La rationalité du vote d’extrême droite

Le vote d’extrême droite a une rationalité qui nous paraît incontestable. On peut s’y opposer, mais il faut la comprendre. L’enjeu pour la gauche écologiste est de reconstruire un récit d’avenir crédible et désirable.

Related imageLe repli identitaire façon anchois. Les anchois forment d’immenses bancs de millions d’individus. Leur nombre et leur ressemblance les rend difficiles à cibler pour un prédateur. C’est l’effet de dilution (image: earth-chronicles.com).

Depuis des décennies, le monde académique, politique et médiatique s’interroge sur les ressorts et les déterminants du vote d’extrême droite. Le plus souvent, ce vote est attribué à un défaut ou une faiblesse de l’électorat en question : manque d’éducation, mauvaise compréhension de la situation, décadence morale ou simplement misère sociale. Bref, les électeurs du Front, puis du Rassemblement national en France, comme ceux du Vlaams Belang en Flandre, seraient au mieux défavorisés ou mal informés, au pire stupides et de mauvaise foi. Dans à peu près tous les cas, leur vote serait irrationnel. Je soutiendrai ici le point de vue inverse : si l’on part des données macroéconomiques et environnementales, même (et d’autant plus) si on en a une connaissance floue et lointaine, la rationalité du vote d’extrême droite est parfaitement soutenable, au moins du point de vue des catégories socioculturelles les plus concernées.

Lorsqu’on doit envisager son avenir et celui de ses proches à moyen ou long terme (ce qui est le cas en principe quand on vote), il semble raisonnable de s’appuyer sur les informations dont on dispose sur l’état général du système dans lequel nous évoluons. À ce jour, ce système a deux faces (et c’est d’ailleurs notre principal problème). D’un côté : le système Terre (limité), avec ses ressources naturelles, ses dynamiques écosystémiques et son état climatique. De l’autre côté le système économique et financier (illimité), avec ses pertes et ses profits, ses processus de mutualisation (des pertes, en général) et de privatisation (des capitaux et des bénéfices). Il n’a échappé à personne, je crois, que le système financier est inégalitaire et instable, comme nous l’ont rappelé de multiples crises et leurs conséquences depuis les années 1970, en particulier la dernière, et comme en témoigne le triomphe planétaire d’une gestion néolibérale de l’économie actant le principe de la fragilisation sociale au profit de l’enrichissement du capital. Quant au système Terre, des alertes sont lancées par les scientifiques depuis les années 1960 et se voient sans cesse confirmées depuis lors, avec des signaux proprement catastrophiques en provenance de la biosphère et de l’atmosphère depuis quelques années.

Sur fond de ce tableau systémique, quelle devrait être la réaction « rationnelle » des classes dites populaires et « moyennes inférieures » des États d’Europe, qui bénéficient du système social le plus protecteur du monde ? Je crois que vous avez deviné. Sachant (1) que la Terre a des limites que nous sommes en train de violer allègrement, (2) que le système capitaliste global est de plus en plus favorable à une minorité de plus en plus réduite (en tout cas à l’échelle de nos démocraties), (3) que la démographie du Sud est galopante, sachant enfin (4) qu’ils ne sont en rien un maillon fort du système économique (ils ne sont même plus cette figure héroïque qu’était « le prolétariat ») puisque la plupart ne possède pas de capital et est en voie de déclassement professionnel face aux révolutions technologiques et à l’intelligence artificielle, on peut attendre des électeurs d’extrême droite qu’ils soient mus par le désir de préserver leurs (maigres) droits sociaux et leur pouvoir de consommateur. Dans les conditions susmentionnées, il n’est donc pas anormal qu’un certain protectionnisme socioculturel, fondé sur la nationalité ou l’appartenance ethnique (religieuse ou culturelle), apparaisse comme une offre politique à la fois pertinente et identifiable.

En résumé, les électeurs d’extrême droite votent en fonction du fait que leurs acquis sociaux et leur mode de vie ne sont pas extensibles à l’échelle de la démographie mondiale. Et cela est parfaitement rationnel. Car s’ils sont relativement défavorisés à l’aune de nos sociétés, ils comptent cependant parmi les privilégiés à l’échelle de la planète. Et ils sont suffisamment informés pour ne pas l’ignorer. Les partis d’extrême droite l’ont bien compris, puisqu’ils ont opéré ces dernières années un virage social. C’est le cas du Rassemblement national de Marine Lepen, qui propose même désormais un « protectionnisme écologique », mais aussi du Vlaams Belang, qui a réussi à surprendre Bart de Wever en optant pour un discours de réassurance sociale, là où la NVA avait misé sur une droite libérale dure, destinée à faire mal aux immigrés et aux francophones pauvres, oubliant qu’une partie de son électorat ressent aussi une certaine fragilité sociale et une angoisse existentielle. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les nouveaux partis de gauche « radicale » (France Insoumise, PTB en Belgique) sont discrets, voire évasifs, sur la question de l’immigration, parce qu’ils savent qu’ils peuvent perdre la bataille sur ce terrain (c’est probablement déjà fait pour Mélenchon).

Aujourd’hui, l’offre de gauche est majoritairement inaudible pour l’électorat de l’extrême droite, lequel est indispensable pour une majorité qui remettrait en question la suprématie (neo)-libérale. Et contrairement à ce que pensent (ou pensaient) de bonne foi de nombreux sociaux-démocrates, ce n’est peut-être pas parce que les arguments de la gauche sont trop subtils et rationnels pour un des brutes ignorantes votant avec leurs tripes. Le dernier argument de rationalité économique que j’aie entendu dans une bouche de gauche consistait à dire que nous avons besoin d’immigration pour « payer nos pensions ». L’argument est à la fois faible électoralement (il néglige la dimension culturelle), irresponsable sur le plan écologique (il table sur une croissance infinie) et indéfendable du point de vue même des principes de la gauche (il résume la valeur humaine à la valeur productive).

Discuter la rationalité du vote d’extrême droite ne peut se réduire à stigmatiser l’électorat sur des bases morales et sociales. Cela impose une certaine rigueur. Et d’abord de reconnaître que cette rationalité est en fait un produit d’une certaine idéologie libérale, qui définit l’humain comme Homo œconomicus, c’est-à-dire un être qui agit de manière rationnelle et égoïste, un être plus ou moins individualiste qui recherche toujours son intérêt, voire celui de ses proches parents ou de son groupe ethnique (en raison de la théorie dite du « gène égoïste » de Dawkins). Il s’agit de l’anthropologie sur laquelle les théoriciens libéraux ont construit la doctrine socioéconomique dominante. Doctrine que tous les partis de la gauche de gouvernement ont acceptée avec plus ou moins d’enthousiasme ou de résignation. S’ils en paient aujourd’hui le prix fort, c’est sans doute parce que les conséquences matérielles de cette doctrine se révèlent incompatibles avec les valeurs universalistes et humanistes de la gauche, et ce aux yeux mêmes de leur électorat historique.

Naturellement, reconnaître la rationalité qui préside au vote d’extrême droite, cela ne signifie pas s’y soumettre. Cette rationalité est discutable en droit et contestable en fait. Discutable en droit car elle s’appuie sur une vision restrictive (individualistes et matérialiste) de ce qu’est notre « intérêt ». Contestable en fait parce qu’elle conduit à des solutions redoutables pour notre dignité et celle d’autrui. Exemple : ignorer ou s’accoutumer collectivement au fait que des milliers de pauvres périssent en Méditerranée ou sont réduits en esclavage dans des camps libyens, voire s’en réjouir plus ou moins ouvertement au motif que cela tarit un « appel d’air ».

Si la gauche, et singulièrement une gauche écosocialiste ou sociale-écologique, doit reconstruire un discours qui porte au-delà d’une niche relativement privilégiée, il faudra qu’elle opère une véritable révolution culturelle. Face à l’imminence d’une catastrophe planétaire environnementale et financière, une partie de la gauche s’est déjà mise au travail. De son côté, les populations font également un aggiornamento culturel, avec le retour de pratiques plus sobres, de l’autoproduction, des compétences de réparation, d’entretien, des solutions de partage ou encore du localisme. Il sera crucial, dans les prochaines années, que la gauche puisse proposer un récit d’avenir simple et crédible, qui préserve l’ouverture à l’Autre et la nécessaire solidarité humaine, sans ignorer ou mépriser l’ancrage local de chacun et la sécurité sociale de tous. Sa mission est selon nous de redonner le pouvoir aux citoyens, aux acteurs de terrain, à l’échelon local, rendre aux populations leur destin et leur autonomie, tout en les protégeant des effets dévastateurs de la mobilité financière et des ravages du capitalisme néolibéral. Alors, seulement, on peut espérer le retour d’une rationalité à visage humain.

Goodbye Anthropocene, Hello Entropocene…

Anthropocene is a fuzzy notion and an insult to Indigenous people. We plea for the use of “Entropocene” instead. An easy switch for an era in which Disaster Capitalism is turning the biosphere into atmospheric warmth.

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When a coral reef is collapsing, thousands of symbiotic species are replaced by blooming algae and a few other species. An example of entropy by lowering the species richness and their interconnection (image copyright: Jen Smith).

Read now the follow-up to this article: « Anthropocena »: the last supper? Or read here in french.

Do you feel the toxic touch of the word “Anthropocene”? If you don’t, just consider the following. Attributing the near-collapse of our planet to the Anthropos in general means that we hold the Inuit or Jivaros as much responsible for the situation as our modern Western civilization. This sounds absurd, doesn’t it, since they are among the first victims of capitalist greed, deforestation and climate change, and the last defenders of our forests and ice caps. And all in the name of « universal humanity » (aka the Anthropos), a concept these peoples never asked for or supported. In other words, we confuse victims and predators when we use the word Anthropocene as the « age of man ». It all sounds like the Western empire’s latest dirty joke.

« Capitalocene », originally proposed by Andreas Malm, is a much more satisfactory option. That’s why we use it on this blog. However, it’s still a somewhat vague concept, fraught with ambiguity as to whether to point the finger at capitalism as such or private property, the invention of money, or the first states, or slavery, patriarchy and so on (all of which form a complex history that we explore on Symbiosphere).

We suggest here that the history of modern capitalism is being transformed into a global technoculture of entropy. Entropy refers to the second thermodynamic principle according to which, in any system, a certain amount of energy will be irreversibly converted into heat (i.e. lost forever), leading to the degradation of matter and energy in the universe towards an ultimate state of inert uniformity. Entropy is the general tendency of the universe towards disorder… and death. It’s no laughing matter, I admit. But it’s a pretty perfect definition of climate change, as the product of blind economic development in the context of neoliberalism and the religion of Growth.

At a time when GAFAM and the UBER-economy have invaded not only the most distant territories, but also the most intimate parts of ourselves and our social relationships, it appears that entropy is not just the result of our economic madness, but the very shape of a new dissipative culture. In this sense, we are witnessing an entropization of the social field, with the use of marketing and big data, focusing on individuals, or rather on bits and pieces of them: their instant feelings, their dispositions to like or dislike. All with the aim of boosting numbers and accelerating the pace of transactions and profit And ecosystems are also entropized, which often equates to « eutrophied » (a word from ecological science), resulting in simpler, less diverse and less resilient landscapes, resulting from and/or designed for rapid and brutal exploitation.

The entropization of society and ecosystems is not exclusively the result of the blind course of economic forces, nor is it due to so-called human nature or some innate anthropological tendency. In The Shock Doctrine, Naomi Klein insists that political and social disintegration (sometimes presented by economists as « necessary » for wealth creation) was in fact a conscious strategy, planned and theorized, notably by Milton Friedman and his « Chicago Boys », and experimented with on a large scale in South America with the participation of the CIA. Designed to rapidly gain the upper hand in the event of economic, social and natural disasters (e.g. Katrina), this conceptual system, dubbed « disaster capitalism » by Klein, reached maximum acceleration under the reign of Facebook, Big Data and high-frequency trading.

This general and accelerated process towards maximum disorder, leading to social and political dislocation, and transforming the (sym)biosphere and the fossil energy of the soil into carbon dioxide and heat (energy lost forever, or at least for a very long time), is a correct, if broad, definition of entropy. This is why it may be worth considering the word « Entropocene » as an easy alternative to « Anthropocene ».

Resistance to the Entropocene is best expressed by the concept of « negentropy » (used by Bernard Stiegler), or that of « autopoiesis » (Félix Guattari), emphasizing the potential of living processes, from the smallest cell to ecosystems, human cultures and societies. The complexity and diversity of life appear as a response to the universe’s tendency towards dissipation. Herein lies the true and precious « singularity ». The universal pretension of the « Anthropocene » concept also misses the potential for inventing and maintaining negentropy in human cultures. So, as well as insulting non-modern, non-Western, non-capitalist human beings, the « Anthropocene » vision robs us of great inspiration. In our article « The Indigenous Principle », for example, we discussed the skills of the indigenous way of thinking to resist disaster capitalism, in addition to indigenous expertise in « managing » their environment in a resilient way.

A probably rare case of negentropy in the universe is the terrestrial biosphere itself, « Gaia », as it was nicknamed by scientists John Locke and Lynn Margulis in the 1970s. On this blog, we use the word « symbiosphere » to refer to the many processes and relationships that together preside over the formation of the Earth’s crust, planetary biodiversity and protective gaseous atmosphere. It expresses itself in the flesh and soul of every living being. And it is precisely the opposite process of entropification, which transforms the product of life into an enormous mess of dead particles ruining the atmosphere. Global warming.

Read the follow-up: « Anthropocena »: the last supper?

Les machines guattariennes : résister à l’ère de « l’entropocène »

Promenade d’été dans l’écosophie guattarienne, où l’on affirme la dignité de l’existant et la pluralité radicale de l’être dans une écologie à la fois scientifique et politique.

