l’essence du capitalisme réside dans la création exponentielle de valeur financière (la plus-value). Or, une telle logique est par nature expansive et réductrice. Expansive car elle implique sans cesse de nouvelles conquêtes, à l’extérieur (la colonisation puis la mondialisation) comme à l’intérieur (les privatisations puis la digitalisation). Réductrice, car elle exige la monétarisation et la marchandisation, et à travers celles-ci, la quantification, le contrôle et la domination : des hommes, pour garantir leur productivité ; de la terre, pour assurer la rentabilité. Grâce à la digitalisation et l’intelligence artificielle (IA), elle tend même à réduire le champ culturel et psychique entier à des flux monétisables.

Dans l’état actuel de nos connaissances, un tel projet d’expansion continue conduit nécessairement à la destruction de l’écosystème terrestre et de ses habitants, ou à leur transformation dans un mesure telle que rien de ce que nous entendons aujourd’hui par une vie digne et vivable ne puisse être envisagé. Mais aussi à la disparition d’une proportion considérable des espèces vivantes et de leurs écosystèmes. En somme, il manquerait seulement au capitalisme la figure d’un Grand Chef Paranoïaque pour mériter historiquement le titre de « fascisme ». Ce point mériterait une discussion séparée, mais remarquons simplement que la modification profonde des systèmes d’information et de communication, notamment par le biais de l’IA, rend peut-être tout simplement inutile la présence d’un cerveau central humain individuel pour la diffusion des injonctions qui créent et entretiennent la société fasciste. En particulier, remarquons avec le philosophe Éric Sadin que la banalisation de systèmes d’injonction continue à vitesse électronique, à travers des « apps », dans le travail, le loisir ou les déplacements, rend pratiquement impossible l’exercice des facultés attribués au sujet libre, en passe de devenir un concept désuet. De sorte que le grand guide et sa clique sont potentiellement remplacés par des algorithmes et du marketing.

Mais le capitalisme s’attaque à la vie d’une façon bien plus directe, concrète et profonde. L’agriculture industrielle en fournit l’exemple le plus abouti et le mieux étudié. Ici, on pratique l’éradication méthodique de toute forme de vie qui s’opposerait à la maximisation des rendements d’une manière qui détruit de proche en proche nos paysages et leur biodiversité. Tout ce que la vie crée de tordu et d’inattendu est pourchassé, redressé ou éliminé avec soin. Finalement, c’est la vie même, sous sa forme brevetée et rentable, qui est rendue prévisible, uniforme, normalisée, par le génie génétique. Une logique qui gagne les forêts (« forêts silencieuses »***) et s’applique bien sûr à nos propres corps, dont il faut gommer les rides, les imperfections, traquer et corriger les faiblesses jusque dans le génome (avec des « microbots » correcteurs d’ADN). En agriculture, nous en connaissons le résultat : il se calcule d’un simple regard sur les paysages désolés de nos campagnes, vidées de leurs populations et de leur biodiversité, réduites au silence aride de la vie optimisée, à des sols lessivés, épuisés, moribonds. Cette substitution partout de la forme parfaite, rentable, utile, c’est déjà ce que Nietzsche, le philosophe de la vitalité par excellence, voyait dans la lutte de l’appolinien et du dyonisiaque, au tournant du classicisme dans la Grèce antique. Le primat croissant de la forme figée et quantifiée sur l’élan vital, sur la poussée de la physis. D’aucuns prétendront avec aplomb que le capitalisme est la forme même de la vie, voire son aboutissement, puisqu’il vise à sa propre expansion et s’appuie sur la compétition (du moins en théorie, la situation de monopole tendant à être la règle). On sait trop bien d’où s’élèvent ces voix de légitimation, qui s’appuient sur une lecture réductionniste de Darwin et ignorent systématiquement les faits et les théories adverses, pour s’y attarder. Qu’il nous suffise de répéter ceci : pour assouvir sa soif d’expansion (sous forme de profits sans cesse accrus), le capital doit pouvoir compter sur la réduction préalable de toute vie naturelle, individuelle et sociale à des flux de marchandises et, in fine, d’argent, de capitaux. En ce sens, à travers la marchandisation et la monétarisation, la numérisation est bien plus ancienne que l’informatique, celle-ci n’en étant que la forme aboutie et subtile (le sujet « augmenté », qui est en fait un sujet réduit), et bientôt capable de remplacer non seulement les travailleurs productifs, mais aussi le travail de ceux qui autrefois assuraient la mise au pas des travailleurs et des consommateurs par la surveillance, le contrôle et la punition****. Les travaux de James C Scott montent que cette numérisation, ce contrôle naissent en même temps que l’État, l’écriture et l’impôt, dans les villes fortes de la Mésopotamie ancienne.

Après les 30 Glorieuses, combien de Honteuses ?

Enfin, il faut ajouter un élément qui est lié plus intrinsèquement à la période historique que nous traversons. Alors que dans la période précédente (les fameuses « Trente Glorieuses »), le capitalisme avançait sous le couvert d’une promesse de « progrès universel », c’est-à-dire du bonheur pour tous par la consommation de masse et le bien-être matériel, nous assistons aujourd’hui à la collision entre cette promesse et les contraintes inhérentes à la finitude du monde. Ceci a peut-être un impact limité sur le projet capitaliste, qui trouvera aisément d’autres territoires à conquérir, fût-ce dans l’espace ou à l’intérieur du cerveau (il peut même produire ses propres consommateurs logiciels, c’est un pari que je fais). Le règne de la peur et de la confusion est d’ailleurs une stratégie pensée par l’élite capitaliste (la fameuse stratégie du choc, de Naomi Klein), et comme l’écrivent les membres du Comité invisible : « Nous ne vivons pas une crise du capitalisme, mais au contraire le triomphe du capitalisme de crise ». Mais cela produit des effets dévastateur dans le monde de l’opinion, de la démocratie, des médias. Bref, dans la « représentation » – au sens politique et au sens sociologique – que la civilisation produit d’elle-même. Ici, c’est le sauve-qui-peut. Les peuples et leurs élus se replient dare-dare sur la Nation, les frontières, la race ou la religion. Chacun pour soi et les siens, dans une coque fabriquée à toute vitesse avec des restes de l’État, de sa police et de son armée. Dans ces conditions, on acceptera, tout au plus avec un soupir d’impuissance, que des migrants se noient par centaines en mer. On fermera les yeux sur les guerres nécessaires de nos fournisseurs d’énergie. Un jour peut-être, à force d’avoir attendu trop longtemps, on obtempérera à la dictature techno-écologique qui imposera de violentes restrictions de liberté, la surveillance continue des individus et une planification brutale des naissances au nom de la survie de l’espèce. Le fascisme deviendra « écofascisme ». Ce risque, nous en sommes avertis depuis longtemps. En 2008, Isabelle Stengers publiait d’ailleurs un livre intitulé « Résister à la barbarie qui vient ».

