La chèvre et le capitaliste

Dans le cadre d’une recherche au long cours sur l’écologie de l’espace antique, plus particulièrement chez Homère, nous publions cette réflexion satellite sur le rôle du bétail caprin dans la co-création des espaces d’échange et de domination.

Fragment tissé d’une histoire symbiotique des anthropospaces.

La portée anthropologique et la signification spatiale du bétail caprin transparaît dès le début du voyage d’Ulysse, lorsque celui-ci découvre le pays des Cyclopes. Le géant monoculaire Polyphème est un pasteur qui conduit son troupeau parmi la végétation indomptée d’un pays couvert de bois et de garrigue. Homère le décrit avec un mépris certain, comme un aborigène arriéré. À la fin de la journée, les chèvres pénètrent dans la grotte où vit le géant, où elles sont traites et leur lait bu ou mis à cailler sur d’immenses étagères à fromage…

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Quelle surmortalité ? Lettre ouverte aux statisticiens.

Facteur confondant, covariable, dispositif expérimental… Symbiosphere a ressorti les cours de stat pour discuter la surmortalité belge en mars et avril.

Un article publié sur lalibre.be, le 28-04-2020

La période que nous traversons a vu émerger une nouvelle figure d’expert au cœur de la cité : les statisticiens. Grâce à eux, nous sommes désormais tous un peu experts en courbes, exponentielles et biais statistiques. Seulement voilà. Il y a les chiffres, ce qu’ils disent, et ce qu’on en fait…

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Et quelques pièces à verser au dossier…

A lire dans Le Monde, quelques jours après la publication de notre lettre ouverte : une étude estime que 11.000 vies ont été épargnées en Europe du seul fait de la baisse de la pollution atmosphérique.

Nouvelle pièce à verser au dossier, le 2 mai 2020, avec un article du Soir rapporte une baisse de 70% des accidents de la circulation entraînant des blessures, 28% des accidents impliquant un cycliste et entraînant un décès ou des blessures graves.

Selon cet article du Guardian, des experts estiment que 18.000 personnes atteintes d’un cancer pourraient mourir en Grande-Bretagne du seul fait de l’interruption ou du retard de leur traitement. Et cela vaudrait aussi pour d’autres pathologies.

Les 7 vérités de Gaël Giraud

Climat, économie, inégalité… Nous résumons ici le point de vue de Gaël Giraud, pour tenter d’articuler des enjeux cruciaux et résister aux abstractions des économistes. Un texte en forme de boucle de rétroaction !

Si comme moi, vous n’êtes pas un spécialiste de l’économie et de la climatologie, articuler ces deux dimensions vous paraît peut-être un défi impossible. C’est pourtant un enjeu majeur, et force est de constater que les discours des économistes ne nous aident pas à nous en emparer, tant ils sont lourds de menaces implicites et d’autoritarisme pseudo-scientifique (« si vous faites ça, vous aurez des millions de chômeurs »). L’un d’entre eux, Gaël Giraud, défend pourtant un point de vue singulier, à l’image de son parcours original de prêtre jésuite et économiste de haut vol. Par bonheur, il est aussi un excellent pédagogue et n’est pas avare d’explications, notamment sur les ondes radio et sous forme de conférences youtubées. Pour résumer les grandes lignes de sa pensée, nous nous sommes basés sur une conférence… Lire la suite

Collapsologie : One Point

La thèse de l’effondrement suscite souvent des faux débats. Elle pose aussi de vraies questions.L’épidémie du covid-19 nous confronte à ces questions. Malgré l’image médiatique d’une humanité unie pour faire « la guerre contre le virus » ou « sauver la planète », des options radicalement différentes se présentent devant nous.

Parmi les débats qui ont agité nos médias ces derniers mois, il en est un qui mérite un éclairage nouveau sous l’angle de l’épidémie de coronavirus. Il s’agit de l’affrontement entre ceux qui prédisent l’effondrement de la civilisation et ceux qui s’érigent contre cette prédiction, la considérant comme scientifiquement douteuse et moralement défaitiste, voire irresponsable. Un débat qui nous a arraché plus de soupirs que de sourires, en particulier quand il oppose artificiellement des personnes partageant pourtant un constat essentiel : il est nécessaire d’agir de manière urgente et forte… Lire la suite