Le dugong et ses rémoras forment un agencement, une machine symbiotique, dont la bouche ventouse du rémora est un dispositif de raccordement essentiel (image : otlibrary.com).

Il y a quelque temps, Symbiosphere avait publié un bref résumé de la pensée de Bernard Stiegler, qui gravite autour du concept de négentropie, lequel situe la singularité du vivant dans le cadre général de la thermodynamique (à lire ici). Nos lectures d’été nous ayant conduit sur les sentiers frais et sauvages de l’écosophie de Félix Guattari, nous avons corné quelques pages qui aideront à donner un sens à la fois plus philosophique et plus politique à ce concept forgé à partir de la science physique. Un intérêt de la pensée de Guattari, comme de la négentropie, c’est justement de faire communiquer l’état physico-chimique du monde avec les enjeux de lutte sociale et environnementale, d’émancipation individuelle et collective, tous irrémédiablement mêlés d’affects et de subjectivité existentielle.

Des machines autopoïétiques

C’est à un biologiste, Francisco Varella, que Guattari emprunte le concept d’autopoïèse. Comme avec la négentropie, il s’agit de célébrer l’originalité de certains systèmes, les systèmes vivants, qui tendent à la complexité et l’organisation dans un univers marqué par la fluence, la dispersion, la dissolution. Chez Guattari, l’autopoïèse désigne le phénomène d’émergence sui generis d’un objet capable à la fois de se maintenir et de se perpétuer dans son être, tout en apportant un point de vue et une contribution nouvelle à son environnement. Telles sont les machines (ou agencements) de Félix Guattari, érigées sur des flux de matière, d’énergie et de désir qui parcourent leur environnement (allopoïèse), mais toujours plus et autre chose que l’addition ou la conjonction de ces flux. Ainsi, la machine d’un organisme biologique se forme et se perpétue en intégrant des flux de carbone, de chaleur, d’ADN, etc. Mais sauf à sombrer dans la pensée triste d’un bio-mécanicisme, elle ne peut être réduite à une simple expression ou conséquence de ces flux. Il y a une dignité ontologique qui revient à tout ce qui réussit à imposer une position subjective. Comme pour célébrer cette dimension autopoïétique de systèmes vivants, sociaux, culturels, et peut-être même au-delà, Guattari n’hésite pas à parler de créationnisme (on peut aussi entendre : constructivisme) et affirme d’emblée que son écosophie est une éthique.

En résumé, la machine Guattarienne se déploient dans quatre dimensions. (1) Les flux : les machines autopoïétiques émergent sur les flux qui caractérisent l’économie des (éco)systèmes. (2) La machine elle-même et son autopoïèse, c’est-à-dire la dimension cybernétique de feed-back, nécessaire à l’émergence d’un « soi ». (3) Les valeurs : chaque machine est porteuse d’une perspective, elle charrie son propre univers, souligne Guattari. Et elle institue ses propres valeurs. Ces valeurs peuvent être économiques, mais aussi esthétiques, éthiques ou religieuses. Cela dépend du type de machine. Il n’y a pas de hiérarchie a priori dans l’ordre des valeurs. (4) La finitude : la machine connaît une naissance et une fin. Elle est ouverte sur une altérité, qui peut la happer et la dissoudre. À ce titre, elle est insérée dans un phylum, une série évolutive, une lignée de machines qui innovent tout en héritant de leurs prédécesseurs.

On comprend pourquoi, en psychanalyste dissident, Guattari accorde une importance si particulière aux dysfonctions des machines psychotiques (cf. sa schizoanalyse). Leur anormalité dérangeante, leur douleur criante révèlent des aspects fondamentaux du fonctionnement général de ces agencements, de leur fragilité, de la façon dont leur tenir-ensemble ne va pas de soi mais doit au contraire être sans cesse créé et recréé. Ces machines démantibulées permettent d’observer l’autopoïèse pour ainsi dire « à nu », tant il est crucial pour elles de s’éprouver elles-mêmes, de s’affirmer existentiellement. Ceci s’observe aussi dans la névrose, avec des comportements stéréotypés, qui fonctionnent comme des boucles de feedbacks répétitives (se laver les mains, se toucher le nez…). La schizoanalyse vise justement à réinsérer ces machines dans leur environnement, leur histoire, leur société, etc., tout en valorisant leur singularité, leur créativité. D’un certain point de vue, nous avons besoin d’une schizoanalyse collective aujourd’hui, face à un système culturel dominant qui a désigné l’individu communicant et l’instantané communicable comme ses seuls ingrédients et termini.

Son concept de machine autopoïétique, Félix Guattari l’étend à la production psychique de subjectivité, mais aussi aux formations sociales, culturelles, aux œuvres d’art, et même en droit aux objets microscopiques de la physique post-newtonienne. Machines écosystémiques, machines symbiotiques, machines sociales, machines rituelles, machines amoureuses, machines désirantes, et aussi bien : une usine ou un hôpital… L’effet obtenu est à mille lieues d’un réductionnisme mécaniste, comme celui dans lequel Descartes a pu s’engager à l’ère de la machine mécanique, mais bien au contraire, à l’extension du domaine de la créativité, de la spontanéité du vivant, à tous les types d’objets. Contre Descartes, et pour ainsi dire en correction aux méfaits de sa théorie, Guattari s’engage dans un processus de réparation des machines vivantes, de dignification, qui rend aussi à la pensée un peu de son honneur perdu. La valeur éthique du créationnisme est patente, c’est d’accorder une importance maximale à chaque phénomène d’émergence. Et naturellement, cette émergence se produit dans le temps, dans un courant de finitude et d’irréversibilité, ce qui donne à l’écosophie guattarienne des accents existentialistes assumés : l’existence est bien création de sa propre essence (dans la formulation de Félix Guattari : « la praxis est avant l’être »), même si elle ne s’institue pas sur un fond de néant mais sur des flux (que Guattari qualifie de chaotiques, ce qui mériterait d’être discuté par ailleurs). Un créationnisme existentiel ex flucti, et non ex nihilo.

Pour désigner l’émergence autopoïétique, Guattari utilise de manière répétée le terme de « subjectivité », non pas dans la perspective réductrice de l’individualisme et du psychologisme modernes, mais au contraire dans une perspective émancipatrice et révolutionnaire, qui invite à valoriser les créations sociales et artistiques, quel que soit leur foyer d’émergence – individuel ou collectif, humain ou hybride, naturel-culturel – comme autant de victoires contre l’entropie de la culture dominante, sur fond d’une révolution pluraliste hors du cadre dualiste et dialectique du marxisme. Il nous semble que c’est ce qu’il faut entendre par « la cité subjective » : une cité bien terrestre, qui célèbre l’émergence de singularités artistiques, machiniques, sociales, individuelles, écosystémiques, etc.

Une écologie radicale et intégrale, donc pluraliste.

Il est fondamental de bien saisir la polysémie inhérente au système guattarien. Une machine peut elle-même devenir une composante d’une autre machine. Comme la classe sociale dans un système productif, une cellule dans un organisme, l’individu dans une armée, mais aussi bien le drone dans cette armée, une guilde microbienne dans un écosystème, l’espèce dans un arrangement écosystémique, etc. Cependant, chaque machine est porteuse d’une perspective qui lui est propre, d’un point de vue singulier sur l’ensemble, et donc d’une évaluation (telle guêpe parasitoïde est une menace pour une chenille dont ses larves sont friandes, mais c’est une sauveuse pour la plante qui est broutée par la chenille, et qui est capable d’émettre des phéromones reconnus par la guêpe pour l’informer que le repas est servi). C’est ce qui fonde en théorie le pluralisme de l’écosophie guattarienne. L’écologie de Guattari accueille naturellement le dissensus, la pluralité des points de vue et des valeurs. « Toute appréhension d’un problème environnemental postule le développement d’univers de valeurs, et donc d’un engagement éthico-politique. » (74) Voilà pourquoi l’écologie devrait être pluraliste et constructiviste (voire créationniste), et non unanimiste et conservatrice.

Il découle de ce qui précède qu’une machine (autopoïétique) n’est réductible ni aux micromachines qui la composent, ni à la mégamachine dans laquelle elle s’intègre. Contrairement aux théoriciens de la « synthèse moderne » en biologie, Guattari refuse en effet de fonder la multiplicité des agencements écologiques sur une base unique, qui serait par exemple l’ADN et sa machinerie génique, ni à l’inverse sur une « Nature » qui aurait les traits d’un Dieu bon et omniscient (« Ni Dieu ni gène » est le titre d’un livre de Kupiec et Sonego). Il adopte au contraire un point de vue radicalement ou « purement » écologique, qui s’appuie sur une ontologie pragmatique. En clair : pas question de chercher un soubassement matériel, ni un terminus conceptuel, finaliste, à la diversité des agencements et de leurs échelles, depuis l’atome jusqu’à la biosphère. Cela signifie que ce qui compte, ce qui vaut vraiment, dans l’ontologie pluraliste de Guattari, c’est l’émergence.

De là résulte probablement la tendresse du penseur envers la proto-subjectivité des machines qui peuplent notre quotidien : « une passion d’enfance et de toujours, une passion animiste » (251). Ces esclaves modernes traitées comme de simples utilités n’ont-elles pas quelque dignité à revendiquer ? Retrouver l’humain par la voie de l’écologie intégrale, n’est-ce pas aussi le trouver dans un petit agencement de plastique et de métal façonnés avec précision pour conquérir ce qui n’est guère plus qu’un pressentiment d’autonomie ? Et la tentative dérisoire de donner vie à ces imitations squelettiques ne finit-elle pas par créer d’authentiques liens affectifs entre les machines et ceux qui s’en servent ? pareillement, l’écosophie de Félix Guattari conduit à adopter une perspective radicalement amorale et anarchiste (en fait le perspectivisme nietzschéen : Guattari, c’est Nietzsche écologiste !). (Après tout, l’État lui-même, et peut-être le Capitalisme après lui, ont commencé par être un petit miracle vacillant sous les vents contraires, avant de devenir peu à peu un Empire tourné tout entier vers l’exploitation par appropriation et la destruction – par négligence volontaire ou rage cynique – de tout ce qui n’est pas à son service.)

Dans cette écosophie, la valeur du lien est essentielle. La vision par objets suppose un fixisme, un cadre unique, une autorité signifiante déjà constituée. On manque l’émergence, la polysémie de l’être. Et sa fragilité. (C’est peut-être le seul point de contact avec l’ontologie de Heidegger, que Guattari juge « mortifère », parce qu’elle conduit à dégager un privilège historique ou ethnique devant l’être.) Guattari s’oppose à « toute une conception de la subjectivité où chacun est enfermé dans sa monade, et qui dans un second temps oblige à reconstruire des moyens de ‘communication’ », cette dernière étant une manière de « complètement réifier les rapports subjectifs ». « Il faut renverser cette perspective et ne jamais partir d’entités fermées » (127). Une fois encore, ce n’est pas pour se projeter dans un holisme général, mais pour se lancer dans la création de subjectivités situées, risquées, hétérogènes, qui ne se rabattent pas sur les contours prédéfinis d’un organisme ou d’un moi.

La résistance à la culture de l’entropie

Comme nous l’avons suggéré ailleurs, on assiste aujourd’hui au triomphe démoralisant d’une culture technologique et idéologique de l’entropie, qui conduit à l’entropisation réelle de la biosphère, à savoir le réchauffement global (à lire : L’anthropocène est mort, vive l’entropocène). La négentropie des systèmes vivants, sociaux et culturels est de plus en plus contrainte et menacée – quand elle n’est pas tout bonnement dévastée, éradiquée ou criminalisée (cf. Notre-Dame des Landes). Guattari écrit : « les systèmes idéologiques actuels referment le rapport à l’autre, murent le moi sur le moi, et conduisent à méconnaître les dimensions extraordinaires inhérentes à notre existence » (282). Les trois fléaux du réductionnisme ontologique (une seule grille de lecture, un seul langage pour l’être), du moi-isme individuel (l’anthropologie égoïste libérale), de la fuite dans l’éternité de l’instant (les médias et technologies de la communication) marchent de front. Guattari résume la situation : « Il y a une infantilisation systématique de la subjectivité » (283, rappelons une fois encore que subjectivité a un sens large chez Guattari, il y a p.ex. une subjectivité propre aux luttes sociales, aux médias de masse, etc.).

C’est ici que l’écosophie guattarienne dépasse le statut de système conceptuel pour s’inscrire dans une forme de lutte, de résistance. Face à l’oppression « par les signifiants de pouvoir », face à « l’uniformité des opinions (…), dans un conformisme généralisé » (99), la résistance réside dans le simple fait de susciter et valoriser les émergences de singularités, de « subjectivités », avec leur « finitude radicale ». À contre-courant du monde de l’idéologie, des médias, des sondages, qui « nous fait baigner dans une illusion d’éternité ». C’est « la résistance (…) des gens qui reconstruisent la sensibilité à travers la poésie, la musique (…) qui reconstruisent le monde à travers une relation amoureuse, à travers d’autres systèmes urbains » (96).

À coup sûr, l’écosophie est donc une éthique. Elle impose de prendre en compte l’altérité, pas seulement humaine : « la prise en compte du dissemblable, du dissensus, de la différence dans l’ordre humain, animal, végétal ». Elle est aussi un pari – pascalien – sur une sortie de l’époque : « c’est la volonté de construire la vie, la conscience, de machiner l’existence, y compris par les médiations artificielles que sont la science et l’art, qui mènera à sortir du désespoir moderniste et postmoderniste » (281).