En somme, le capitalisme n’est peut-être pas un fascisme au sens strict que les historiens confèrent à ce vocable. Certains refuseront d’admettre qu’il porte le germe du fascisme dans son essence même. Mais à tout le moins, il me semble évident qu’il dérive vers un fascisme de fait, dès le moment où les conditions de sa poursuite sont incompatibles avec le maintien de la vie humaine et des écosystèmes telle que nous les connaissons. Un projet voué à l’effondrement, qui embrigade les masses et emmène son peuple avec lui dans sa mort, tout en se débarrassant de ceux qui sont dans son chemin. Un projet dont l’accomplissement justifie toutes les opérations de réduction, de marchandisation, de numérisation, de contrôle et d’exploitation continues. Les mouvements politiques que nous observons avec incrédulité s’inscrivent en toute logique dans la phase historique que nous vivons. Et bientôt, la question ne sera plus tant de savoir quel terme employer pour les décrire, mais simplement de quel côté nous sommes et par quels moyens nous pourrons encore lutter. A l’instar de Gilles Deleuze, qui a inspiré ce texte, nous aurons à nous poser cette question : sommes-nous du côté de la mort ou du côté de la vie ?

* Disponible en écoute sur youtube.com

** Cf. l’entretien accordé par Sadin à la chaîne internet Thinkerview

*** Cf. mon texte sur la « Google Global Forest » ici.

**** La série Black Mirror montre cette évolution possible avec force.

Comité invisible, A nos amis, La Fabrique éditions, 2014.

Deleuze G. et Guattari F., L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, éd. de Minuit, 1972.

Latour B., Où atterrir ?, éd. La Découverte, 2017.

Nietzsche F., La naissance de la tragédie (1872).

Pahleta U., La possibilité du fascisme, éd. La Découverte, 2018.

Sadin É., L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radical , éd. L’échappée, 2018.

Scott J.C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, 2019 (2016).

Stengers I., Résister à la barbarie qui vient , Les Empêcheurs de penser en rond, 2009.

 

Brève anthropologie de nos capacités de résistance à l’exploitation capitaliste.

Progressisme, grands monothéismes, sagesses orientales, animisme non-moderne… Je propose ici une petite évaluation pragmatique de leurs potentialités de résistance à la modernité capitaliste.

L’exercice est périlleux et sans doute discutable, mais il permet de clarifier un débat possible et de donner un outil pragmatique pour ceux qui s’engagent dans une démarche de résistance. Je procède donc ici à une esquisse de caractérisation des grands ensembles anthropologiques et culturels à partir des ressources qu’ils donnent à ceux qui mettent en doute le récit historique et politique qui accompagne le déploiement de l’ensemble de pratiques d’exploitation et de domination des humains et du réel que l’on appelle capitalisme.

1. La mobilisation du concept de Progrès par l’individualisme moderne.

Le Progrès a la force d’une évidence. Qui trouverait légitime de s’opposer au Progrès, à moins d’endosser la qualification peu flatteuse et toujours psychologisante de « conservatisme » ? Si je suis si souvent méfiant face aux récits qui mettent en scène le héros du Progrès, c’est parce qu’il est trop souvent accompagné de la pensée paresseuse que ce progrès s’imposerait de lui-même, diffusant sa propre lumière dans l’esprit humain. Cette pensée s’accompagne de l’idée que « l’on ne peut aller à l’encontre du progrès, à contre-courant de l’histoire ». Or, cette histoire qui se déroule avec tant de panache, c’est bien celle des vainqueurs, celle de la domination et de l’exploitation capitaliste et de son modèle supposément libéral, destinés avec le soutien de la science et de la technique à rationaliser le monde et contrôler la nature en s’appuyant sur les seules forces du génie individuel et de l’avidité égoïste. La philosophie qui accompagne ce déploiement historique et règne sans partage sur l’intelligence occidentale, ce n’est rien d’autre que l’individualisme. Comment ne pas voir que cet individualisme est un instrument qui met à mal nos capacités de résistance en nous apprenant qu’il est « normal » et légitime de penser à son propre intérêt en toute circonstance ? Le modèle moral du capitalisme, abondamment relayé par les médias, les discours de marque et aujourd’hui les puissants réseaux sociaux, est un modèle qui favorise tout ce qui met à mal ce qui fait tenir ensemble les humains, entre eux et avec leur milieu. Les syndicats sont vus comme de pesants vestiges du passé, les croyances religieuses seraient au mieux un droit privé à s’illusionner soi-même, la défense des traditions et des milieux de vie appartiennent à la sphère sympathique de l’environnementalisme, destiné à maintenir un échantillon de la diversité du vivant dans un musée à ciel ouvert fait de réserves naturelles ou dans des éprouvettes d’ADN. Le Progrès individualiste, comme figure de libération de l’individu à l’égard de tout ce qui l’attache est un puissant moyen de fabriquer des humains qui seront de plus ou moins bonne humeur, mais en tout cas pas en capacité d’opposer leurs agencements sociaux et naturels à la logique d’exploitation capitaliste.