Cet article a été publié dans une version légèrement différente sur lalibre.be

Un virus très libéral

Le covid-19 ouvrira-t-il une nouvelle ère de démondialisation, comme certain l’espèrent ? Des données objectives, notamment économiques, incitent à moins d’optimisme. Sauf si les peuples s’en mêlent…

Depuis quelques jours, on entend des voix sages et autorisées s’élever pour dénoncer les excès de la mondialisation, des ministres plaider pour une relocalisation de la production, des économistes rappeler qu’un financement suffisant des hôpitaux et de la recherche fait partie des fondamentaux d’une économie. Des analystes proposent même que cette crise soit l’occasion de repenser les lois de l’économie et enclencher une transition vers une société plus juste et plus durable… Lire la suite

Défense du complotisme

Le complotisme est-il un virus mortel pour nos démocraties, ou bien une forme imaginative pour s’approprier collectivement des problèmes qu’on nous présente comme trop complexes pour être laissés aux mains de non experts ? Et s’il était tout simplement la figure démocratique que mérite notre époque ?

Ce qu’il y a de bien, avec les théories du complot, c’est qu’elles stimulent l’imagination. L’intrigue opère à la manière d’un schème d’intelligibilité, qui permet au plus grand nombre de se saisir par la pensée, mais aussi parfois par la méfiance et la colère, de situations complexes et confuses qui sont le lot de notre époque mondialisée. Vous ne lirez donc pas ici une énième condamnation publique du complotisme, au chef de fléau qui menace les démocraties. Au contraire, je voudrais tenter de montrer en quoi il s’agit plutôt d’une précieuse manifestation de vigueur démocratique… Lire la suite

Greta Thunberg et l’humanité sont sur un bateau…

SPOILER : tout le monde tombe à l’eau. En voulant se hisser au niveau d’une immaculée conception climatique, Greta s’est empêtrée dans la toile d’araignée d’une clique de privilégiés cyniques. C’est triste, mais le changement viendra peut-être d’ailleurs.

Tuons d’avance tout suspense quant à la fin de la devinette : tout le monde tombe à l’eau… Tout le monde tombe à l’eau, parce que les paramètres de la biosphère et de l’atmosphère font bien plus que confirmer la sombre trajectoire annoncée depuis 50 ans par les scientifiques et les militants écologistes. À commencer par l’effondrement des populations animales…

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Gaia et l’Hydre capitaliste

Avec ce court essai de mythologie contemporaine, la tragédie environnementale s’inscrit dans la lutte antique entre les dieux, les monstres et les hommes. Une histoire bien plus ancienne que l’idée folle de contrôler le monde qui a dévoré l’esprit halluciné des Hommes modernes.

Related image Les polypes d’une hydre se ramifient indéfiniment et ses tentacules sont dotés de cellules évaginant un filament venimeux. Une symbiose avec des algues microscopiques lui donne sa teinte verdâtre (image : fr.nextews.com).

 

Pendant quelques décennies, dans les années 1980 et 1990, il y avait dans les élites libérales la conviction sincère que la mondialisation de l’économie de marché serait profitable au plus grand nombre. Ce processus devait conduire à l’augmentation globale des libertés individuelles, une élévation moyenne du niveau de vie et du confort individuels ainsi qu’un recul net et relatif de la pauvreté. Naturellement, il ne s’agissait pas d’un progrès vers l’égalité réelle ni de la fin des disparités sociales générées et entretenues par les profits du capital, mais après tout, qu’avons-nous à faire de l’égalité si tout le monde est gagnant ? Une équation similaire s’était déjà bouclée au sein des sociétés occidentales, sous la forme d’un contrat que l’on pourrait appeler le « deal capitaliste » et qui consistait à accepter l’extension du domaine de l’absence de lutte, c’est-à-dire le pouvoir du capital et la loi du marché, en échange du fait qu’une partie – même modique – des profits générés seraient redistribués (par les aides sociales et les salaires) de manière qu’il n’y ait pas – ou peu – de perdants. Au passage, nos partis « socialistes » ont conclu là un pacte diabolique qu’ils paient très cher aujourd’hui.