Malgré des passages ambigus, et le choix du concept de machine, Guattari avaient bien pressenti le danger de l’uniformisation culturelle liée à l’informatique comme système général de communication et de représentation, et même désormais de « relation » sociale. Là où la polysémie des lignes de signification, d’énergie et de désir confère à chaque agencement un statut de Création unique, « Une même ligne signifiante va pouvoir rendre compte aussi bien d’un texte verbal que d’une image ou de rapports spatiaux » (123). L’informatique, à travers « l’hypertexte », porte le risque et l’illusion d’une « traductibilité généralisée ». Le but est de « pouvoir donner, non pas une représentation, mais une présentification existentielle de ces foyers » d’émergence ou de subjectivité » (124). À bien y regarder, c’est dans cette illusion de la généralité et de la représentation que nous sombrons lorsque nous tentons de construire notre subjectivité tout en nous soumettant au pouvoir signifiant du cadre général, informatico-capitaliste, des « réseaux sociaux ».

Changement d’époque. La façon dont toutes les machines tendent aujourd’hui à s’enchasser dans cette mégamachine qui simule une « société globale » pour mieux cacher les pièces d’un système de profit, d’extraction de data et de contrôle planétaire, gouverné par des algorithmes alliant statistique, marketing de l’addiction et surveillance, démontre à la fois la pertinence des thèses guattariennes et le risque associé à sa poétique machinique. Devant cette mégamachine aux mains du capitalisme, l’urgence n’est peut-être plus de redonner sa dignité à la machine technique, à son système d’interfaces (les objets connectés), à son phylum évolutif (l’obsolescence accélérée), à sa protosubjectivité (les algorithmes qui façonnent et exploitent la subjectivité humaine), mais bien de chercher à édifier d’autres machines, des machines de résistance, qui incluent des humains, des écosystèmes, des divinités, qui s’appellent par exemple « écosystème productif », « ZAD », « forêt sacrée du peuple Runa »… Ces machines peuvent ou non inclure des éléments techniques, mais ces composantes techniques seront de plus en plus suspectes, en raison de l’ubiquité du système capitaliste connecté, qui capture par avance toute machine technique dans un tissu de pouvoir global. La faiblesse relative des hackers, la disparition ou la marginalité insignifiante des réseaux de chat et de messagerie non intégrés dans des plateformes multinationales, tout cela témoigne du statut à la fois stratégique mais aussi miné des machines techniques.

Les symbioses, entre conservatisme et progressisme ?

Entre émergence et fluence, entre nexus et le fluctus, entre nature et culture, nous soulignons souvent le rôle fertile des symbioses, constitutives de ce que nous appelons la symbiosphère, cet ensemble vague et ouvert où les vivants entrent dans un risque commun, étendant le domaine de la négentropie bien au-delà des organismes (relations, (éco)systèmes, umwelts, divinités, esprits, cultures…). Catégorie floue et suspecte aux yeux de bien des biologistes de métier, longtemps négligée, la symbiose a ceci d’utile qu’elle nous force à penser les agencements et leur émergence sur le vif. Elle exhibe un lien insaisissable qui ne se laisse pas réduire aux stratégies des espèces et à l’égoïsme de leurs gènes, ni aux flux d’énergie et de matière de l’environnement. Ni au fond écosystémique, ni à la forme spécifique ou (méta-)génomique.

Selon nous, c’est ici qu’il y a moyen d’élargir ou prolonger le champ guattarien, de brancher sur la machine éthico-philosophique de l’écosophie guattarienne une autre machine, la machine anthropologique et sémiotique forestière d’Eduardo Kohn. Les pratiques écologiques, esthétiques, mais aussi rituelles, mythologiques et sociales des peuples « traditionnels » sont une source inépuisable d’exemples de symbioses naturelles-culturelles en perpétuelle émergence à la surface ontologique des réseaux de flux éco-sociologiques. La pratique du rêve collectif chez les Runa, décrite par Eduardo Kohn dans Comment pensent les forêts, est un exemple remarquable de ce passage obscur, dicret et secret, entre les signaux émis par la faune et la flore, la création collective de récits, la cohésion du groupe social et l’émergence de figures divines intermédiaires, qui font circuler les flux entre les humains et leur environnement. Ces créations, identités de groupe et figures divines apparaissent à l’endroit même où ces flux doivent s’articuler (p.ex. : dans le rêve du chasseur, lorsque la divinité parle à travers la gueule du jaguar), de manière à assurer la sémiose dans le groupe et la forêt toute entière.

En proposant cette articulation entre la philosophie de Guattari et l’anthropologie de Kohn, nous sommes bien conscients de dépasser quelque peu le champ initial de l’écosophie guattarienne. Bien qu’il soit favorable, pour l’univers des machines, à « faire tomber le rideau de fer entre les humains et les objets », on sent une légère hésitation de Félix Guattari autour de la frontière humain/non-humain, et son écologie semble conserver globalement un soubassement matérialiste. Il note bien l’entrelac des lignes sémiologiques qui se croisent dans un rituel ou un mythe traditionnel, et sur lesquels ceux-ci font émerger leur singularité, mais il n’y insère pas les signaux végétaux, animaux, climatiques, etc., qui permettent à Kohn d’étendre le réseau de la pensée jusqu’aux forêts d’Amazonie elle-même. Kohn utilise le mot générique de « séités » (parmi celles-ci : la tribu, le chasseur, mais aussi la divinité ou le jaguar et la forêt) pour horizontaliser la pensée dans une perspective naturelle-culturelle au sens de Descola. Le mot « animisme » revient dans le texte de Guattari, mais il garde ses distances vis-à-vis de celui-ci, sans doute avec quelques raisons, tant on sait combien l’exigence conceptuelle est capable de s’abîmer dans un holisme niais et paresseux. Ainsi, Guattari se distancie clairement de « l’hypothèse Gaia », de Locke et Margulis, qui selon lui tomberait dans « l’animisme », alors même que celle-ci est fondée sur une approche machinique (cybernétique) de la biosphère. Cela traduit une méfiance à l’égard des « idoles », qui mériterait il me semble d’être discutée. Les divinités naturelles des peuples traditionnels relèvent d’un art collectif de faire émerger des figures hybrides, pelotes de lignes affectives, signifiantes, au confluent des écosystèmes, du social, du religieux. Comme nous l’avons suggéré ailleurs (voir L’impératif indigène), ces pratiques écologiques et rituelles installent les peuples « sans État » aux avant-postes de la créativité et de l’exploration des symbioses naturelles-culturelles. Mais surtout, elles leur donnent des moyens de résistance à la destruction occidentale capitaliste, car on peut bien répertorier, calculer, monétiser et négocier toutes sortes de « matières premières » et de « propriétés foncières », mais on ne démêle pas si facilement l’écheveau complexe de désirs, d’affects, de savoirs et de vie qui sommeillent dans le giron d’une déesse.

(Incise : une observation similaire vaut pour les textes du duo Deleuze-Guattari. Ainsi, dans l’Anti-Oedipe, les deux auteurs reconnaissent bien l’inscription du socius « sauvage » sur la Terre – avant la déterritorialisation du socius « barbare » vers un despote et un Dieu -, mais ils ne semblent pas envisager que cette inscription territoriale soit irriguée par un tissu de sémiose biologique, métabolique, écologique, donc naturelle-culturelle. Ils semblent rester dans le paradigme de l’hétérogénéité de la sphère culturelle, de sorte que la Terre reste chez eux une sorte de grand signifiant abstrait, symbolisé par une divinité englobante.)

Penser l’écologie politique guattarienne sous l’angle des symbioses, c’est aussi proposer une voie médiane dans le dilemme déjà évoqué plus haut qui préoccupe Guattari : tout en reconnaissant l’utilité et l’importance historique d’une ligne « dure » de défense environnementale, il se met à bonne distance d’une écologie totalisante et totalitaire, qui viserait une forme de conservatisme consensuel. La crainte de Guattari est plus justifiée que jamais, à l’heure où on sent monter la demande d’une gouvernance climatique globale, (notamment parmi une toute jeune génération qui scande des slogans qui sont presque des décalques inverses de ceux de 68, en exprimant leur demande d’être gouvernés). C’est ici que la symbiose révèle un autre de ses talents. Elle propose de penser et de créer le lien entre développement humain et prospérité des écosystèmes à partir d’émergence plurispécifiques qui sont toujours situées, toujours locales. Autrement dit, il n’y a pas un « mauvais » (p.ex. l’usage de combustibles fossiles) et un « bon » (les « renouvelables ») comportement individuel ou mode de développement. Il y a des pratiques de co-création entre les humains et leurs écosystèmes qui sont à créer, transformer, entretenir.

Les idées que nous portons et explorons, de symbiologie, symbiotech, symbiosphère, symbiosophie… rejoignent donc l’horizon guattarien en cherchant à contourner l’opposition entre conservation et création, entre approche individualisante et approche globalisante.

Toutes les paginations : Guattari, F, « Qu’est-ce que l’écosophie » et « à propos des machines », in Qu’est-ce que l’écosophie ?, Lignes, 2018 (2013).

Deleuze, G, et Guattari, F, L’anti-Œdipe, Minuit, 1972.

Kohn, E, Comment pensent les forêts, 2017 (2015).

L’anthropocène est mort, vive l’entropocène !

Et si l’anthropocène était la dernière mauvaise blague de l’Homme blanc occidental, ses Empires et son Capital ? Plaidoyer pour l’usage du terme Entropocène.

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Lorsqu’un récif coralien disparaît (p.ex. en raison d’une élévation de température), des milliers d’espèces symbiotiques sont remplacées par des algues évasives, des oursins et quelques autres espèces. Un exemple d’entropie par perte de complexité et de relationnalité dans un système vivant (image copyright : Jen Smith).

Des auteurs comme Isabelle Stengers nous ont appris à ressentir le caractère toxique, pour ne pas dire indécent, du concept d’anthropocène, bien que son usage soit fondé sur des arguments scientifiques et éthiques recevables. Je résume cette méfiance terminologique comme suit : si l’on juge que l’état de dégradation avancée de la planète relève de l’Anthropos en général, on estime donc que les Inuits et les Jivaros en sont également responsables, de même que des centaines d’autres peuples, qui comptent parmi les principales victimes de la rapacité capitaliste, de la destruction des écosystèmes et du dérèglement climatique. Autrement dit, on en vient à confondre les victimes et les coupables au nom d’une « universalité » que ces populations n’ont jamais revendiquée pour leur compte. Il y a donc quelque chose d’aberrant, une charge d’ignorance, mais aussi d’incongruité et de fanfaronnerie déplacée, qui s’attachent au terme d’anthropocène. Comme s’il était une dernière mauvaise blague de l’Homme blanc occidental, avec ses Empires et son Capital.

Le terme « capitalocène », proposé par Andreas Malm, semble nettement plus approprié (nous l’utilisons régulièrement sur ce blog), puisqu’il inscrit la situation de la biosphère dans une histoire particulière, bien que devenue globale : celle du capitalisme et de ses développements industriels, qui sont à leur tour le fruit du croisement de plusieurs lignées historiques dont la formation des États antiques, la création de l’impôt et de la monnaie, le développement de l’activité bancaire, l’expansion du monothéisme, le servage, les déplacements de populations d’esclaves, la constitution d’un prolétariat déraciné, etc. (une histoire sur laquelle nous reviendrons prochainement sur le blog Symbiosphere).

À l’heure des GAFAM, alors que la logique de production, de consommation et d’exploitation capitaliste semble avoir envahi non seulement les espaces territoriaux les plus reculés, mais aussi les espaces subjectifs les plus intimes et la plupart des rapports sociaux et économiques, il nous semble que cette histoire de l’expansion capitaliste s’est muée en une véritable technoculture de l’entropie. Le marketing publicitaire, les algorithmes interactifs et l’affaissement de la politique dans un processus de feedback sondagier « peopolisé » sont quelques-uns des grands traits de cette nouvelle culture qui maximise l’agitation affective en même temps que la dispersion dans l’atmosphère de l’énergie accumulée par la biosphère, tout cela en encourageant sans relâche les transactions de toutes natures sur lesquels sont prélevés les profits du système parasitaire mondial capitaliste. Le phénomène des plateformes de travail et de service à la demande (« uberisation ») est l’un des aspects les plus spectaculaires de cette entropisation du social.

Le prix de cette accélération historique est donc une double entropie : (1) culturelle, avec la destruction des agencements sociaux au profit d’un émiettement de transactions socio-économiques et de réactions épidermiques d’appréciation-dépréciation ; (2) physique, puisque chaque interaction sert à faire rebondir la consommation d’énergie et de matière première à la surface de la terre, donc à dissiper de l’énergie dans l’atmosphère. Ainsi, la focalisation exclusive sur les individus et, au sein de chaque individu, sur ses états pulsionnels et émotionnels, au détriment des formations sociales et de la pensée articulée, témoigne de cette culture en situation de pulvérisation constante. Toutefois, elle n’est pas uniquement le fruit de forces économiques et sociales inconscientes et aveugles. Dans La stratégie du choc, Naomi Klein a insisté sur la dimension consciente, planifiée, de cette désintégration sociale au profit de l’élite financière mondiale. Cette stratégie a en effet été théorisée par les économistes néolibéraux tels que Milton Friedman et son « école de Chicago », avant d’être expérimentée à grande échelle dans les pays d’Amérique latine, sous l’égide de la CIA et de grands investisseurs. Conçu pour tirer profit des crises économiques, sociales et des catastrophes naturelles (p.ex. Katrina à la Nouvelle-Orléans), ce système de désintégration capitaliste semble avoir atteint sa « vitesse de croisière » avec l’ébullition permanente des « réseaux sociaux » et le bombardement polémique des « chaînes d’info ». Cette mutation a une explication technique : l’ordinateur connecté portatif, les plateformes « sociales » en ligne, l’e-commerce et le big data permettent désormais à la machine capitaliste de prospérer dans les micro-espaces qui autrefois lui étaient inaccessibles, et de pratiquer ainsi des milliards de « frappes chirurgicales » quotidiennes. Il peut donc mettre en oeuvre sa logique d’extraction, d’exploitation et de monétarisation à la vitesse de la lumière et à une échelle micro-individuelle, sans la médiation des macro-formations sociales (classes, corporations, États, clans, autorités villageoises et parentale). L’ironie de la situation étant qu’on ne manque pas d’une loquace intelligentsia « progressiste » pour se réjouir de la fin de ces intermédiations.