2. Les alternatives monothéistes au discours moderne

Je ne vais pas détailler le cas du monothéisme, dont j’ai abondamment parlé ailleurs. La raison en est que j’associe ce modèle au précédent, dont il est à la fois le moule original et l’alter ego concurrent. Dès les premières pages de l’ancien testament, le caractère d’autorité sans partage auquel prétend la Vérité monothéiste et le droit qu’elle donne sur la nature sont affirmés de la manière la plus brutale et la plus impérieuse. Les résistances offertes par l’Église et le Coran sont, du point de vue qui nous occupe, des tentatives, certes légitimes, de subordonner le déploiement capitaliste à une autorité morale et à une vérité qui lui soient supérieure.

3. Les sagesses orientales et leurs avatars californiens

A première vue, la nébuleuse de pensées inspirées de près ou de loin par les théosophies orientales est vouée à fournir des armes plus efficaces pour la lutte contre l’exploitation capitaliste. Et il est vrai que ces pensées sont a priori incompatibles avec une philosophie basée sur le contrôle et l’exploitation de la nature et du vivant. Toutefois, le succès de ces sagesses dans le monde managérial et en particulier dans l’environnement californien de la Silicon Valley ne peut qu’éveiller notre vigilance. Si elles progressent avec tant de succès dans les élites occidentales, c’est parce qu’elles sont entièrement compatibles avec l’universalisme et l’individualisme ambiants. Elles s’accompagnent généralement d’une version futuriste du progrès, qui passe notamment par la revendication de droits pour les animaux et la prescription d’un végétarisme relativement dogmatique. Ces pensées qui combinent le primat de l’individuel avec le respect vague et généraliste de toute forme de vie, n’offrent guère plus qu’une résistance pacifique et somme toute intérieure aux processus d’exploitation capitaliste. Elles permettent de se rendre insensibles, de s’immuniser à l’égard de la pensée prédatrice qui agit le modèle capitaliste. Mais ce retrait a un potentiel de résistance limité. D’une part, il tend à déboucher sur une forme de fatalisme, d’aveu d’impuissance (conquérir la lucidité en renonçant à sa puissance d’agir étant la forme générique de ces sagesses). D’autre part, il est parfaitement compatible avec la logique de détachement individuel que le récit capitaliste met en œuvre, certes sous une autre forme.

4. Le modèle non-moderne des luttes indigènes

Le cas des sociétés non-modernes, qui survivent ça et là malgré la destruction de leurs habitats et le mépris universel qui est tendu à leurs « croyances » et « rituels », offre de toutes autres perspectives. Non pas simplement parce que les peuples indigènes auraient une autre « vision du monde », plus respectueuse de leur environnement et plus attachée aux traditions ancestrales. Mais parce qu’ils s’inscrivent dans des pratiques sociales et culturelles qui leur permettent de « faire peuple au-delà de l’humain » (ce point à été développé dans le texte L’impératif indigène). Faire peuple au-delà de l’humain, ce n’est pas verser dans un universalisme élargi, ce n’est pas davantage l’affirmation des droits individuels des animaux supérieurs. Cela revient à faire exister et à donner voix et droit à des entités non-humaines, vis-à-vis desquelles ces peuples sont engagés de telle manière qu’ils considèrent leur propre existence comme indissociable de celle de ces entités. Telle rivière, forêt ou colline, telles plantes ou animaux qui guérissent ou qui nourrissent sont vues comme pleinement « Cheyennes », « Inuit » ou « Ashuar ». Non pas en tant qu’ils seraient la ressource ou la propriété d’un peuple ni encore moins un bien commun de l’Humanité. Mais en tant qu’ils font partie et sont indissociables d’une manière d’être qui est  celle de tel peuple, trait qui se manifeste généralement par le fait que ces entités sont vues comme étant dotées d’un esprit, avec lequel il est possible d’entrer en commerce (le plus souvent par une discipline collective du rêve). Il me semble que cette approche non-moderne, qui échappe à l’attraction des grandes vallées de l’individualisme et de l’humanisme, qui est indifférente à l’axiologie du Progrès et aux récits historiques triomphaux (l’histoire n’existe ici que transitoirement, pour être dissoute dans une nouvelle stabilité résiliente), cette approche nous montre une voie de résistance à la destruction (fût-elle « créatrice ») et à la logique d’exploitation exponentielle du projet capitaliste.

Note en guise de conclusion

Si je devais clarifier ma pensée, je n’hésiterais pas à dire ce qu’est le Mal : le Mal est ce qui a pour vocation première de défaire les choses qui tiennent ensemble. Et par « les choses qui tiennent ensemble », je ne parle pas seulement des organismes biologiques, qui sont plus ou moins préservés, mais surtout des modes d’être au sens large des sociétés, métiers, syndicats, écosystèmes, ensembles culturels, enfin des multiples symbioses qui nous relient à notre environnement à travers la fermentation des farines et boissons, la cuisine, les façons d’habiter, de cultiver, de pâturer un monde qui n’a pas été fait par et pour nous mais qui requiert notre intelligence localement. Non pas qu’un monde sans destruction soit possible ou souhaitable. Mais une civilisation qui met la déconstruction au cœur de sa religion pratique relève d’une véritable culture de l’entropie, comme l’indique l’arsenal culturel et imaginaire mobilisé par le marketing et la technologie de confort, entièrement consacré à la dissolution des formes sociales au profit d’une collection d’instants intermédiés par des technologies qui assurent presque seules la continuité mémorielle du moi et capturent l’ensemble des interactions dans un réseau de transactions et d’échanges de données appartenant presqu’intégralement à quelques multinationales qui ont déjà réussi le tour de force d’être plus puissantes que les plus puissants Etats. Face à la définition du pouvoir comme prétention du local au global (Michel Serres), les sociétés prémodernes et non-modernes, polythéistes ou animistes, offrent le modèle de résistance le plus prometteur.