L’intrusion de Gaia

Je n’aborde pas ici la question morale qui consisterait à se demander si les axiomes anthropologiques du libéralisme – à savoir la définition d’un Homo œconomicus dont l’existence est régie par la poursuite rationnelle de l’intérêt individuel (une conception supposée « objective » parce qu’appuyée sur les hypothèses des biologistes néodarwiniens) – sont véritablement de nature à élever l’humain et à rendre compte de ses aspirations. Car en admettant même qu’on se satisfasse de cette anthropologie desséchée et de son assise scientifique réductionniste, quelque chose nous est arrivé qui rend caduques les utopies libérales. Ce « quelque chose », c’est ce qu’Isabelle Stengers a appelé « l’intrusion de Gaia », c’est-à-dire les premiers soubresauts d’une réaction globale – climatique et écosystémique – de la biosphère. Près de trois millénaires avant d’être convoquée par James Lovelock et Lynn Margulis pour décrire l’ensemble de la biosphère, y compris la composition biogénique des sols et de l’atmosphère, comme un système relationnel et réactionnel mouvant (que nous appelons « symbiosphère »), Gaia était la déesse primordiale de la mythologie hésiodique. Elle est donc en quelque sorte, notre mère à tous, nous autres Européens et héritiers de la pensée grecque.

En effet, le surgissement de Gaia, la façon dont les savants du GIEC décèlent le dérapage climatique comme une « réaction » du système Terre à l’activité des humains, tout cela vient mettre brutalement un terme à l’idée d’un quelconque deal qui permettrait à la fois l’enrichissement sans fin des détenteurs du capital et l’amélioration corrélative des conditions de vie matérielle de l’humanité dans son ensemble. Ce ne sont pas seulement les limites imposées par la Terre (la finitude des ressources) qui rendent le contrat caduc, ce sont les réactions de la biosphère, du système Terre, qui dès aujourd’hui provoquent des manifestations de colère inarrêtables, d’une ampleur titanesque (les Titans sont les enfants de Gaia), dotées d’une inertie séculaires, et d’une violence incontrôlable.

Le capitalisme ou l’Hydre ressuscitée

L’illusion libérale d’un progrès de l’humanité est-elle assimilable à une simple erreur ? Ce serait bien trop facile. Et je vais ici vous entretenir d’une autre figure de la mythologie grecque : l’Hydre de Lerne. Comme souvent, ce cher Wikipédia nous dit l’essentiel de ce qu’il faut en savoir : « Cette créature est décrite comme un monstre possédant plusieurs têtes qui se régénèrent doublement lorsqu’elles sont tranchées, et l’haleine soufflée par les multiples gueules exhale un dangereux poison, même pendant le sommeil du monstre ». Le capitalisme a lui aussi plusieurs têtes, libérales et fourchues. Ses paroles sont chargées de poison, par exemple lorsqu’il abaisse l’humain au niveau de ses intérêts les plus égoïstes, ce qui est la meilleure manière de l’ensorceler pour s’assurer qu’il agira bien comme cela est prévu et souhaité. Et depuis longtemps déjà, le libéralisme a plusieurs têtes. L’une d’elle s’appelle « néolibéralisme », et elle ne peut en aucun cas se prévaloir d’une quelconque candeur morale. La doctrine néolibérale a depuis longtemps intégré les prospectives planétaires du club de Rome et du MIT.

Par conséquent, à moins de considérer que les gens les plus puissants sont aussi les moins informés, le néolibéralisme prône le déploiement ad libitum de l’économie de marché et l’extension des profits du capital, en toute connaissance des conséquences ultimes de ce processus, fondamentalement inégalitaire et insoutenable. Pour rendre supportable cette vision au cynisme morbide, l’hydre peut compter sur une autre tête, que l’on pourrait appeler la technologie et son marketing. Sa mission : développer une utopie de substitution fondée sur une confiance aveugle dans le progrès technique, censé élargir sans cesse l’horizon du développement humain et transhumain, depuis le monde microscopique de l’intelligence artificielle jusqu’à l’infini spatial de la colonisation d’exoplanètes. Après tout, qu’importe le nombre de victimes qui seront sacrifiés sur l’autel de ce projet, puisqu’il en résultera une humanité augmentée, améliorée, voire éternisée dans un grand exode interstellaire, rejouant sans fin l’élection du peuple de Dieu et des Pionniers américains.