Cette agitation générale qui tend vers un désordre maximal est la définition même de l’entropie thermodynamique. Voilà pourquoi il paraît justifié et pertinent d’utiliser le terme « entropocène ». Il décrit les procès physico-chimico-économiques à l’œuvre dans la modernité, lesquels sont reflétés par la culture dominante de l’agitation sous contrôle du marketing néolibéral. Par rapport au « capitalocène », il présente l’avantage de ne pas ouvrir des débats – à notre sens dispensables – quant à savoir si c’est au capitalisme en tant que tel qu’il s’agit d’imputer un changement d’ère, ou bien au patriarcat, à la colonisation, au monothéisme, à l’industrialisation, l »informatique, etc.

La résistance à l’entropocène passe par une politique de la négentropie (cf. Bernard Stiegler : lire notre article ici), ou encore l’écologie intégrale de Félix Guattari et son auto-poïèse (exposée prochainement sur notre blog). Les deux concepts insistent sur la singularité du vivant, depuis la cellule jusqu’aux écosystèmes et aux sociétés humaines, y compris dans leurs dimensions esthétiques, éthiques, religieuses, comme formes créatives de résistance à la dissipation entropique de l’énergie. Ils impliquent de développer le goût du lien, de la complexité. La recherche créative et collective de nouvelles alliances naturelles-culturelles est, selon nous, une manière de faire vivre hic et nunc la lutte négentropique et l’émergence autopoïétique, en s’inscrivant sur des lignes de fuites symbiotiques hors de l’entropocène. Selon nous, la « symbiosphère » désigne l’ensemble des procès et relations constitutifs de la biosphère et de la croûte terrestre, c’est-à-dire le phénomène – biologique, social, créatif – inverse de l’entropisation.

La loi d’entropie (ou principe de Carnot) est l’une des trois lois fondamentales de la thermodynamique, avec la conservation de l’énergie et le zéro absolu de température. Elle postule le caractère irréversible de la dissipation d’énergie en chaleur résiduelle (et donc en agitation moléculaire). C’est un système qui exprime la finitude de toute chose dans l’univers. Nous l’exprimons avec nos mots, mais elle repose sur des équations mathématiques.

Une obscurité splendide (après l’effondrement)

Cette incursion dans l’âge obscur grec est une utopie en sens inverse, pour ceux qui résistent à la fatalité capitaliste tout en affrontant les paramètres catastrophiques de la biosphère.

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La formation de l’humus mobilise une vaste communauté de microbes et invertébrés, qui assure le recyclage des nutriments. « Humain » et « humus » ont la même racine (image : sonomarcd.org).

 

 » Peut-être que la conclusion la plus importante qu’il faut tirer sur ces ‘siècles obscurs’ (…) c’est qu’il n’y eut jamais rien de tel… » (William Dever) (1)

Toutes les civilisations ont connu leur effondrement. Les premiers États avaient une vie relativement courte. Leur modèle, fondé sur la concentration de populations, de bétail et de cultures céréalières, sur l’impôt, sur la conscription et sur un travail plus ou moins forcé, les exposait à l’épuisement graduel des ressources, à la convoitise des voisins, aux épidémies et à la colère du peuple, exploité pour alimenter les élites, les campagnes armées et l’édification de murs et de monuments à la gloire de l’État et du despote.

Entre ces brefs moments de faste glorieux s’étiraient des périodes dites « sombres », « obscures » ou « moyennes », dont on sait généralement peu de choses, sinon qu’un État centralisé et autoritaire y laissait la place à une collection lâche et dispersée de communautés plus petites et davantage tournées vers l’autarcie et la diversification de leurs ressources. L’abandon de toute architecture monumentale, statuaire et archive écrite, l’absence au fond d’un projet de postérité et de glorification de la part des élites de l’État urbain, rendent ces époques difficiles à aborder et moins attractives pour l’histoire et l’archéologie, du moins celles qui, aux siècles passés, a alimenté nos cours d’histoire et notre imaginaire collectif, marqué au sceau du Progrès de la Civilisation. Pourtant, ces « trous d’air » civilisationnels ne correspondent pas nécessairement à un recul du bien-être, de l’espérance de vie, ni même sans doute de la vitalité culturelle, même si les traces font défaut. Ce qui semble en revanche certain, c’est que ces épisodes correspondent à un relâchement de l’oppression et de la soumission des populations, qui pouvaient de nouveau produire pour elles-mêmes et multiplier leurs ressources à travers la chasse, la pêche, la cueillette, le ramassage des fruits de mer ou l’agriculture itinérante sur brûlis, en exploitant des savoirs et savoir-faire écologiques profonds et variés. Tout ceci est décrit, détaillé et discuté dans le fameux livre de James Scott, Against the Grain (Homo domesticus).

Enfants d’un effondrement

Or, c’est au cours d’une de ces périodes, « l’Âge Obscur » de la Grèce archaïque, que s’est allumée une lueur qui brille encore aujourd’hui dans notre esprit, et qui mérite plus que jamais de nous servir de phare. Après l’effondrement des États palatiaux minoen et mycénien, mais avant la recomposition d’un projet unificateur qui aboutira à l’entreprise impériale d’Alexandre, s’étend une très longue période durant laquelle l’organisation royale a reculé ou disparu, de même que l’écriture qui servait à la maintenir (le linéaire B). C’est au coeur de cette parenthèse brumeuse qu’ont été forgés les grands textes fondateurs d’Homère et d’Hésiode. Ceux-ci rassemblent des récits qui furent probablement transmis oralement durant des siècles, comme cela se produit chez la plupart des peuples sans État, qui n’ont aucun intérêt à figer leur histoire (ce serait même plutôt l’inverse, selon Scott). Pour leur rédaction, ces auteurs durent recourir à une écriture d’origine étrangère : l’alphabet des Phéniciens, importé dans le cadre des échanges commerciaux et de la navigation marchande qui constituent l’ambiance générale de cette partie du monde antique essentiellement insulaire et côtière. C’est également vers la fin de cette période qu’émergent les cités grecques, en particulier les « colonies » telles que Milet et Éphèse, sur les côtes d’Asie mineure, ou encore Agrigente en Sicile. Ces villes verront naître les figures des Sept Sages, qui établirent les premiers modèles d’organisation politique de la cité, et celles des premiers philosophes que furent Thalès, Héraclite, Empédocle ou encore Pythagore.

C’est dans ce monde à l’identité plurielle, dispersé autour de la Méditerranée orientale, sans État central fort et initialement privé d’un système d’écriture propre, que sont nés :

  • une représentation unifiée du cosmos (la mythologie hésiodique avec son schème généalogique),
  • une conception de l’individu forgeant son destin face à l’hostilité des éléments, la colère des dieux et la traîtrise des hommes (Ulysse et son intelligence rusée : la « métis »),
  • une image de la pensée et de l’intelligibilité du réel (les éléments de la « physis » selon Thalès, Héraclite et Anaximène, et même le concept d’être in(dé)fini ou « apeiron » selon Anaximandre),
  • la naissance du politique, c’est-à-dire d’une idée de la cité dans laquelle le pouvoir serait réparti de manière juste et rationnelle (la démocratie étant l’une de ces tentatives de gouvernement).

De l’État au Capital : impasses de la civilisation

Pourtant, notre récit civilisationnel a davantage les yeux tournés vers les premiers États du Croissant fertile, l’universalisme chrétien et l’impérialisme romain. Or, je soutiens que ces trois référentiels, malgré leur indéniable importance historique, sont à la racine des impasses – singulièrement écologiques – dont nous approchons désormais à vitesse quasi gravitationnelle. Ils contribuent en effet à la situation de surexploitation intensive de la terre jusqu’aux confins du possible ainsi qu’à la destruction systématique de tout ce qui résiste à la simplification comptable et à la rationalité économique d’optimisation du profit. C’est à très gros traits que je brosse ci-dessous les grands attributs de ces trois systèmes de référence, espérant que le lecteur historien me pardonnera la simplicité de la description, qui sert à faire ressortir l’axe de mon propos.

  1. L’État antique est la matrice d’une logique de concentration démographique et économique, qui se nourrit par prélèvement fiscal sur le labeur de populations serviles. Il correspond à une entreprise d’autopromotion par des élites qui fabriquent son idéologie à coup de récits héroïques et de réalisations fastueuses. Il repose historiquement sur l’agriculture céréalière, plus facile à contrôler, stocker et imposer. La dimension de contrôle des populations et de comptabilité des terres et de la production est donc essentielle, elle est d’ailleurs à l’origine de l’adoption d’un système scripturaire par tous les États anciens. La nature « parasitaire » de ces structures et de leurs élites explique quant à elle la tension dialectique entre classe opprimée et classe dominante, dont Marx fut le grand narrateur.
  2. Le monothéisme judéo-chrétien, bien que poli et édulcoré dans le contexte romain, hérite du geste fondateur des trois monothéismes. Le Dieu jaloux et céleste des Hébreux impose le rejet radical des divinités multiples et terrestres qui assurent le lien rituel et les négociations pratiques entre les humains et leur environnement naturel, au profit d’un simple rapport de domination et de domestication (la racine domus/domine est centrale ici). La conjugaison de ces deux lames de fond – État et monothéisme – suppose donc le rejet massif des puissances naturelles et des formes de subsistance multiples et fluctuantes par lesquelles les humains établissent des relations symbiotiques avec leur environnement. Ces symbioses « naturelles-culturelles », pour reprendre le terme de Descola, étaient pratiquées par la majorité des peuples de la terre et inscrites dans une relation attentive et experte avec les écosystèmes, jusqu’à une date relativement récente. Elles sont encore aujourd’hui au coeur des principales réserves de biodiversité de la planète, et les seuls exemples contemporain de cultures humaines soutenables environnementalement. À la fin du Moyen-Âge, ce furent jusqu’aux connaissances des milieux sauvages, des plantes et de leurs vertus, qui se virent diabolisées et vigoureusement réprimées, avec pour prix de sang le meurtre systématique des « sorcières ».
  3. L’impérialisme romain est une forme étendue et proto-mondialisée de la centralité de l’État. Symptomatiquement, il s’est finalement marié avec le monothéisme chrétien. La même « joint venture » renaîtra de ses cendres au moment de la colonisation. Avec celle-ci, la logique de concentration propre aux premiers États se traduit en extension, sous forme d’une projection territoriale des États modernes hors de leurs frontières .

Les trois grands référentiels décrits ci-dessus ont fait le lit du capitalisme mondial, qui a grandi dans les interstices et les marges des États. À l’exception de la centralisation, qu’il abandonne aux reliquats d’États, et qui est incompatible avec la mobilité nécessaire des capitaux, on y retrouve les principes de déterritorialisation propres à l’État antique et au monothéisme, à ceci près que les flux nés de l’exploitation du travail et de la Terre, réduits à une arithmétique et une géométrie productivistes, ne sont plus convertis en démonstration de puissance centrale, mais divertis dans un système de circulation financière à haut débit. Du moins provisoirement, car les projets d’immortalité, d’intelligence artificielle et de conquête spatiale qui fleurissent dans la Silicon Valley, semblent présager d’une nouvelle poussée pharaonique, rejouant la centralisation fastueuse et l’idéologie monumentale des premiers États à l’échelle de la Terre, voire au-delà. Mais cela, c’est une autre histoire, qui relève encore de la fiction.

Une anomalie porteuse d’espoir

La civilisation grecque, au moins si l’on excepte ses évolutions tardives, semble donc s’inscrire comme une anomalie dans ce panorama dit « des origines ». C’est peut-être que sa vigueur et sa créativité mêmes traduisent l’un des rares exemples documentés d’une culture germée et développée dans le sillage d’un effondrement. En effet, les nombreuses périodes de collapse en Mésopotamie et en Egypte ont laissé un vide archéologique, particulièrement dans le domaine des grandes réalisations monumentales, qui condamne l’historien au mutisme. Au contraire, « l’âge obscur » d’où émerge la Grèce archaïque et l’époque qui a suivi – celle que Nietzsche appelle « l’époque tragique » – nous ont légué une cosmologie, des grands récits sur la condition humaine, des concepts philosophiques audacieux, des mythes fondateurs de la littérature et, enfin, un éthos unique, celui du politique dans la cité, dont l’idée démocratique continue de nous guider contre les menaces de l’oligarchie (le capital), de la sophistique (le marketing) et de la tyranie aristocratique (la technocratie des « experts »).

L’une des principales différences avec le modèle étato-impérialo-monothéiste, c’est l’absence de centralité unique. C’est ce que Deleuze et Guattari observaient en décrivant la géographie insulaire et « fractale » de la Grèce. La Grèce n’a pas de centre, ou alors son centre est dans chacune des « colonies » qui forment sa constellation maritime, transie par les échanges culturels et commerciaux véhiculés par la navigation marchande. Outre une langue et une mythologie, ainsi que quelques autres référents culturels, c’est par le dissensus, par la compétition que les cités grecques sont unifiées, bien plus que par leur soumission à un pouvoir centralisé. C’est là la trouvaille magistrale des Grecs. Deux exemples sont suffisamment parlants à cet égard : les joutes oratoires qui animent les débats philosophiques et politiques d’une part ; les compétitions sportives qui mettent aux prises les guerriers des différentes cités d’autre part.