L’impératif indigène

Sortir de l’Histoire est sans doute illusoire, mais faire dévier le véhicule moderne de sa trajectoire est une nécessité écologique. La méthode : prendre conseil auprès de ceux qui résistent à l’hypnose universaliste. Alors :
faut-il (re)devenir indigènes ? Petite introduction aux capacités de résistance de la pensée des « peuples-mondes ».

Read the updated English version « The Indigenous Principle »

Si la modernité est la route qu’il faut quitter, c’est parce qu’elle nous engage dans une voie devenue indissociable de destructions auxquelles il est urgent de mettre un terme. Cette modernité, ce sont en particulier quatre axes et axiomes. (a) La divergence radicale de la culture et de la nature, l’opposition de l’humain au non-humain (dont la pensée politique remonte à Hobbes). (b) La domination scientifique du réel (un projet exprimé par Descartes et Bacon). (c) La sacralisation du passage du temps (Hegel) et sa vulgate contemporaine: une foi messianique dans le progrès technologique. (d) La conception d’un individu rationnel égoïste, conçu par les pionniers de l’économie politique et baptisé par certains Homo oeconomicus.

Prises ensemble, ces quatre dimensions modernes forment une navette mentale de laquelle nous sommes prisonniers, et qui est lancée à grande vitesse vers les seuils environnementaux dont le franchissement est en cours et que les « collapsologues » considèrent comme irréversible à moyen terme. Elles assurent aussi la perpétuation du projet matériel corrélatif de la modernité, le monstre auquel elle a donné naissance, à savoir le projet d’exploitation capitaliste. Ce projet est une charnière centrale dans cette réflexion, car il repose historiquement sur l’accès soudain à des ressources vertigineuses et virtuellement infinies à travers la découverte du “Nouveau Monde” et la colonisation (1). Ironiquement, le déploiement du capitalisme est donc historiquement associé à l’idée qu’il y a un autre monde en plus du nôtre. Idée qui se perpétue ça et là dans les grands projets capitalistes de conquête (ou de fuite) spatiale.

L’exploitation capitaliste de ces ressources virtuellement infinies et le dogme de la croissance qui en découle n’ont pu émerger que sur une oblitération, l’effacement symbolique et souvent réel de l’indigène. Les indigènes, entités négligeables, vapeurs à dissiper, anachroniques survivances d’un monde obsolète, balayés par le passage irréversible du temps et du Progrès. Et pourtant figure ineffaçable, étonnamment résistante, qui nous regarde aujourd’hui depuis la lisière des dernières forêts primaires, aux marges d’un monde qui échappe à la modernité, laquelle ne s’épanouit que dans les plaines débroussaillées, des environnements simplifiés et contrôlables (2). Mais cette lisière est aussi celle d’un passé obscur, celui que l’on rejette habituellement dans le trou sombre du “Moyen-Âge”.

Les indigènes, qu’il fallait d’abord convertir à la foi chrétienne et puis dissoudre dans le Progrès universel et la consommation de masse, sont devenus étrangement l’un des derniers îlots de résistance aux destructions écologiques qui accompagnent la nécessaire marche du Progrès. Dès lors, ce qui apparaissait comme archaïque, puéril, irrationnel… prend soudain une valeur pragmatique inédite. Ces modes d’être et de pensée que l’on regroupera commodément sous le signe de l’indigénité, auraient donc la propriété désormais précieuse de ne pas donner prise (voire d’immuniser contre) les ambitions universalisantes et les projets d’exploitation. Je me propose ici de dégager brièvement quelques-uns des mécanismes immunitaires de la pensée indigène, qui m’apparaissent aujourd’hui comme une nécessité urgente, et que j’aborde pour cette raison comme des “impératifs”.

1. Faire peuple au-delà de l’humain

Pour comprendre ce premier impératif, il faut commencer par revoir le mythe tenace selon lequel les sociétés traditionnelles n’ont pas accès à l’universalité. On a suffisamment insisté sur le fait que de nombreux peuples n’avaient d’autre mot pour désigner les humains que celui qui désigne leur propre ethnie particulière. Engoncés dans notre monothéisme modernisé, nous avons tendance à voir là le signe d’une évolution incomplète, d’un défaut d’historicité, voire d’un retard de développement culturel qui empêcherait ces peuples d’aborder l’universalité de concepts tels que celui de l’Humanité. Une approche plus pragmatique des modes de vie indigènes apporte un tout autre point de vue : l’universalité (qui accompagne si souvent les projets expansionnistes et impérialistes occidentaux) n’est tout simplement pas leur problème. En revanche, les Inuit du grand Nord ou les Jivaros des forêts d’Amazonie sont tout entiers impliqués dans la problématique qui consiste à nouer et entretenir des relations satisfaisantes et stables avec tout ceux qui composent leur environnement immédiat : les plantes qui guérissent, les animaux qui nourrissent, les sols, les rivières, les forêts et bien sûr les autres humains et les esprits qui recueillent les points de vue de ces multiples puissances, avec lesquelles il est possible de rentrer en négociations moyennant l’art du rêve, de la transe et de l’exégèse. En fait, l’identité indigène est si peu un particularisme qu’elle étend en général l’idée de personne aux autres espèces et entités, communautés vivantes, écosystèmes et plus encore.