La monstruosité insaisissable de l’hydre capitaliste ne demande guère d’explication. Sa capacité à échapper aux bras de l’État et à s’insinuer dans toutes les anfractuosités du monde minéral, organique, social, culturel et psychique, pour en pulvériser les concrétions solides, est quasiment proverbiale (elle fera peut-être prochainement l’objet d’une histoire longue sur notre blog). Reste à aborder la capacité de régénération et de duplication des têtes de l’Hydre. Cette capacité évoque pour nous le livre de Naomi Klein : « la stratégie du choc ». Klein y démontre comment, depuis les années 1970, Milton Friedman et ses adeptes ont développé une théorie de l’expansion du capitalisme qui repose sur un travail de sape systématique du tissu social et des opérations de configuration et de manipulation de l’opinion. Telles les têtes coupées de l’Hydre qui repousse en double exemplaire, elle culmine avec la prolifération « d’alternatives infernales », dans lesquelles nous nous trouvons prisonniers de deux voies également déplaisantes. Exemple : se soumettre aux vieilles structures syndicales et partisanes ou devenir ce travailleur flexible et connecté qui se soumet directement au capital défiscalisé tout en adoptant la dégaine étudiée d’un hipster qui trie ses déchets.

Un combat titanesque à l’issue incertaine

De manière ironique – ou horrifique, c’est selon – cette théorie néolibérale s’est plutôt bien accommodée des premiers tressaillements de Gaia. Ainsi, Naomi Klein montre comment, après l’ouragan Katrina, les forces libérales se sont rapidement reconfigurées afin d’assurer, au pas de charge, la gentrification de la ville et l’effacement de sa géographie sociale, ethnique et culturelle, par le biais de la spéculation immobilière et de la capture des processus de reconstruction et d’aide sociale au profit des intérêts privés, au nom de la sacro-sainte efficacité des procès. Voilà pourquoi, encore une fois, le libéralisme ne peut être exonéré des catastrophes qui se déroulent sous nos yeux.

Je voudrais encore mentionner que la philosophe et biologiste américaine Donna Harraway a proposé de rebaptiser l’anthropocène du nom de « Chthulucène ». Sans préjuger des intentions profondes de sa pensée (que nous n’avons pas encore étudiée), on notera que le personnage de Chthulu, issu de la science-fiction, est une version moderne de l’Hydre de Lerne. Enfin, pour compléter le tableau, je signalerai seulement que, dans la mythologie grecque, l’Hydre est la petite-fille de Gaia elle-même, la fille du Titan Typhon, porteur de catastrophes climatique. Voilà pour la touche finale, qui ne nécessite pas de commentaire.

La légende dit que Hercule eut toutes les peines du monde à vaincre l’Hydre. Il dut recourir à des stratagèmes et à l’aide d’un complice, raison pour laquelle son exploit ne fut pas validé. L’Hydre, bien que vaincue, ne fut pas totalement occise puisque l’une de ses têtes a été enterrée vivante sous un rocher. Nul ne sait si la colère Gaia aura raison de l’Hydre capitaliste, ni à quel prix. Et nul ne sait si un Hercule se dressera bientôt à nouveau sur le chemin de l’Hydre, ni d’où il surgira et quels seront ses armes et alliés. Tenons-nous prêts.

Dans cet article, je ne cite pratiquement que des auteures femmes, qu’elles soient philosophes, biologistes ou politologues. J’y vois volontiers un hommage aux sorcières de jadis, qui étaient capables de convoquer les puissances de la nature pour sentir, dire et guérir le monde que nous sommes.

Références

Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009.

James Lovelock et Lynn Margulis, L’hypothèse Gaia, 1978.

Naomi Klein, La stratégie du choc, 2007.

Donna Harraway, Staying with the trouble, 2016.

La rationalité du vote d’extrême droite

Le vote d’extrême droite a une rationalité qui nous paraît incontestable. On peut s’y opposer, mais il faut la comprendre. L’enjeu pour la gauche écologiste est de reconstruire un récit d’avenir crédible et désirable.

Related imageLe repli identitaire façon anchois. Les anchois forment d’immenses bancs de millions d’individus. Leur nombre et leur ressemblance les rend difficiles à cibler pour un prédateur. C’est l’effet de dilution (image: earth-chronicles.com).

Depuis des décennies, le monde académique, politique et médiatique s’interroge sur les ressorts et les déterminants du vote d’extrême droite. Le plus souvent, ce vote est attribué à un défaut ou une faiblesse de l’électorat en question : manque d’éducation, mauvaise compréhension de la situation, décadence morale ou simplement misère sociale. Bref, les électeurs du Front, puis du Rassemblement national en France, comme ceux du Vlaams Belang en Flandre, seraient au mieux défavorisés ou mal informés, au pire stupides et de mauvaise foi. Dans à peu près tous les cas, leur vote serait irrationnel. Je soutiendrai ici le point de vue inverse : si l’on part des données macroéconomiques et environnementales, même (et d’autant plus) si on en a une connaissance floue et lointaine, la rationalité du vote d’extrême droite est parfaitement soutenable, au moins du point de vue des catégories socioculturelles les plus concernées.