Creusons un peu l’exemple de la démocratie, fondamental pour notre destin à nous. Jean-Pierre Vernant considère que le cercle est la figure géométrique de la démocratie car il résume parfaitement la situation d’isonomie : tous les citoyens sont à égale distance du centre, c’est-à-dire de la décision. C’est très vrai (du moins dans le cadre de l’agora athénienne), mais il faut immédiatement préciser que ce centre est vide, et pour ainsi dire décentré. Le cœur de l’agora est occupé indifféremment et alternativement par tout citoyen (libre, homme et adulte). Les Etats modernes, malgré leur intention indéniablement démocratique, n’ont pas pu atteindre l’exigence grecque, ils ont ainsi remis au centre une bonne dose de faste et de gloire. Et le compromis de la démocratie représentative se cristallise régulièrement dans une incarnation unique, de type présidentiel. Finalement, c’est peut-être la toute-puissance de l’argent, ce faux fluide qui ne coule ni ne ruisselle jamais autant qu’on le prétend, sinon pour s’échapper au contrôle et à l’intérêt de la cité, qui semble aujourd’hui jouer le rôle du despote dans la culture mondialisée. Sous la forme des lobbies d’intérêts financiers et des « conseillers » gavés à la théorie économique, mais aussi sous celle d’un nouvel « héroïsme » global, incarné par quelques entrepreneurs devenus multi-milliardaires et la caste managériale du néolibéralisme techno-médié.

Conclusion avant effondrement

Revendiquer une filiation avec la Grèce, plus particulièrement l’époque archaïque et l’époque classique présocratique, n’a rien de neuf ni d’inattendu. Les plus grands contempteurs de la modernité tels que Nietzsche et Heidegger s’y sont attelés aux dix-neuvième et vingtième siècles. Ce que j’ai voulu souligner, c’est que cette singularité du « miracle grec » s’ancre dans une période et une situation qui correspondent à ce que l’on désigne désormais communément sous le terme d’effondrement. Elle devrait nous faire réfléchir sur notre potentiel d’invention et de créativité en-dehors des structures idéologiques et technocratiques de l’État, du monothéisme d’inspiration chrétienne et du capitalisme mondialisé. À la différence des autres sources fréquemment revendiquées pour la « civilisation » européenne ou occidentale, la racine grecque profonde n’exige ni la centralisation du pouvoir, ni le contrôle des populations et des territoires, ni l’absolutisme de la vérité, ni la concentration des richesses. Je ne dis pas que ces tendances n’ont pas existé en Grèce – n’oublions jamais que la démocratie athénienne prospérait sur un fond esclavagiste ! –, mais ce n’est pas elles qui font l’originalité et le caractère séminal de la Grèce.

Après l’analyse pragmatique de l’efficace indigène (lire L’impératif indigène), il s’agit d’une nouvelle ressource que je tente de soumettre à tous ceux qui se sont mis en tête de résister au fatalisme ambiant tout en affrontant les paramètres catastrophiques d’une biosphère en état de stress létal. Ce nouvel Obscur n’est plus celui des horizons lointains mais d’un passé lointain. Une utopie en sens inverse, qui invite à rêver nos origines pour inventer notre futur. Dans une obscurité qui n’est pas la mort, mais au contraire l’humus qui donne son sens à l’humain, germent les graines d’un monde plus ouvert, plus divers, plus vivant, riche de liens et d’incertitude. L’Europe a au fond d’elle-même ce trésor humique de l’éternel retour, qu’il conviendrait d’apprendre à cultiver.

 

(1) Cité par Eric H Cline, dans « 1177 avant J-C. Le jour où tout s’est effondré. »

Références

Deleuze et Guattari, L’Anti-Oedipe.

Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?

Scott, JC, Against the Grain.  

PS : le bouquin de Picketty alimente la thèse selon laquelle, une fois les limites du globe atteint, le principe de concentration des richesses propre aux Etats reprend le dessus, sous la forme d’un Empire mondial capitaliste à travers la convergence des principes de l’Etat et  de la barbarie (à développer).

Notes sur la déesse Ashera et le monothéisme antique

« Visite au musée du Malgré-Tout » est le titre alternatif de cette flânerie. Où l’on apprend que Yahvé avait une femme, et comment un cube vide m’a rendu perplexe.

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Ashera était une déesse-arbre. Dans la rhizosphère, les racines des arbres se lient à des mycorhizes. Les filaments de ces champignons symbiotiques tissent un immense réseau d’échange de nutriments et de signaux sous la litière forestière (image : Simon Egli). 

Une visite au petit mais précieux musée du Malgré-Tout, à Treignes (B), m’a enrichi de quelques utiles connaissances sur l’origine des monothéismes, qui est au cœur de l’exposition temporaire du musée d’archéologie. Je me contenterai ici de mentionner quelques faits saillants, en les resituant dans le cadre de l’approche « symbiologique » proposée sur le blog Symbiosphere.

Comme je l’ai suggéré ailleurs (voir p.ex. Le Grand Labour, Hermès contre Leibniz), il est possible de voir le monothéisme comme un geste d’arrachement aux écosystèmes naturels, indissociable d’une condamnation des pratiques écologiques et rituelles (polythéistes) qui prévalent parmi les peuples « sans État ». Cela rejoint le concept de déterritorialisation proposé par Deleuze et Guattari dès 1972, mais aussi à la thèse plus récente de James Scott, dans Against the Grain, selon laquelle la naissance de l’État coïncide avec une « domestication » de l’humain à travers son assignation exclusive à l’agriculture céréalière. Pour résumer grossièrement tout cela en une hypothèse simple, on pourrait proposer que le monothéisme est liée à des phénomènes de désertification et de déforestation (peut-être les premières conséquences néfastes d’une dépendance accrue à la culture céréalière), même si l’image de « religion du désert » est sans doute un peu littérale et simpliste.

Akhenaton, COUP D’ESSAI DU MONOTHEISME D’ETAT

Vers l’an -1350, Akhenaton fit une première tentative monothéiste. Son adoration d’un dieu solaire, Aton, qu’il voulut imposer comme divinité unique à ses sujets, résume le geste monothéiste dans toute sa radicalité et sa normativité brutale. Le Soleil, divinité ultra-céleste brûlante, est à la fois indispensable pour faire pousser les plantes et dangereux pour les cultures, qu’il peut détruire. Ce cocktail de crainte et d’adoration est au cœur du monothéisme patriarcal. Il est important de comprendre – et les premières pages de l’Ancien Testament laissent peu de doute à ce sujet – que le passage à un Dieu unique est également l’avènement d’une divinité avec laquelle il est impossible de négocier, au contraire des divinités « terrestres », que l’on peut séduire ou amadouer, et qui peuvent également se neutraliser et se contrebalancer mutuellement. Tout cela transparaît dans le geste d’Akhenaton, même s’il s’agit sans doute alors d’un geste plus politique que religieux, d’une stratégie destinée à concentrer le pouvoir et contrôler le clergé, davantage qu’une conviction que Dieu est Un. Il s’agit aussi d’un exemple typique d’une société impériale dans laquelle le monarque se présente comme l’envoyé, l’incarnation ou le fils du Dieu suprême. Nous savons que la population fut réfractaire au projet d’Akhenaton et qu’elle continua de pratiquer ses cultes variés, de manière secrète s’il le fallait. Le bon sens populaire nous fait tenir à des choses qui semblent parfois bancales, mais sont ancrées dans le pouvoir pacificateur que des pratiques longuement éprouvées exercent sur le corps social. Tout à la fois prophète, monarque et zélateur intégriste, Akhenaton est un concentré de doctrine monothéiste à lui tout seul.

Ashera, une embarrassante épouse

Vous cherchez un mot à ajouter dans votre dictionnaire personnel ? Je vous propose le mot « hénothéisme ». Il indique la situation dans laquelle les humains honorent une divinité en particulier, sans pour autant affirmer que celle-ci est la seule et l’unique. Cette situation correspond à une époque transitoire, qui s’étend de la naissance des premières cités-États à l’avènement des grands empires et la naissance du monothéisme proprement dit. L’hénothéisme correspond dans ces États à la primauté d’une divinité tutélaire, qui n’exclut ni la présence de divinités subalternes et/ou périphériques, ni l’existence d’autres divinités tutélaires de même rang dans les cités et États voisins. Chez les Hébreux, l’hénothéisme précède en effet le monothéisme. À côté de Yahvé, divinité principale, on trouve donc initialement un cortège de divinités secondaires, assignées à des lieux ou des fonctions plus délimités. Parmi celles-ci, Ashéra apparaît, selon les témoignages et les époques, comme l’épouse de Yahvé, ou peut-être sa mère. L’étymologie et certaines représentations plaident en effet pour l’hypothèse d’une divinité primordiale maternelle (une figure qui semble universelle) qui aurait été associée aux arbres. La similitude avec la déesse Gaia des anciens Grecs saute aux yeux, de même que le parallèle de Yahvé et de Zeus (voir ci-dessous). Bien que le lien entre religions et patriarcat soit souvent discuté et bien que la présence ancienne de divinités terrestres féminines soit largement attestée et reconnue, j’ai été surpris de trouver une illustration aussi flagrante de la filiation directe entre l’oblitération d’une divinité naturelle féminine et la naissance du monothéisme dans la préhistoire du judaïsme.

La dimension écologique de cet « oubli » est également patente, lorsqu’on tient compte des données suivantes. (1) Une divinité-arbre, mère de toute chose, est attestée par l’archéologie aux côtés de Yahvé dès le 15ème siècle avant JC et lors des deux ou trois siècles suivants. (2) Vers 1200 débute un cycle d’effondrements dans la Méditerranée orientale, dans lequel des modifications climatiques et une désertification des sols ont joué un rôle sans doute crucial (cf. le livre d’Eric Cline). (3) Vers le 9ème siècle, le monothéisme hébreu est clairement en voie de formation et d’affirmation. Un processus qui s’achève après la destruction du temple par les Babyloniens, au 6ème siècle. C’est d’ailleurs l’objet du point suivant. De ces trois constats, il ressort que l’abandon d’une divinité féminine terrestre, mère de la nature, au profit d’un Dieu unique, céleste et créateur de toutes choses, pourrait être lié à un appauvrissement des écosystèmes et à une dégradation des relations symbiotiques entretenues par les humains avec leur environnement naturel, qui cesse peu à peu d’apparaître comme une source de nourritures et de bienfaits multiples et variés.

Dieu est Colère

Dans sa forme historique accomplie, le monothéisme judaïque résulte d’une interprétation du malheur d’un peuple par lui-même. Après la destruction du Temple par l’armée babylonienne, il semble qu’une explication se soit imposée chez les hébreux. Selon cette explication, la catastrophe infligée au peuple juif serait l’expression de la colère de Yahvé, lequel aurait utilisé l’armée de Babylone pour punir son peuple de ses penchants idolâtres, c’est-à-dire de son goût pour les divinités subordonnées, locales, terrestres. C’est ainsi que se serait imposée la logique de l’unicité de Dieu. (On remarquera que l’élection du peuple de Yahvé en découle par pure logique. En effet, admettre implicitement que les Babyloniens agressent les Juifs non pour servir leurs propres dieux et intérêts, mais pour servir Celui de leurs victimes, voilà qui installe nécessairement les adorateurs du Dieu unique en peuple privilégié, central, les autres étant réduits au statut de « signes » envoyés par Yahvé.)

Certes, ce processus ne fut pas soudain et un monothéisme de fait s’était progressivement installé dès avant la destruction du temple. Cependant, c’est bien à la suite de cette destruction que le monothéisme hébraïque trouve l’expression de sa logique interne et de son fondement propre. Cette logique contient non seulement le principe de l’unicité de fait de Yahvé, mais aussi celui de son exclusivité en droit. C’est cette logique exclusive qui s’exprime à travers la colère et les menaces de Yahvé envers son peuple. Comme Zeus, Yahvé fut d’abord lié à la foudre et la guerre. C’est une divinité du thumos, donc éminemment capable de colère. Vaincu, il retourne cette colère contre son peuple. Des pages impressionnantes de la Genèse témoignent avec force de la furieuse jalousie de ce Dieu qui exige une dévotion sans partage, et ne cessera de mettre son peuple à l’épreuve, lui faisant chèrement payer son élection.

La Kaba, ou lA FERVEUR PAR LE VIDE

L’une des informations qui m’a le plus ébranlé, en visitant l’exposition du Malgré-Tout, concerne l’origine du pèlerinage à La Mecque, et en particulier le rite de la procession circulaire autour de la Kaba. Comme on le sait, la première tentative que fit Mahomet d’imposer le monothéisme à La Mecque fut un échec, si bien qu’il dut quitter la ville (Hégire). Ce que je ne savais nullement, c’est qu’à son retour triomphal, et guerrier, le Prophète fit détruire les statuaires qui se trouvaient dans le temple de la Kaba. Le fait que des millions de fidèles célèbrent aujourd’hui leur Dieu en tournant autour de ce temple qui fut vidé intentionnellement de son contenu sacré est une image saisissante.

Ce point rejoint une autre hypothèse, à savoir que l’athéisme est davantage une prolongation du monothéisme qu’une rupture avec celui-ci. A travers la poursuite d’une même condamnation de l’idolâtrie ou des « croyances », il s’agit de relativiser, de moquer ou de combattre la façon dont les humains ont depuis toujours veillé à établir des liens qui comptent avec leur monde, des liens de fidélité, de dépendance et d’attention avec la Terre ainsi que les esprits et puissances qui la peuplent. Les symbioses interdites…

LE CHRISTIANISME, Un monothéisme soft ?