Dans son projet d’anthropologie au-delà de l’humain, Eduardo Kohn utilise le terme générique de “séité” pour désigner cette notion étendue de personne, qu’il voit pour sa part comme le propre du vivant, lequel fait émerger des systèmes autoportants (ou des sois) sur des multiplicités. Analysant l’usage du terme “Runa” par les Indiens du même nom, il insiste sur le fait que ce terme n’est pas vu comme un nom d’ethnie mais comme un mode d’être impliqué dans un monde vivant, qui est signifiant et relationnel de part en part. “Runa” désigne tous les sois qui sont engagés dans ce peuple-monde, qu’il s’agit de maintenir dans un équilibre toujours précaire, en prélevant sa nourriture avec précaution, en évitant de fâcher les esprits de la forêt et les bêtes sauvages. Dès lors, être indigène, c’est faire peuple au-delà de l’humain, dans un monde vivant (c’est le sens pratique du mot “animisme”, débarrassé du risque de n’y voir qu’une simple « projection mentale » inappropriée). Philippe Descola, qui parle quant à lui des natures-cultures des peuples indigènes pour décrire ce type d’Umwelt bio-écologico-symbolique, a bien montré comment cet impératif pratique de faire peuple au-delà de l’humain était porteur d’une capacité de résistance et de réaction aux agressions du capitalisme. Lorsqu’un projet minier menace une colline, une forêt, une rivière, les populations indigènes ont la capacité de réagir de manière immédiate, c’est-à-dire exactement comme si une personne éminente de leur peuple était menacée ou agressée. Nul besoin de passer par un calcul d’intérêt ou un conflit de propriété (“ces ressources sont à nous”) car la montagne ou la rivière ne sont pas un capital, ni même un territoire, ce sont des « personnes », des sois qui occupent une place essentielle dans leur monde. En un sens, cela leur donne un statut de droit inaliénable, un droit qui est en somme naturel bien qu’il soit construit culturellement. Un droit en tout cas, qui ne répond en rien au droit de propriété sous l’angle duquel la modernité capitaliste aborde la question des ressources.

2. Courber le temps

Une autre coutume propre au regard moderne posé sur les sociétés traditionnelles consiste à y observer l’absence d’une vision linéaire du temps. Des anecdotes anciennes montrent qu’en quelques années, un événement “disruptif” était intégré dans une vision mythologique éternisante. L’une d’elle est rapportée par l’anthropologue Levy-Bruhl, qui raconte comment un chien qu’il abandonna dans un village au cours d’un de ces voyages d’exploration, était considéré seulement quelques années plus tard par les villageois comme ayant “toujours été là”. Kohn décrit un processus similaire chez les Runas, selon lesquels le Runa “moderne”, portant notamment des vêtements manufacturés, est en fait le Runa originel, qui aurait ensuite été déchu et jeté dans un état “sauvage” à la suite d’un déluge ancien. Façon non moderne de se dire moderne. À moins de considérer que ceci ressorte d’un défaut congénital de mémoire, il faut bien plutôt y voir un travail actif de métabolisation des événements qui surgissent dans la réalité de ces peuples. Dire à l’ethnologue: “mais ce chien est là depuis toujours” alors qu’il est arrivé quelques années auparavant dans le convoi dudit ethnologue, ce n’est pas forcément une conjuration d’un temps linéaire qui apporterait des nouveautés insupportables pour l’esprit mal équipé des indigènes. Si, ici aussi, nous voulons bien quitter la certitude de notre supériorité historique, cette affirmation est avant tout le terme d’un processus pragmatique qui signifie : “nous avons trouvé la place de ce chien dans notre monde”, il est donc désormais partie intégrante des permanences relationnelles qui fondent la pérennité de l’Umwelt, de l’écosystème indigène. Ce qui se joue là, c’est une faculté tenace de résistance à ce qui se présente comme une “rupture qui sauve”, pour reprendre la description d’Isabelle Stengers. Tout ce qui arrive et se produit en s’accompagnant de la mention “plus rien ne sera jamais comme avant”, portant la bannière du Progrès inéluctable et irréversible, doit être patiemment tordu, courbé, rapiécé, de sorte que ces changements s’opèrent comme si rien ne changeait.

Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier que des choses changent, et même irrémédiablement. La vie est évolutive et adaptative et elle doit prendre des risques, y compris le sien propre. Mais ce changement retrouve la place qui est la sienne dans les processus vivants : celle du passager clandestin, du parasite, dirait Michel Serres dans son livre éponyme. Le parasite est toujours le premier terme d’une relation. La symbiose est sa réinterprétation coévolutive, c’est-à-dire la domestication, la métabolisation du parasite et la réinvention corrélative de l’hôte dans un processus qui permet la sauvegarde de celui-ci dans un système de complexité supérieure, mais aussi le maintien des équilibres écosystémiques dans lesquels il est vitalement engagé.

L’impératif indigène auquel est soumis le changement, c’est donc de passer l’épreuve des écosystèmes culturels-naturels dans lequel il s’inscrit. L’agriculture par le sac et le soc, qui a accompagné notre révolution néolithique, ne répond pas à ce critère. Comme le montre Michel Serres dans le même ouvrage, elle repose sur l’éradication complète des communautés vivantes sur un sol et leur remplacement par une espèce d’intérêt, épaulé par des processus de protection et de destruction des pestes, herbivores et adventices. Ce type de changement ne passe pas la barre de l’impératif indigène car le passé y ressurgit sans cesse comme un refoulé, sous forme de pathogènes résistants, mais aussi de nouvelles maladies, de pollutions, d’épuisement des sols. Ce second impératif, qui consiste à recourber le temps sur lui-même, à métaboliser le changement, témoigne d’une capacité pratique de résistance à la sacralisation moderne du temps. Le changement ne peut être une valeur en soi, les promesses messianiques monothéistes, qu’elles soient religieuses ou technologiques, en sont pour leur frais lorsqu’il s’agit de s’immiscer dans les mondes indigènes. Car ces promesses peuvent conduire ces peuples-mondes à leur perte. Et ceux d’entre eux qui ont survécu le savent.

Conclusions

L’impératif indigène, sous les deux formes proposées ci-dessus, c’est d’abord une capacité de résister au pouvoir de l’universel. Car comme le dit Serres, “le pouvoir est le passage du local au global”. D’autre part, l’indigène se révèle foncièrement métabolique, il ne connaît obstinément que le local, où les pensées sont des pratiques et vice-versa. Ces cultures sont des cultures symbiotiques, des flux naturels-culturels. Pour s’en tenir à la dimension politique, on retrouve cette idée dans l’ouvrage célèbre de Pierre Clastres, « La société contre l’Etat », qui montre comment les peuples d’Amazonie se prémunissent activement de l’émergence d’un pouvoir centralisé.