Lorsqu’on doit envisager son avenir et celui de ses proches à moyen ou long terme (ce qui est le cas en principe quand on vote), il semble raisonnable de s’appuyer sur les informations dont on dispose sur l’état général du système dans lequel nous évoluons. À ce jour, ce système a deux faces (et c’est d’ailleurs notre principal problème). D’un côté : le système Terre (limité), avec ses ressources naturelles, ses dynamiques écosystémiques et son état climatique. De l’autre côté le système économique et financier (illimité), avec ses pertes et ses profits, ses processus de mutualisation (des pertes, en général) et de privatisation (des capitaux et des bénéfices). Il n’a échappé à personne, je crois, que le système financier est inégalitaire et instable, comme nous l’ont rappelé de multiples crises et leurs conséquences depuis les années 1970, en particulier la dernière, et comme en témoigne le triomphe planétaire d’une gestion néolibérale de l’économie actant le principe de la fragilisation sociale au profit de l’enrichissement du capital. Quant au système Terre, des alertes sont lancées par les scientifiques depuis les années 1960 et se voient sans cesse confirmées depuis lors, avec des signaux proprement catastrophiques en provenance de la biosphère et de l’atmosphère depuis quelques années.

Sur fond de ce tableau systémique, quelle devrait être la réaction « rationnelle » des classes dites populaires et « moyennes inférieures » des États d’Europe, qui bénéficient du système social le plus protecteur du monde ? Je crois que vous avez deviné. Sachant (1) que la Terre a des limites que nous sommes en train de violer allègrement, (2) que le système capitaliste global est de plus en plus favorable à une minorité de plus en plus réduite (en tout cas à l’échelle de nos démocraties), (3) que la démographie du Sud est galopante, sachant enfin (4) qu’ils ne sont en rien un maillon fort du système économique (ils ne sont même plus cette figure héroïque qu’était « le prolétariat ») puisque la plupart ne possède pas de capital et est en voie de déclassement professionnel face aux révolutions technologiques et à l’intelligence artificielle, on peut attendre des électeurs d’extrême droite qu’ils soient mus par le désir de préserver leurs (maigres) droits sociaux et leur pouvoir de consommateur. Dans les conditions susmentionnées, il n’est donc pas anormal qu’un certain protectionnisme socioculturel, fondé sur la nationalité ou l’appartenance ethnique (religieuse ou culturelle), apparaisse comme une offre politique à la fois pertinente et identifiable.

En résumé, les électeurs d’extrême droite votent en fonction du fait que leurs acquis sociaux et leur mode de vie ne sont pas extensibles à l’échelle de la démographie mondiale. Et cela est parfaitement rationnel. Car s’ils sont relativement défavorisés à l’aune de nos sociétés, ils comptent cependant parmi les privilégiés à l’échelle de la planète. Et ils sont suffisamment informés pour ne pas l’ignorer. Les partis d’extrême droite l’ont bien compris, puisqu’ils ont opéré ces dernières années un virage social. C’est le cas du Rassemblement national de Marine Lepen, qui propose même désormais un « protectionnisme écologique », mais aussi du Vlaams Belang, qui a réussi à surprendre Bart de Wever en optant pour un discours de réassurance sociale, là où la NVA avait misé sur une droite libérale dure, destinée à faire mal aux immigrés et aux francophones pauvres, oubliant qu’une partie de son électorat ressent aussi une certaine fragilité sociale et une angoisse existentielle. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les nouveaux partis de gauche « radicale » (France Insoumise, PTB en Belgique) sont discrets, voire évasifs, sur la question de l’immigration, parce qu’ils savent qu’ils peuvent perdre la bataille sur ce terrain (c’est probablement déjà fait pour Mélenchon).