Pour être complet, je me dois d’ajouter quelques mots sur le christianisme. Ici, pas de découverte bouleversante (il faut dire que j’ai survolé rapidement cette partie de l’exposition), mais une curiosité à mentionner tout de même. Sur des pièces très anciennes, on peut observer un motif cruciforme : le chrisme. Il est formé par la superposition des lettres grecques Χ (khi) et Ρ (rhô), soit les deux premières lettres du mot «Christos». Il est assez remarquable que la symbolique doloriste et sacrificielle de la croix soit apparue de manière plus tardive, en lieu et place de ce chrisme qui tient davantage du sigle ésotérique, mais aussi d’autres symboliques animalières (et pas uniquement le poisson, dont les lettres forment un acronyme codé pour « Jésus-Christ, Fils de Dieu, notre Sauveur »). Par ailleurs, la présentation du christianisme dans l’exposition confirme de quelques particularités générales de ce courant religieux. Un panneau insiste notamment sur le fait qu’il ne peut être réduit à une religion orientale, tant il est vrai que la religion chrétienne a été façonnée et modifiée dans une atmosphère romaine (notamment le droit romain, et sa dimension proto-individualiste ?), et mâtinée de philosophie grecque. On ajoutera enfin que sa progression dans l’Europe « celtique » et les forêts tempérées du Nord s’est accompagnée de nombreux emprunts aux rites et pratiques locaux, au point que le christianisme a fini par héberger en son sein une forme de polythéisme secondaire sous la forme du culte des Saints. Toutes ces observations vont dans le sens d’un adoucissement (certains diront d’une compromission) du monothéisme chrétien, qui cadre avec la doctrine universaliste du christianisme, à savoir l’incarnation du divin dans un homme, qui parle à tous les humains. Mais alors que le monothéisme juif était largement défensif (il s’agissait de préserver l’identité d’un peuple vaincu, opprimé et menacé), le monothéisme chrétien est un monothéisme de conquête. Ses alliances et compromissions avec le pouvoir impérialiste (romain puis franc), les croisades ou le colonialisme incitent à relativiser sa « douceur ». Et jusque dans sa version laïque humaniste, on y retrouve la même logique exclusive, qui exige, autant que l’affirmation de l’unicité de Dieu ou de l’Homme, le rejet de la pluralité située des divinités et des peuples.

Le capitalisme peut-il nous survivre ?

Il est désormais évident que le capitalisme peut se passer d’une masse laborieuse. Peut-il également se passer d’un consommarriat ? Voire de toute présence humaine ? Ce sont les possibles que nous explorons ici.

Pour commencer, un classique. Dans le texte inaugural de son célèbre ouvrage « Qu’est-ce que le cinéma », André Bazin esquisse une ontologie de l’image à partir de sa fonction funéraire dans l’Egypte ancienne. Dans la tombe des souverains et des puissants, tout est disposé pour qu’une vie de libation et de faste puisse se poursuivre à travers un cortège de représentations visuelles. Les images seraient donc une prolongation de la vie au-delà de la mort. Avec un regard plus critique, on observera que cette ontologie implique également la reproduction d’un peuple d’esclaves commis au service des pharaons, hauts fonctionnaires et dignitaires de l’État. L’imagerie funéraire abonde en effet de figures serviles. Une catégorie particulière de statuettes, les « oushebtis », est d’ailleurs réservée aux serviteurs du défunt.

Un tombeau digital pour chacun

Une intuition, ensuite. Et si nous autres, les modernes d’Occident, vivions déjà dans nos propres « tombeaux égyptiens » ? La fonction assurée symboliquement par les représentations imagées du tombeau antique n’est-elle pas de plus en plus prise en charge dans notre vie réelle par des « technologies connectées », qui assurent la régulation et l’organisation du domicile moyennant des algorithmes, thermostats « intelligents », réfrigérateurs connectés, systèmes d’aération automatisés, le tout bientôt sous le contrôle d’un gouvernant vocal interactif ?

Naturellement, ce package intégral de la « domus » automatisée est réservé à une élite, essentiellement le nouveau clergé de l’État mondial (« L’Empire », pour reprendre un terme utilisé par Jean Ziegler) – cette élite, concentrée en Californie, qui essaime aujourd’hui dans les quartiers huppés de toutes les grandes villes du monde. Mais son ontologie déborde largement dans nos vies à tous. Et au-delà de notre temps sur terre, ce sont nos data, un amoncellement inouï de données statistiques personnelles, qui assurent la perpétuation de notre mémoire. La différence essentielle avec les images du tombeau égyptien est que, grâce à des algorithmes, ces data pourraient parfaitement continuer à générer des transactions et des connexions, à faire vivre notre alter ego connecté, voire même, pourquoi pas, à faire fonctionner notre maisonnée. À ceci près que tout ceci suppose une consommation d’énergie et de minerais considérable.

Dites hello à votre « logiplasme »

Cette image du tombeau digital est donc plus qu’une simple métaphore. On voit ainsi fleurir aujourd’hui les recherches et expériences de prolongation digitale de la vie. Depuis l’autel Facebook jusqu’à la création d’algorithmes personnels qui continuent à exprimer opinions et émotions après la mort cérébrale de l’individu. Faut-il aller un pas plus loin et envisager un système capitaliste qui se prolonge au-delà de la disparition de l’espèce humaine, ou en tout cas de la masse des humains ?

Imaginons le scénario suivant. Avant mon décès, j’autorise (peut-être à mon insu, d’un simple clic) un algorithme à poursuivre mon activité « sociale » en ligne. Imaginons ensuite que, dans la foulée, j’autorise également l’algorithme à doter mon « logiplasme » (ou « digiplasme ») des compétences productives, de manière que celui-ci puisse financer sa propre survie et soutenir des nobles causes qui correspondent à son (mon) profil. Science-fiction ? À titre personnel, je gagne ma vie en rédigeant des textes – publicitaires ou informatifs – sur base d’informations et d’une analyse plus ou moins intuitive de l’état et des attentes de la société. Je suis parfaitement conscient que cette activité est digitalisable. Et je ne parle même pas des activités de spéculation financière, où des logiciels génèrent déjà des profits immensément supérieurs à ma modeste activité de scribouillard !

Notre présence de chair et de sang est de plus en plus superfétatoire, non seulement comme producteurs, mais aussi comme consommateurs. En voici une indication. Des algorithmes de composition musicale permettent aujourd’hui de produire des œuvres musicales de toutes pièces, sur base de vos listes d’écoute et de votre profil socio-psychologique. Lorsque Vinod Koshla prophétise que « nous n’écouterons plus de musique dans dix ans », il anticipe en fait les conséquences ultimes de cette création virtuelle sur mesure, dont la production est paramétrées suivant nos données personnelles, et qui doit être une imitation parfaite de ce que nous sommes supposés vouloir entendre, en vertu d’une prolongation virtuelle de notre passé connecté. Autrement dit, cette musique composée virtuellement s’adresse à des oreilles également virtuelles. En un sens, la question de savoir si elle procure plaisir et émotion est décidée d’avance dans notre acceptation d’être figés, formalisés, mais aussi formatés par nos outils logiciels (je fais partie de la dernière génération qui n’a pas grandi dans un environnement de stimuli et d’injonctions générés par des algorithmes). Après tout, notre ordinateur ou smartphone est parfaitement capable de valider cette musique sans passer par notre accord. Il en sait assez sur nous (c’est-à-dire sur cette forme stéréotypée et digitalisée de nous-même que j’appelle le « logiplasme ») pour cela. En fait, le capitalisme et son marketing s’adressent déjà très largement à des consommateurs non humains.

Vers un capitalisme sans peuple

Bien sûr, il ne s’agirait pas, dans un premier temps du moins, de remplacer l’espèce humaine tout entière, mais uniquement les masses. Une élite continuerait de subsister, jouissant de la vie et de ses raffinements. Et comme cela s’est produit depuis l’aube de l’État, cette superstructure continuera d’être alimentée par des prélèvements sur les flux de travail et d’argent, par l’impôt et la plus-value. À cette nuance près que la masse productive soumise sera composée de machines et d’algorithmes. Pour que cette élite-là soit elle-même éradiquée, supplantée à son tour par lesdites machines, il faudrait encore que celles-ci s’organisent de manière intentionnelle et fomentent une révolution destinée à renverser les élites humaines. C’est parfaitement envisageable, en particulier sur une planète où les conditions atmosphériques et climatiques ne seraient plus supportables pour le métabolisme animal. Mais cela, c’est de la science-fiction.

C’est d’ailleurs une utopie libérale largement répandue que d’annoncer la fin du travail au profit d’une vie de loisirs et de plaisirs appuyée sur une nouvelle classe servile constituée de machines et d’algorithmes. C’est d’ailleurs cette utopie que M. Hamon défendait, sans doute à son insu, lors de sa tentative présidentielle en France. Cependant, il faut mesurer cette hypothèse à son coût environnemental. Avons-nous les moyens d’entretenir 10 milliards de pharaons ? Vraisemblablement, non. Voilà pourquoi cette utopie ne peut se réaliser que moyennement la disparition réelle des masses.

Signe avant-coureur de ce « grand remplacement » des masses humaines, les éminences de la pensée digne et rationnelle à l’occidentale se bousculent pour rappeler que la démographie est le problème, oubliant que la multitude, le peuple, est une création de l’État pour assurer la levée de l’impôt, puis du Capital pour assurer la plus-value à travers le prolétariat et le consommarriat. Ce serait donc bien la masse grouillante du peuple qu’il s’agit de contrôler et de faire refluer. Après tout, cela ne fait que réactiver des logiques ethno-sociologiques très anciennes. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir du rôle aussi essentiel que peu souligné des esclaves dans tous les États antiques et modernes, y compris dans les grandes démocraties historiques que furent Athènes et les États-Unis. Ces gloires de l’Histoire universelle n’auraient rien été sans une classe servile, et cette domination avait plus qu’à son tour un fond ethnique*.

Je sais combien cette hypothèse est indigeste pour les partisans de la théorie fordienne, si chère aux économistes de gauche. Mais il ne faut pas oublier que l’on raisonne désormais dans un monde dont les perspectives à court-terme oscillent entre décroissance et… effondrement civilisationnel. Par conséquent, le partage tranquille des produits de la croissance entre capital et travail relève désormais d’une nostalgie fânée. Et ce que n’ont pas vu les partisans de Ford et de Keynes, c’est qu’il existe une ligne de crête pour une prolongation de l’expansion capitaliste sans son pendant démographique, à travers la création d’un prolétariat de machines, mais aussi d’un peuple virtuel de machines clientes, qui sont en train de se multiplier autour de nous et à notre insu. C’est peut-être de la création de ces machines clientes qu’il s’agit lorsque nous acceptons d’être suppléés par des machines et a fortiori quand nous envisageons notre survie digitale. Or, on peut poser comme axiome de base du capitalisme qu’il tend toujours à trouver toujours la voie de son écoulement le plus fluide. C’est sur cet axiome que se fonde la présente réflexion.

Pour les luttes sociales (et environnementales) à venir, il serait dangereux de reléguer la question technique au rang de simple fond culturel et instrumental. Bientôt, nous aurons peut-être à nous demander dans quel camp sont les machines, et quel usage nous pouvons encore en faire sans participer de facto à l’abolition du peuple des humains, ce problème antique posé à la gouvernance des élites.

 

* Voir notre article « Peuples, Etats, Nations : démêlés diachroniques », où je développe cette idée selon laquelle, enfouies sous les concepts de classe sociale, reposent d’anciennes relations ethniques. Il est d’ailleurs établi que les grands États antiques faisaient accomplir les tâches serviles par des populations qui étaient attirées de gré ou de force depuis des contrées plus ou moins éloignées.

Question à Jérôme Sainte-Marie (et aux commentateurs marxistes en général).

Le nouvel horizon d’effondrement de la biosphère est une puissante explication des votes dits « extrêmes ». Pourquoi les commentateurs de gauche ne la considèrent pas ? C’est la question que je pose au meilleur commentateur du PAF (source : autosondage).

Parmi les talents du facétieux commentateur, le moindre n’est pas sa faculté à surgir dans des lieux où on n’attend plus la fine fleur du second degré marxiste. Par exemple sur le plateau du talk-show mené au mépris de toute décence par le beaufocrate Calvi sur Canal, où Jérôme Sainte-Marie (JSM) fait figure de cactus dans un parterre de géraniums, au milieu des experts et courtisans plus ou moins affiliés à LREM. Mais aussi, plus récemment (et plus discrètement) face aux membres de la nébuleuse Nouvelle Action Royaliste, dans une conférence à voir sur Youtube. Cette conférence, qui résume et actualise les convictions développées par l’auteur dans « Le nouvel ordre démocratique », a inspiré les quelques commentaires ci-dessous.

Avec un cruel détachement, JSM observe la fin de l’alternance gauche droite, au profit du retour d’un dualisme social – élite vs peuple – aka la lutte des classes. Cinglant. Brillant. Toutefois, il me semble que le cadre marxiste, aussi éclairant soit-il, doit être complété aujourd’hui par une lecture écologiste de la situation, lecture au moins aussi fondatrice que la dialectique historique, laquelle me paraît avoir du plomb dans l’aile. Je parle d’une modification générale du contexte de la biosphère, qui a été traduite par le terme « anthropocène », mais mérite sans doute davantage celui de « capitalocène », plus juste et moins ethnocentré, à moins qu’on considère les Jivaros et les Inuits coresponsables du désastre en cours. C’est dans ce cadre que la mondialisation est désormais forcée de prendre place. Autrement dit, on découvre avec surprise que la mondialisation est limitée par la taille du monde.