Nous pourrions nous dire que ces modes d’êtres nous sont irrémédiablement étrangers, que l’Histoire nous a coupé d’eux définitivement. Ce serait oublier que notre histoire (européenne) est aussi celle d’une colonisation mentale et culturelle, par le monothéisme chrétien d’abord, qui s’est accommodé peu ou prou de cultes polythéistes locaux, ensuite par sa déclinaison moderne, athée et scientiste. Un point nodal de ce processus fut la chasse aux sorcières, alliance du religieux et de la médecine nouvelle pour éradiquer les savoirs anciens portés par les femmes, lesquelles avaient échappé au formatage des nouvelles élites médicales masculines. Sortir de l’Histoire est peut-être illusoire, mais faire dévier le véhicule moderne de sa trajectoire est une nécessité écologique. De plus, nous avons un passé de culture symbiotique, qui s’est perpétué à travers les traditions et savoir-faire du vin, de la bière ou du pain, qui furent des inventions vitales pour la survie de nos ancêtres et qui ne purent voir le jour qu’à travers des pratiques de coexistence négociée avec les êtres minuscules et néanmoins puissants de notre environnement.

Les modes d’être et d’action indigènes nous montrent comment une pensée procède pragmatiquement pour résister aux prétentions de la modernité à pouvoir tout détruire pour tout reconstruire. Face aux promesses de métaphysiciens, de technocrates et d’économistes, les cultures indigènes sont des actes de joie spinoziste, dont la résistance consiste à cultiver obstinément tout ce qui accroît localement notre puissance d’agir, en construisant et cultivant les relations symbiotiques contre les pouvoirs qui nous séparent de notre puissance d’agir, en personne, en peuple ou en écosystème. Car la puissance à accroître n’est pas seulement celle d’individus humains mais aussi d’agencements et de collectifs humains-non-humains

Le parasite. Michel Serres, 2014 (1982)

Comment pensent les forêts? Eduardo Kohn, 2016 (2014).

La société contre l’Etat. Pierre Clastres, 1974.

L’éthique. Baruch de Spinoza.

(1) Cf. la série télévisée « Capitalisme », par Bruno Nahon et Ilan Ziv (Zadig Production).
(2) Une figure que je développerai ailleurs sous la catégorie des « religions du désert ».

La modernité comme figure ultime du monothéisme

En mettant en lumière le fondement religieux de l’industrialisation, Pierre Musso ajoute un chaînon à la courroie qui relie la modernité capitaliste à l’Ancien testament.

Comme je l’ai suggéré ailleurs, il n’est pas incohérent de voir la modernité scientifique comme un prolongement de l’histoire d’une lente colonisation mentale par le monothéisme. De nombreux thèmes se prolongent et se transforment en transitant des religions du Livre à la modernité scientifique. De manière générale, de l’Ancien Testament au Discours de la méthode, on assiste à la désinsertion écologique des humains, qui se trouvent arrachés symboliquement et physiquement du réseau des relations vivantes qui assurent leur existence et leur subsistance. Sous la coupe du Dieu unique – ou de la seule Vérité –, les sujets humains sont désormais opposés à la nature, dont ils doivent produire une représentation ou un modèle, qui servira de base pour établir un nouveau rapport avec elle, médié par des machines et placé sous le signe de l’exploitation. Si le “permis d’exploiter” la nature a été délivré explicitement dans la Bible, il devient un véritable programme de domination, d’extraction et de rationalisation du monde à l’époque moderne.

Dans un livre intitulé « La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise »*, Pierre Musso explore un rouage de cette mécanique historique, éclairant la transition entre représentation religieuse et représentation économique du monde naturel. Selon l’auteur, l’esprit industriel s’est d’abord développé dans les monastères, dès le moyen-âge. La logique productiviste et le principe d’efficacité du travail s’y développent d’autant mieux que les moines se plient ascétiquement à des conditions de travail rigoureuses, vécues sans doute comme une soumission à Dieu. L’avènement d’une nouvelle vision de la nature, nature qu’il s’agit, avec Bacon et Descartes, de connaître par la science mathématique pour mieux la soumettre, est décrit par Pierre Musso comme une deuxième bifurcation vers l’industrialisation de notre rapport au monde. Lorsque l’industrie se développera pleinement, au 19ème siècle, on ne s’étonnera donc pas que des auteurs socialistes tels que Saint-Simon voient dans l’industrie la « mise en activité du principe divin ». Rappelons en outre que le capitalisme naît lui aussi dans une atmosphère religieuse, celle de la Réforme, selon l’idée que la réussite individuelle et l’accumulation de richesse doivent être accueillis comme le signe encourageant d’une grâce divine que rien ne garantit. A la même époque, dans le sillage des philosophies de l’histoire, l’Humanité entière se trouve elle-même divinisée, comme un Grand Être qui déploie son accomplissement à travers l’organisation industrielle et l’arraisonnement** de la nature.

Aujourd’hui, les tenants de la poursuite de cette marche triomphale du « progrès », qui nous a rendus maîtres et possesseurs de la nature, sont confrontés à la difficulté embarrassante et menaçante des limites que la Terre elle-même oppose à son déploiement. Cette Gaia rebelle a été découverte scientifiquement par James Lovelock*** en 1978, lorsqu’il émet l’hypothèse que l’atmosphère et sa composition est en réalité le fruit des processus métaboliques de la vie elle-même, atmosphère que les écosystèmes de la biosphère contribuent à rendre et maintenir favorable à la vie. Face aux dérèglements qui risquent de transformer Gaia en une furie indomptable, les apôtres de la religion du progrès scientifiques sont condamnés à tourner en rond dans la cage conceptuelle de la modernité, hésitant entre messianisme technologique (on trouvera bien une solution), fuite dans un ailleurs lointain (nous allons coloniser et exploiter d’autres planètes) ou cynisme pur (oui, nous allons tous disparaître, et alors ?).