Aujourd’hui, l’offre de gauche est majoritairement inaudible pour l’électorat de l’extrême droite, lequel est indispensable pour une majorité qui remettrait en question la suprématie (neo)-libérale. Et contrairement à ce que pensent (ou pensaient) de bonne foi de nombreux sociaux-démocrates, ce n’est peut-être pas parce que les arguments de la gauche sont trop subtils et rationnels pour un des brutes ignorantes votant avec leurs tripes. Le dernier argument de rationalité économique que j’aie entendu dans une bouche de gauche consistait à dire que nous avons besoin d’immigration pour « payer nos pensions ». L’argument est à la fois faible électoralement (il néglige la dimension culturelle), irresponsable sur le plan écologique (il table sur une croissance infinie) et indéfendable du point de vue même des principes de la gauche (il résume la valeur humaine à la valeur productive).

Discuter la rationalité du vote d’extrême droite ne peut se réduire à stigmatiser l’électorat sur des bases morales et sociales. Cela impose une certaine rigueur. Et d’abord de reconnaître que cette rationalité est en fait un produit d’une certaine idéologie libérale, qui définit l’humain comme Homo œconomicus, c’est-à-dire un être qui agit de manière rationnelle et égoïste, un être plus ou moins individualiste qui recherche toujours son intérêt, voire celui de ses proches parents ou de son groupe ethnique (en raison de la théorie dite du « gène égoïste » de Dawkins). Il s’agit de l’anthropologie sur laquelle les théoriciens libéraux ont construit la doctrine socioéconomique dominante. Doctrine que tous les partis de la gauche de gouvernement ont acceptée avec plus ou moins d’enthousiasme ou de résignation. S’ils en paient aujourd’hui le prix fort, c’est sans doute parce que les conséquences matérielles de cette doctrine se révèlent incompatibles avec les valeurs universalistes et humanistes de la gauche, et ce aux yeux mêmes de leur électorat historique.

Naturellement, reconnaître la rationalité qui préside au vote d’extrême droite, cela ne signifie pas s’y soumettre. Cette rationalité est discutable en droit et contestable en fait. Discutable en droit car elle s’appuie sur une vision restrictive (individualistes et matérialiste) de ce qu’est notre « intérêt ». Contestable en fait parce qu’elle conduit à des solutions redoutables pour notre dignité et celle d’autrui. Exemple : ignorer ou s’accoutumer collectivement au fait que des milliers de pauvres périssent en Méditerranée ou sont réduits en esclavage dans des camps libyens, voire s’en réjouir plus ou moins ouvertement au motif que cela tarit un « appel d’air ».

Si la gauche, et singulièrement une gauche écosocialiste ou sociale-écologique, doit reconstruire un discours qui porte au-delà d’une niche relativement privilégiée, il faudra qu’elle opère une véritable révolution culturelle. Face à l’imminence d’une catastrophe planétaire environnementale et financière, une partie de la gauche s’est déjà mise au travail. De son côté, les populations font également un aggiornamento culturel, avec le retour de pratiques plus sobres, de l’autoproduction, des compétences de réparation, d’entretien, des solutions de partage ou encore du localisme. Il sera crucial, dans les prochaines années, que la gauche puisse proposer un récit d’avenir simple et crédible, qui préserve l’ouverture à l’Autre et la nécessaire solidarité humaine, sans ignorer ou mépriser l’ancrage local de chacun et la sécurité sociale de tous. Sa mission est selon nous de redonner le pouvoir aux citoyens, aux acteurs de terrain, à l’échelon local, rendre aux populations leur destin et leur autonomie, tout en les protégeant des effets dévastateurs de la mobilité financière et des ravages du capitalisme néolibéral. Alors, seulement, on peut espérer le retour d’une rationalité à visage humain.

Question à Jérôme Sainte-Marie (et aux commentateurs marxistes en général).

Le nouvel horizon d’effondrement de la biosphère est une puissante explication des votes dits « extrêmes ». Pourquoi les commentateurs de gauche ne la considèrent pas ? C’est la question que je pose au meilleur commentateur du PAF (source : autosondage).

Parmi les talents du facétieux commentateur, le moindre n’est pas sa faculté à surgir dans des lieux où on n’attend plus la fine fleur du second degré marxiste. Par exemple sur le plateau du talk-show mené au mépris de toute décence par le beaufocrate Calvi sur Canal, où Jérôme Sainte-Marie (JSM) fait figure de cactus dans un parterre de géraniums, au milieu des experts et courtisans plus ou moins affiliés à LREM. Mais aussi, plus récemment (et plus discrètement) face aux membres de la nébuleuse Nouvelle Action Royaliste, dans une conférence à voir sur Youtube. Cette conférence, qui résume et actualise les convictions développées par l’auteur dans « Le nouvel ordre démocratique », a inspiré les quelques commentaires ci-dessous.