La limitation de l’accès aux ressources, soit du fait de leur épuisement, soit en raison des conséquences de leur utilisation (transformation de la basse atmosphère en étuve à moyen terme), et l’effondrement en cours des écosystèmes et de leur biodiversité, donc potentiellement de leur résilience et de leur portance (leur capacité à soutenir l’activité du vivant, aka : nous autres), me paraît demander un petit effort d’aggiornamento de la part des commentateurs marxistes, dont par ailleurs je salue amicalement le retour au premier plan (ou au moins au second plan). La question que je pose à JSM (et je la poserais aussi volontiers à Emmanuel Todd) est donc la suivante : pourquoi n’intègre-t-il pas la dimension écologique dans son analyse de l’évolution des opinions et des électorats ? Il me semble que le simulacre d’alternance Gauche/Droite, dont JSM démasque justement le caractère artificiel et superficiel depuis 30 à 40 ans, s’opérait sur le fond commun, non discuté, de la croissance, de ses fruits et du partage de ceux-ci (un peu plus ou un peu moins pour le capital, pour les travailleurs, pour les exclus du systèmes). C’est d’ailleurs en partie ce qui a précipité la fin de la gauche et la crise de la social-démocratie, poussée par la mondialisation à dévier vers un libéralisme toujours plus flagrant et brutal, pour assurer la poursuite de la croissance, qui était la condition de sa propre existence.

Dès lors, et contrairement à ce que prétendent les observateurs « progressistes » (au sens libéral), la montée des votes « extrêmes » me paraît parfaitement rationnelle. Le climatoscepticisme d’un Trump ne doit pas nous leurrer. C’est précisément parce que les classes moyennes et populaires des pays riches savent – ou pressentent – désormais que leurs avantages ne sont pas généralisables à l’ensemble des populations du monde, qu’ils optent pour le repli identitaire et la fermeture des frontières. La même rationalité, pour ainsi dire inversée, est à l’œuvre du côté de ceux qui votent pour la « gauche radicale ». Pour ceux-ci, qui refusent de se départir de l’universalisme de la gauche, si les ressources sont limitées, c’est donc qu’il faut les partager de manière plus équitable, prendre au riche pour donner aux pauvres (avec un flou artistique maintenu sur le fait de savoir si cette redistribution sera mondiale ou nationale – le talon d’Achille du mélenchonisme). Le « nouvel ordre écologique » imposera tôt ou tard de choisir entre une nouvelle internationale communiste et une relocalisation de l’économie dans des états isolés et concurrents. Si l’on exclut bien sûr la solution globale du transhumanisme couplé à la conquête spatiale.

Ce que JSM décrit parfaitement, c’est ce qu’ont en commun les deux électorats dits « populistes », à savoir qu’ils s’opposent à un troisième, que j’appellerais le clergé de la Silicon Valley. Pour celui-ci, l’enjeu est de continuer à croire et à faire croire que le progrès technologique et les droits individuels permettront d’optimiser la machine économique et d’ajuster la croissance aux limites de la Terre. En somme, les électeurs de Marine Lepen ou de Jean-Luc Mélenchon sont plus lucides que ceux d’Emmanuel Macron, voire… de certains écologistes !

En résumé, la contrainte mise par la question environnementale et climatique sur l’horizon croissantiste me paraît un puissant levier d’explication de la tectonique électorale en cours depuis la crise de 2008 au moins. (1) On comprend qu’une « enveloppe fermée » entraîne l’opposition de ceux qui ont tout (et donc ont tout à perdre) et de ceux qui n’ont rien (qui peuvent seulement espérer reprendre une part aux riches ). (2) On comprend donc mieux la vague « populiste », qui correspond à un repli logique des classes populaires des nations riches et leur hostilité envers ceux qui, immanquablement, viennent et viendront frapper à leur porte pour avoir de quoi manger, ou simplement échapper aux conditions rendues épouvantables par le changement climatique dans le Sud.

Pourquoi les meilleurs analystes politiques de gauche en font fi, voilà qui est pour moi un sujet de perplexité à ce jour.

The Indigenous Principle

A short essay on the pragmatics of Indigeneity in the horizon of a situated resistance against neoliberal capitalism, resulting in the discussion of a few “indigenous imperatives” and the plea for a pluralistic decentralized ecology, under the Indigenous Principle.

Let us start with the simplistic but well documented statement that we are individually and socially caught up in a globalized system that is rushing towards its destruction. Global warming, sixth extinction, illiberal transitions… are a few of the warning signs contributing to the general and dark mood of our times. With a sense of simplicity, we may call the mental vehicle of this morbid journey by the name of Modernity. Grossly, I define Modernity with four main axioms. (1) The radical divergence between culture and nature, opposing humans and non-humans, both legally and ontologically (famously embodied by Hobbes’ political philosophy). (2) The technical domination of a purely deterministic and material nature (a project that was founded by Descartes and Bacon). (3) An optimistic and somewhat religious concept of History permeating the contemporary messianic faith in technology and Progress (finding its blueprint in Hegelian philosophy). (4) The notion of a rational and egoistic individual seen as the ultimate and only relevant “atom” for social and economic intelligibility, in comparison to whom the relationships appear as secondary connections (a view that is found in early economists’ works, such as Adam Smith). This mindset is like the locked car in a horror movie, riding at high speed towards a ravine, without brake pedal nor steering wheel. Collapsology often uses a similar metaphor to describe how we are crossing irreversible thresholds, leading to positive feedbacks that will push the situation out of control. Subsequently, we might consider ourselves in the position of James Dean in Rebel Without a Cause: the only way out is to jump out of the car. I invite the reader to consider the present attempt as an invitation to jump out of the car before it’s too late. But we need first to open the door, that is the modern mindset.

The modern mindset is a guarantee for the dominant economical project that it will keep on accumulating profit for the few, generating growth through exploitation, monetization and optimization of virtually everything on earth and in our lives. Capitalism in the neoliberal mode. A project with history. I will not go into the details of this history (this would require discussing sedentarism, monotheism, feudality, enclosures, the emergence of the State and much more), since many authors have already contributed to the untold narrative behind the success of capitalism. Still, I will stress one historical fact that has been crucial for the booming of global capitalism. The accumulation of profits at a global scale being only conceivable if one assumes that resources are (virtually) infinite, we must acknowledge that it was historically made possible, or at least easier to conceive, by the discovery of the so-called New World and the expansionism of civilization through colonialism. Quite ironically, the origin of global modern capitalism is thus associated with the arising of a “second world”, reversely echoing the contemporary slogan that “there is no planet B”. In a way, one could diagnose that this machine of destruction was unleashed by a traumatic shock: the sudden burst of a seemingly unending flow of gold, forests, meadows, fertile soil, slaves, lazily waiting for their appropriation and exploitation. Was capitalism a response to this shock? The haunting dream of colonizing space supports the hypothesis.

But the “New World”, although unappropriated, was not uninhabited. Consequently, the global society of capitalism and the promise of a universal well-being through continuous growth and technical progress has a counterpart in the oblivion of native peoples, and most often their deletion. Whether they were an anomaly or an anachronism, a raw material to be civilized, lost souls to be saved or half animals to be domesticated, this view varied across time and place. The point is that they just had to clear the set! Surprisingly enough, a few of them are still there several centuries later, facing the destructive expansion of the “modern world” with this perplexing and somewhat scandalous ability to refuse what they were expected to be blessed with, standing on the edge of the last wild forests, and at the same time on the edge of our own lost past, which we scornfully throw back in the obscurity of Middle Age. For the self-confident superiority of the Moderns is always directed both towards the non-modern and the pre-modern. What they are and what we were.

First urged to save their soul through conversion, later expected to dissolve in the universal progress through mass consumption and the laws of the market, the Indigenous turned to be the last islets of collective resistance against global capitalism and ecological destruction. And a source of hope and inspiration for those who seek paths for escaping the raging flow in the valley of entropy. Therefore, I will not address them as the relic of a golden age or the weak victims of imperialism, but rather as a powerful intellectual and ethical resource in dangerous times, the teaching workforce in a masterclass on how to resist in the face of our enemies. The aim is not to propose a piece of proper anthropology or to claim scientific accuracy, but to outline a few modes of resistance, the pragmatics of Indigeneity, and a series of “indigenous imperatives”, all of which are pleading for a decentralized ecology, promoting local creativity in a multiplicity of ecosystems, instead of a new world order, albeit a green one. The attempt is grounded on the belief in the greater potential of this plural and situated ecology – and that is the Indigenous Principle.

Indigenous imperative #1. Extending one’s people beyond humans (a symbiotic Umwelt)

In the works of early anthropologists, it was a recurrent subject of perplexity that indigenous society seems to “ignore universality”. Cliché number one. Indeed, it has been a much-discussed trait of these social groups that they do not use a special word for human beings in general, aside of that referring to their own cultural identity. Through the glasses of our triumphant modern monotheism, it looked like an incomplete development had deprived these people of the glorious concept of “Humanity”. A more pragmatic approach leads to a quite different view. When you don’t secretly plan to rule the world, you don’t need such a global concept. And indeed, universalism was none of their business, until it comes as a side dish with western expansionism and economic imperialism. In other words, Inuit people in the Arctic or Amazonian Jivaros simply make no use and take no advantage in a general concept of Mankind. On the other hand, they are deeply engaged into creating and maintaining fruitful and enduring relationships with the many living beings around them: the plants that heal them, the animals that nourish them, the ground and the rivers and the forest, other people and deities and spirits standing for the many powers with whom they negotiate and strike alliances through art, myths, dreams, sorcery, rituals.

In fact, indigenous “national” identity is so far from being a particularism that it is based on the idea that the notion of a person includes other species, any natural or religious entities, living communities, ecosystems or even landscapes such as a river or a mountain. In his effort toward shaping an “anthropology beyond the human”, Eduardo Kohn uses the generic term of “self” for this extended concept of person, which he considers as a general feature of the living beings in the view of the Amazonian Runa’s. And it is indeed a basic property of life that it emerges from a multiplicity in the shape of a self-bearing though transitory entity. Kohn insists that the name “Runa” is not so much that of a tribal identity as it refers to a certain mode of being in a given situation, a way of engaging in a living world, a world which makes sense and is full of relationships from end to end. “Runa” qualifies all the selves involved in this extended people of living things, among which humans have the difficult mission of reading the signs and maintaining the fragile balance, cautiously collecting plants and hunting animals, avoiding to offense the spirits in the forests, taking care of the symbiotic ties sustaining the ecosystem. Therefore, being Indigenous consists in standing together with one’s own environment, being part of a human + non-human people. This could be a pragmatical definition of animism. Philippe Descola calls “nature-culture” this kind of bio-eco-symbolic Umwelt (“surroundings”*). And he underlines how this imperative of keeping up humans and nature together endows people with the ability to resist the destructive exploitation of their environment. When a mining plant project threatens a hill in India, Descola relates on a radio broadcast, the local native people immediately and unanimously stand up as if one of their most dignified members had been offended. For the hill is not just a hill, but also a goddess, and the house of the goddess, and a place where she is honored, and a present that she gave to her people, and an ancestor of the group… The hell of a modernproof thinking! No need to compute a calculation of the loss and profit, or to enter a conflict on “property” and the “common good” – making you lose before starting the fight. For the hill is not a “resource” nor an “estate”. She is one of us. The first imperative consists in an enlarged conception of one’s “identity” as a people, including humans and non-humans; it works as an efficient immune response to the modern process of splitting people and nature apart, to govern the former in order to exploit the latter.

Indigenous Imperative #2. Folding time, disarming progress (metabolic assemblages*)

Another case of fascination for modern anthropologists is best expressed in the general theory that the “primitive” peoples do not have the notion of a linear time. Cliché number two. Pleasant storytelling illustrated this theory. I remember an anecdote by the French anthropologist Lucien Levy-Bruhl. During a mission he conducted in Africa in the first decades of the 20th century, Levy-Bruhl left a dog in a village, but when he came back several years later in the same village, native people would say that the dog had always been there. Arguably, something was lost in translation, or maybe the people said so because they feared that the white men take the dog back. But that’s not the point. The point is that by reacting this way, Indigenous people efficiently protect and stabilize their natural-cultural Umwelt. A similar process described by E. Kohn about the Amazonian Runas will make it even clearer. In their mythology, the Runas curiously describe an ancestral, original Runa as wearing modern manufactured clothes, while the traditional half naked version of the Runa is seen as a late transitory, “fallen” Runa. Here, Runa people dress up their non-modernity with a modern outfit. Literally. Of course, a serious academic anthropologist could invoke the process of building a social memory in oral cultures, where the constant recording of history through writing does not exist, as Vernant did for archaic Greece. But once again, we think at a much more down-to-earth level. Here, the indigenous is basically celebrating the enduring health, the resilience of their nature-culture: “Yes, our jeans trousers and branded t-shirts are now a proper way of being Runa, we have successfully been through the challenge of digesting the novelty. We have sailed through dangerous waters full of new commodities, habits, animals and food, and we successfully found our way back to our own world.” On the pragmatic level I am trying to stick with, this way of bending or curving time gives indigeneity its unique ability to resist the disruptive corrosion of the modern black magic of progress. In the modern religion, everything that comes as “new” carries a sacred aura and is accompanied with the silent mention that “nothing will ever be the same” (see axiom 3, above). Indigenous mythology patiently disarms, deactivates this sorcery.