Face à ces apories d’une modernité qui n’est pas équipée pour un monde fini et complexe, un monde vivant et relationnel, il semble pourtant que nous sommes condamnés à explorer la seule voie possible : celle de la sortie du paradigme moderne. Elle consiste à remplacer l’idéal technologique par la culture des symbioses, à rejeter la glorification de l’Humain pour revendiquer l’indigénéité des pratiques, des rites et des pensées qui nous unissent aux écosystèmes. Retisser le continuum de sens et d’expérience qui irrigue le monde vivant dont nous faisons partie, bien que toute notre histoire (en tout cas celle qui nous est racontée) semble nous indiquer le contraire.

 

*Présenté par l’auteur dans Le Monde diplomatique de juillet 2017.

**Selon le mot de Heidegger, dans Question sur la technique.

***James Lovelock : « L’hypothèse Gaia ».

Sommes-nous déjà morts ?

Réflexion amazonienne sur notre prostration face au changement climatique.

Quelle étrange apathie s’est emparée de nous tous, tandis que nous sommes occupés à décrire notre fin. Sujet encore lointain, hypothétique et controversé il y a seulement un ou deux ans, le réchauffement climatique et la dégradation de la biosphère sont devenus une réalité qui se déroule sous nos yeux, déversant son fluide entropique sous forme de vagues de chaleur, de flux migratoires et de fonte des glaces. Mais rien ne semble pouvoir arrêter ce spectacle fascinant, pas même les grandes messes internationales où des responsables s’engagent solennellement, et qui ne font qu’entrecouper notre quête effrénée de croissance, d’emploi, de pouvoir d’achat, de profit. Entre incrédulité, défaitisme et négationnisme, c’est partout la même incapacité à prendre en compte cette planète complexe et vivante, qui nous a pourtant faits tels que nous sommes et nous maintient dans la vie. Jusqu’à présent.

Une légende du peuple Runa d’Amazonie évoque de façon frappante la situation où nous nous trouvons. Le récit de cette légende apparaît dans un livre intitulé « Comment pensent les forêts », de l’anthropologue Eduardo Kohn. Comme tant d’autres peuples qui ont résisté à la dissolution dans la modernité, les Runa vivent dans la crainte de se faire dérober ou « dévorer » leur âme, c’est-à-dire de perdre cette sorte d’agilité propre aux vivants, qui les rend attentifs aux autres êtres peuplant leur environnement. L’amoindrissement ou la perte de l’âme, c’est donc le risque de devenir indifférent à cette toile relationnelle sur laquelle émerge la vie comme la pensée. C’est pourquoi Eduardo Kohn ancre son anthropologie dans une « écologie des sois ».

Dans le mythe relaté par Eduardo Kohn, un homme a, par imprudence ou négligence, épousé un démon ayant pris l’apparence d’une « superbe femme blanche ». Peu de temps après, un jour que l’homme s’éveille d’un sommeil où il a été plongé par une action magique, il demande à sa femme d’épouiller ses cheveux. Celle-ci prend place derrière lui. Très vite, il ressent une sensation étrange. Son cou devient brûlant. Dès ce moment, il n’est plus capable de réagir, bien qu’il sache parfaitement ce qui est en train d’advenir. D’une voix blanche et neutre, il conclut calmement :

« Tu es en train de me dévorer. »

Désormais privé de son âme, l’homme a perdu son ancrage dans le monde qui l’entoure. Pour commencer, il ne peut plus se connecter au point de vue du démon situé dans son dos, ni entrer en relation avec lui pour tenter de l’amadouer, de le déjouer, « …il enregistre simplement la sensation de brûlure sur son cou. Plus tard seulement, il réalisera que c’est le résultat de son propre sang s’écoulant de sa tête. » Eduardo Kohn souligne que cet homme demeure parfaitement capable de raisonner logiquement et de déduire des faits ce qui est en train de lui arriver. En revanche, il ne peut plus ressentir sa situation dans une perspective intersubjective et relationnelle, qui lui donne prise sur ce qui lui arrive.

Si les démons et les âmes errantes sont dangereuses pour les Runa, c’est parce qu’ils menacent de nous contaminer avec la manière de voir le monde du point de vue des non vivants. N’est-ce pas très exactement ce qui se produit pour nous ? La modernité a opté pour une représentation du monde et du vivant sur le modèle de la machine. Dans ce grand mécanicisme cosmique, nous avons perdu de vue l’importance d’être attentifs aux autres formes de vie et aux signes que nous font  les écosystèmes dont nous dépendons. Avons-nous offert notre âme au fameux démon de Laplace* ? En radicalisant la différence entre humain et non-humain, nous serions-nous nous-mêmes dévitalisés ? Sommes-nous devenus des spectateurs amorphes de nous-mêmes, indifférents à un monde auquel nous ne sommes plus reliés que par des machines de production et d’information ? Pour les Runa, être vivant c’est faire émerger et subsister une singularité face à des défis écologiques quotidiens (se nourrir, s’abriter, se défendre, se soigner) et cela exige d’être attentif au point de vue des autres organismes : humains, animaux, plantes et même esprits errants. Comme des Runas dont l’âme a été subtilisée, nous regardons aujourd’hui avec apathie le sang chaud de la Terre Mère qui s’écoule du Groenland au Sahel, et jusque sur nos épaules. Comme privés de réactions, nous sommes incapables de relier nos actes quotidiens aux risques qu’ils comportent, aux implications qu’ils portent. Pour les Amazoniens, ce processus de « désanimation » de soi et du monde n’a qu’une seule issue, celle qui conclut le mythe relaté par Kohn :

« Et il s’est juste endormi. Elle l’a endormi jusqu’à la mort. »

Descartes et la panique ontologique

La modernité est-elle un malaise passager ? Réflexion à la lecture de « Comment pensent les forêts » d’Eduardo Kohn.