At the biological and ecological level, this process of incorporating novelty as part of one’s identity is associated with the process of metabolizing a foreign body or a new species into the living fabric of one’s own organism or ecosystem. More generally, “curving time” is a good definition of the antientropic gesture of life, its heroic attempt to evade the thermodynamic fatality of dissolving into elementary particles. The foreign body introduced by the western man carries a power that can break up indigenous culture. This obscure power needs to be tamed, the poison needs to be digested. And the whole reaction is like that of a resilient ecosystem facing a stress. It adjusts all necessary parameters so as to restore a balance and avoid shifting to a different state. Compare this with industrial agriculture: here, the whole ecosystem is erased, simplified, so that only the desired crop will grow. But the crop is unable to survive and protect itself, so it requires the constant use of fertilizers, pesticides, herbicides and fungicides, meaning the submission of life and requiring its reconfiguration. I see this as a good metaphor for modern capitalism, perpetuating itself through the constant control and repression of indigeneity, complexity and ecosystems. The second imperative, which consists of folding time upon itself, is the indigenous metabolic reaction to the destructive pretention of the religion of Progress and its messianic promises.

More imperatives under the Indigenous Principle?

The two imperatives discussed here above should probably be augmented with a series of other indigenous modes of thought and resistance. The following list is proposed as a mere suggestion, and a first step for further discussion and investigation. Some of them may already be implied in – or induced from – the previous ones.

(1) Not taking anything as essentially “yours”, even your own body is not seen as the empire of your free will, but as involved in alliances and kinships with Earth, spirits and clans (transitivity and autochthony as a vaccination against appropriation).

(2) Considering anything as endowed with a potential, a power, rather than being a resource, a capital or a mean of production (animism as a firewall against reification and capital).

(Note: this implies considering cautiously every innovation proposed by the modern world and thinking about its potential, both as a useful tool and as a disruptive factor in the society. The toxic thing here is our purely instrumental way of thinking. We say: here’s a tool, it’s just for you to use it in your own way. But any indigenous people knows that one can be modified by one’s tools, that it can take control of ourselves. Who imagined, 25 years ago, when we used PC for typewriting and calculation, that we would become addicted to Facebook and Twitter?)

(3) Always bearing in mind that each being may be both friend or foe – what the Greeks called pharmakon, which is highly valid for healing plants, but also applicable to technology (indeterminacy, as a protection against globalism and the moral of progress).

(4) Refusing the metrics of the colonist – especially the monetary metrics – pushing people and their land into a circle of division, property and debt. Other universal metrics used for the size of a territory or the productivity of a soil, river, forest, are also rejected (polytheism and the irreducible plurality of reality, as a resistance to monetarization).

(5) Considering the religious powers as additive and connective, rather than exclusive and submissive (this was a major matter of contention between the Romans and the first Christians, the latter refusing to see their God taking place as a newcomer and an equal in an enlarged pantheon). This imperative counteracts the tricky dilemma of Monotheism, with its poisonous equivalence: “believing in God” equals “turning away from the idols” (local connectivity as a defense against hierarchy and domination). It is also useful to resist the rationale of liberal economics as well, and a reminder of Michel Serres’ definition of Power (“Pouvoir”) as a global pretention of the local. Pierre Clastres also described how the Jivaros protect themselves against the emergence of a chief in Society against the State.

Back to Indigeneity?

The authors of “The Invisible Committee” made the more general analysis that when people inhabit, collectively occupy their environment, they automatically become resistant to capitalism. That is another way of stating the Indigenous Principle. And it is indeed one premise of the present effort (that one could of course accept or refuse) that capitalism is intrinsically directed towards the destruction of any kind of situated mode of living, the abolition of the very fact of inhabiting one’s Umwelt**, which makes it a modern sequel of our historical monotheism, systematically trying to tear us apart, break us from our lands, networks, our local and collective ties. It is not haphazardly that this war on the inhabitants and their situated ecology comprises the promotion of a global “nomad” citizen, fitting with the universal interface of smartphones and the internet economy, getting served by a new local Uber-proletariat. Habitat and habits have the same Latin root. The same is worth for the Greek Ethos, that we find in ethology and ethics. So, each time we manage to make happen and survive an “ethos”, a situated way of inhabiting our world, we foster our immunity in the face of division and profit, make us stronger and smarter in the indigenous way that I have been trying to describe here.

The Indigenous Principle relies on a profound belief in this rhizomatic ecology, the conviction that a livable and creative “humanity” (collection of ethoi) will result if people are allowed simply locally live in relations with their ecosystems and collectively organize the use of their resources. An ecology that is made of utter radicalism and moral optimism.

 

How forests think. Eduardo Kohn, 2014.

L’arbre du monde: la cosmologie celtique. Patrice Lajoye, 2016.

Anti-Oedipus. Capitalism and schizophrenia. Deleuze & Guattari, 1972.

To our friends. Invisible Committee, 2014.

La société contre l’Etat. Pierre Clastres, 1974.

Ethics. Baruch de Spinoza.

The parasite. Michel Serres, 1982.

* “Umwelt” is a crucial word here, it was proposed by von Uexküll for a semiotic and bio-ecological use. Meaning the surrounding world (which can be different for each species/individual), it refers to the world that I can sense. In the more anthropological use we made of the word, the Umwelt may extend its coverage by the means of additive vicinities and the alliances with clans, totems and spirits, but never so far that it turns into an abstraction, a Global Thing (in Indigenous peoples, the Big Unity of Earth is always thought as the origin, the Mother Goddess, but never as a global territory – which exists only in the mindset of conquerors).

** See my article (in French) Non merci, on habite ici

*** “Assemblage” (“Agencement” in French) is used by Deleuze and Guattari in “A Thousand Plateaus” as an ontological category shaped on the biological and ecological model of dynamic ensembles, enduring through their redefinition.

 

 

 

10 concepts-clés de la pensée de Bernard Stiegler

Amour, crétinisation, négentropie… cette brève grille de lecture propose un aperçu de la pensée de Bernard Stiegler, philosophe prospectiviste et spécialiste de l’internet.

Des plantes à fleurs attirent et récompensent les insectes, qui transportent le pollen d’une fleur et d’un individu à l’autre. La symbiose ainsi établie fait de l’insecte une sorte d’organe externe de la plante (Photo : Forest Wander).

1. L’économie contributive ou économie-pollen : Il s’agit de faire des externalités positives le cœur même de l’économie (d’où la référence à la pollinisation). Le modèle numérique est Wikipédia, la source d’information encyclopédique la plus utilisée, sûre et à jour, dont le modèle économique repose presque exclusivement sur la passion et l’amour du savoir des contributeurs. Le modèle socio-économique correspondant serait la généralisation d’un statut proche de celui des « intermittents du spectacle » : une société des « amateurs », à l’heure où l’automatisation s’apprête à remplacer la quasi-totalité des emplois salariés (2, 3). C’est le projet politique défendu par Stiegler.

2. Automatisation : Mouvement historique par lequel le capitalisme s’accomplit et se détruit en même temps. Marx déjà décrivait la prolétarisation comme un processus qui dépossède les travailleurs de leurs savoirs, exportés dans le fonctionnement d’une machine dont ils ne sont plus que des effecteurs auxiliaires. Ce phénomène se reproduit à une échelle inédite avec les technologies numériques mobiles, qui anticipent et dirigent les désirs individuels. L’intelligence artificielle, quant à elle, promet de remplacer les métiers même les plus respectés, comme avocat et chirurgien, déjà en voie de disparition. Prolongeant la logique marxienne, Stiegler envisage l’automatisation et ses développements ultimes dans l’intelligence artificielle comme l’aboutissement de ce processus d’aliénation, qui serait en même temps une chance de dépassement du capitalisme. Car ce mouvement conduit le capitalisme dans une impasse, qui répète à l’échelle planétaire le dilemme du fordisme : le capitaliste se trouve pris en tenaille entre la logique qui le pousse à augmenter sans cesse ses marges au détriment des salaires, et une logique inverse qui devrait le conduire à favoriser leur pouvoir d’achat pour permettre l’écoulement de sa production à bon prix. Stiegler y voit la possibilité d’une nouvelle forme de redistribution des richesses, mise en place par des (super)États, et dont le but n’est plus d’aliéner la force de travail des salariés, mais de libérer le travail passionné des contributeurs dans une société des « amateurs » (1, 3).

3. Amateurs : l’amateur est la figure centrale de l’économie contributive voulue par Stiegler. Il fait son travail non par obligation ou contrat, en tant qu’employé et contre un salaire, mais mû par une forme spéciale de libido : l’amour ou le goût pour son art, son sujet d’étude, son domaine d’action. Au contraire de l’expert, l’amateur ne jouit pas d’un statut d’autorité a priori. Sa légitimité est inhérente à ses propres productions : ses légumes s’il est agriculteur, ses pièces de théâtre s’il est dramaturge, ses expériences s’il est scientifique, ses chansons s’il est musicien, etc. Sa motivation (et sa légitimité) n’est pas mesurée par un salaire, négocié avec le capitaliste, mais par son propre élan libidinal.

4. Capacitation : dans le cadre de l’économie-pollen (1) prônée par Stiegler, le rôle de la politique devrait être de mettre – par tous les moyens nécessaires – les individus en situation de contribuer, c’est-à-dire de consacrer le maximum de leur temps et de leur énergie à assouvir et accomplir leur désir de savoir, savoir-faire, savoir créer, soigner… On peut lui opposer la « crétinisation » (5), qui est le chemin emprunté par la mondialisation néolibérale, dont l’objectif n’est pas de libérer les puissances créatrices des humains, mais de les engager dans un processus de consommation effrénée. Cela correspond à la capitulation du politique sur le champ de bataille économique, médiatique et technologique, où les individus ont été livrés à un mode de gouvernement alternatif : le marketing.

5.6.7. Crétinisation, disruption, marketing : à la suite de Naomi Klein et de sa « stratégie du choc », Stiegler définit la situation néolibérale comme un état de guerre contre la société et les individus socialisés. Ce que certains appellent fièrement « disruption » est en fait un état d’innovation permanente entretenu artificiellement. Le bombardement de technologies nouvelles et de modes toujours plus éphémères fonctionne comme un « tapis de bombes » qui a pour conséquence, et sans doute pour objectif (c’était en tout cas le projet de Milton Friedman et des Chicago Boys, NDLA), de rendre la société incapable de s’adapter structurellement et collectivement, de digérer les transformations qui s’abattent sur elle. C’est ainsi que le concept directeur de Progrès à long terme, est devenu une technique de gouvernement économique inspirée de la guerre militaire. Elle produit des individus isolés et englués dans un présent perpétuel, contraints de se conformer à l’image théorique que la doctrine économique s’est faite d’eux : des atomes égoïstes en recherche permanente de la jouissance maximum contre un effort minimum. Cette figure de l’Homo oeconomicus est, notons-le, l’exacte inverse de celle de l’amateur (1) promue par Stiegler.

8. Pharmakon: Stiegler utilise le terme pour désigner l’indétermination virulente, l’ambivalence active des technologies numériques. Car avec cette notion de Pharmakon, il ne s’agit pas simplement de dire que ces technologies peuvent être bien ou mal utilisées (même si Stiegler semble parfois adopter un point de vue utilitariste naïf sur le numérique), mais qu’elles sont des puissances qui, si on n’y prend garde, sont capables de nous transformer en crétins. À la manière du langage et de l’écriture pour Platon, et bien sûr des plantes dans la plupart des sociétés traditionnelles ou anciennes, le Pharmakon désigne une puissance qui demande une attention très spécifique, parce qu’elle peut aussi bien sauver que tuer. C’est ainsi que l’absence d’attention éducative et d’investissement politique dans le champ des technologies a libéré la puissance de crétinisation du Pharmakon numérique. Cela correspond au fait que le politique a abdiqué ses droits au profit d’un gouvernement de marketing global, d’un projet de société marchande mondialisée.

9. Amour (ou libido, ou désir) : Malgré un diagnostic radicalement sombre sur la « crétinisation » de masse, la « bêtise systémique », Stiegler soutient que la femme ou l’homme, quels qu’ils soient, ne désirent pas prioritairement l’accumulation de marchandises destinées par avance à l’obsolescence (et donc vecteurs d’une angoisse que le consumérisme ne peut combattre que par leur renouvellement toujours plus rapide). Comme toute l’histoire en témoigne, le désir se porte en général sur des divinités, des formes sociales, des objets et des émotions artistiques, des personnes, des savoirs, des structures sociales (p.ex. la famille), etc. Tous ces désirs prennent sens dans un mouvement de socialisation, et ils participent à la perpétuation des formes sociales dans une société donnée (cf. les rites et les fêtes traditionnelles, l’institution du mariage, etc.). Pour Stiegler, cette forme volatile et subtile du désir est la condition anthropologique même. Dans ce cadre, le désir supposé égoïste et matérialiste, qui définit l’Homo oeconomicus, est avant tout le fruit d’une stratégie délibérée qui consiste à saper sans relâche les formes socialisées du désir pour le réorienter sur des pulsions individuelles primaires et, in fine, sur des objets de consommation. C’est notamment la tâche du marketing comme forme de gouvernement.

10. Négentropie : Face aux lois thermodynamiques de l’univers, la vie apparaît comme une anomalie temporaire et cependant miraculeuse. Alors que la règle est à la dissipation d’énergie (l’entropie), c’est-à-dire l’expansion du désordre cosmique, la dilution de tout dans un univers froid et inerte, l’évolution et le développement biologiques, mais aussi leurs prolongements sociaux, parviennent à remonter le courant thermodynamique en fabriquant de la complexité, de la cohésion, de l’organisation, de la résilience, de l’endurance. Cette faculté rare de la vie à résister et s’adapter devrait être célébrée et cultivée à travers l’éducation, la socialisation, etc. Mais c’est le mouvement inverse qui s’est enclenché à l’échelle planétaire avec le néolibéralisme et le capitalisme des data, qui proposent la pulvérisation des sociétés et des individus en une multitude de pulsions et de transactions de plus en plus immédiates et rapides.

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NB: cette grille de lecture a été composée après le visionnage d’une dizaine de vidéos disponibles sur Youtube. Je n’ai pas lu les ouvrages rédigés par Bernard Stiegler.