Dans son livre « Comment pensent les forêts », Eduardo Kohn fait une allusion au célèbre cogito, allusion dont la portée est redoutable pour tout l’édifice de la philosophie moderne. Le projet de Kohn est celui d’une refondation ontologique de l’anthropologie au-delà de l’humain, non pas sur un quelconque déterminisme biologique, mais sur la base de la sémiotique de Charles Sanders Peirce et de ses trois catégories de signes : icônes, indices, symboles. Dans le sillage de Bruno Latour et Philippe Descola, le travail de Kohn récuse non seulement le dualisme de l’humain et du non-humain, mais il aplatit littéralement la modernité, la destituant de sa supposée prééminence, de sa culminance historique et autoproclamée, en la confrontant aux cultures indigènes qui, telles celle des Runa d’Amazonie, pratiquent l’art, la science et la conscience de leur inclusion dans un réseau complexe de relations écologiques, parmi les vivants de tous poils et de tous ordres. Une ambition maximaliste, puisqu’il s’agit rien moins que de retisser le continuum qui s’étend des plus simples molécules jusqu’à la pensée symbolique, opposant les lois de l’animisme aux accusations d’anthropomorphisme, opposant un monde d’interprétations plurivoques et réciproques au règne de la causalité aveugle. Je reviendrai ailleurs sur ce projet qui est à mon sens fondamental pour l’écologie et les sciences du vivant.

Dans le cours de son exposé, Kohn témoigne d’une expérience de déconnexion angoissante de la réalité dont il a été l’objet. S’appuyant sur des descriptions de psychologues, Il voit dans cette panique déréalisante la marque distinctive de la capacité proprement humaine à fabriquer du symbolique. Car si nous nous pensons uniques, ce n’est pas tout à fait sans raison. Dans un monde de signes et d’interprétation tel que celui de l’ontologie de Peirce, tout est signe et tout fait signe à un degré ou à un autre (1). Toutefois, certains signes semblent être le propre de l’homme. Il s’agit des symboles. Au contraire des indices et des icônes, les symboles ne sont pas directement reliés à une réalité extérieure. Ils sont, comme le disait Saussure, arbitraires. Et ils forment à ce titre une apparence de monde en soi. C’est ce qui les rend si prodigieusement prolixes. Mais cette indépendance recèle aussi un danger : celui d’une sémiose devenue « folle », d’une prolifération délirante de significations qui cessent de s’articuler avec l’altérité, d’une excroissance symbolique produisant une pensée privée de la résonance d’un « nous » et de la chair d’un monde. Un solipsisme déréalisé, voilà le diagnostic proposé par Kohn pour ces expériences d’angoisse et de panique, où l’on se sent soudain coupé du monde, et presque convaincu que le monde lui-même n’est qu’une apparence, une illusion à la surface de notre soi créateur de symboles.

C’est alors que Kohn mentionne le cogito de Descartes, cette forme aigue de subjectivité où la conscience est prisonnière du manège fou du doute existentiel, détachée à l’extrême de toute réalité extérieure. Ce serait un mauvais procès que de vouloir dissoudre la conceptualité cartésienne dans un diagnostic psychiatrique. En revanche, on ne peut pas ignorer que le même Descartes a aussi été l’un des plus éminents apôtres d’un dualisme radical entre la conscience et le monde, le sujet et l’objet, de même qu’il est un fondateur du projet moderne de domination de la nature par la science. Et c’est cela qui me paraît aujourd’hui ravageur pour la modernité : que la totalité du projet moderne puisse apparaître comme un malaise passager. Cet avènement triomphal, qui devait nous dégager des vieilles illusions en nous rendant maîtres de nous-mêmes et d’une nature réduite à l’état de matière qui se hâte sans but sous le joug d’un implacable déterminisme, tout cela se verrait réduit à un petit dérapage dans la production symbolique. Une malencontreuse glissade donc, qui a désarticulé la production symbolique de son substrat d’indices et d’icônes, qui a malencontreusement débranché la pensée de son socle vivant, de son écosystème forestier (2). 

Un bref moment d’égarement ? Peut-être, mais qui a eu de lourdes conséquences. Car cette arrogance du cogito déréalisé a permis et justifié que soient raillées, minorisées et souvent anéanties les mille façons d’être humain qui n’avaient pas renoncé à une pensée enracinée dans leur tissu écologique. Ce solipsisme triomphaliste a conduit à une exploitation des ressources naturelles qui a poussé les écosystèmes au-delà de leur seuil de résilience, et peut-être fait basculer le climat vers un état nettement moins hospitalier pour la vie. C’est cela qui nous oblige aujourd’hui a réévaluer les apports et les acquis du projet moderne, et surtout son coût exorbitant. Mais si la modernité est ce moment d’égarement, il est encore possible de nous ressaisir. De réveiller en nous l’indigénité qui a résisté aux temps arides du monothéisme et à la longue hibernation moderne, pour réinstaller la pensée dans la forêt sémiotique et symbiotique du vivant (une quête qui se poursuit dans cet article: l’impératif indigène). 

Kohn E., 2017 (2013). Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain. Zone sensible.

(1) Pour Peirce, même les objets matériels sont en quelques sortes des interprétations, mais qui sont engoncées dans une habitude irrévocable, au contraire des êtres vivants qui peuvent toujours se réinventer en réinterprétant ce qui leur arrive, en remaniant la manière dont ils s’inscrivent dans leur tissu d’habitudes.
(2) Au passage, je veux mentionner combien cette expérience de panique ontologique ressemble à celle d’un Dieu tout-puissant qui ne serait confronté à aucune extériorité. Un Dieu sans égal et sans monde, sinon celui qu’il créerait comme une pure apparence sans essence, pour son divertissement ou son accomplissement. Bref, ce solipsisme du cogito moderne a aussi tout d’un aboutissement délirant et d’une forme privatisée du monothéisme, cette pensée du désert, comme je tenterai de l’expliquer ailleurs.