Avec un cruel détachement, JSM observe la fin de l’alternance gauche droite, au profit du retour d’un dualisme social – élite vs peuple – aka la lutte des classes. Cinglant. Brillant. Toutefois, il me semble que le cadre marxiste, aussi éclairant soit-il, doit être complété aujourd’hui par une lecture écologiste de la situation, lecture au moins aussi fondatrice que la dialectique historique, laquelle me paraît avoir du plomb dans l’aile. Je parle d’une modification générale du contexte de la biosphère, qui a été traduite par le terme « anthropocène », mais mérite sans doute davantage celui de « capitalocène », plus juste et moins ethnocentré, à moins qu’on considère les Jivaros et les Inuits coresponsables du désastre en cours. C’est dans ce cadre que la mondialisation est désormais forcée de prendre place. Autrement dit, on découvre avec surprise que la mondialisation est limitée par la taille du monde.

La limitation de l’accès aux ressources, soit du fait de leur épuisement, soit en raison des conséquences de leur utilisation (transformation de la basse atmosphère en étuve à moyen terme), et l’effondrement en cours des écosystèmes et de leur biodiversité, donc potentiellement de leur résilience et de leur portance (leur capacité à soutenir l’activité du vivant, aka : nous autres), me paraît demander un petit effort d’aggiornamento de la part des commentateurs marxistes, dont par ailleurs je salue amicalement le retour au premier plan (ou au moins au second plan). La question que je pose à JSM (et je la poserais aussi volontiers à Emmanuel Todd) est donc la suivante : pourquoi n’intègre-t-il pas la dimension écologique dans son analyse de l’évolution des opinions et des électorats ? Il me semble que le simulacre d’alternance Gauche/Droite, dont JSM démasque justement le caractère artificiel et superficiel depuis 30 à 40 ans, s’opérait sur le fond commun, non discuté, de la croissance, de ses fruits et du partage de ceux-ci (un peu plus ou un peu moins pour le capital, pour les travailleurs, pour les exclus du systèmes). C’est d’ailleurs en partie ce qui a précipité la fin de la gauche et la crise de la social-démocratie, poussée par la mondialisation à dévier vers un libéralisme toujours plus flagrant et brutal, pour assurer la poursuite de la croissance, qui était la condition de sa propre existence.

Dès lors, et contrairement à ce que prétendent les observateurs « progressistes » (au sens libéral), la montée des votes « extrêmes » me paraît parfaitement rationnelle. Le climatoscepticisme d’un Trump ne doit pas nous leurrer. C’est précisément parce que les classes moyennes et populaires des pays riches savent – ou pressentent – désormais que leurs avantages ne sont pas généralisables à l’ensemble des populations du monde, qu’ils optent pour le repli identitaire et la fermeture des frontières. La même rationalité, pour ainsi dire inversée, est à l’œuvre du côté de ceux qui votent pour la « gauche radicale ». Pour ceux-ci, qui refusent de se départir de l’universalisme de la gauche, si les ressources sont limitées, c’est donc qu’il faut les partager de manière plus équitable, prendre au riche pour donner aux pauvres (avec un flou artistique maintenu sur le fait de savoir si cette redistribution sera mondiale ou nationale – le talon d’Achille du mélenchonisme). Le « nouvel ordre écologique » imposera tôt ou tard de choisir entre une nouvelle internationale communiste et une relocalisation de l’économie dans des états isolés et concurrents. Si l’on exclut bien sûr la solution globale du transhumanisme couplé à la conquête spatiale.

Ce que JSM décrit parfaitement, c’est ce qu’ont en commun les deux électorats dits « populistes », à savoir qu’ils s’opposent à un troisième, que j’appellerais le clergé de la Silicon Valley. Pour celui-ci, l’enjeu est de continuer à croire et à faire croire que le progrès technologique et les droits individuels permettront d’optimiser la machine économique et d’ajuster la croissance aux limites de la Terre. En somme, les électeurs de Marine Lepen ou de Jean-Luc Mélenchon sont plus lucides que ceux d’Emmanuel Macron, voire… de certains écologistes !

En résumé, la contrainte mise par la question environnementale et climatique sur l’horizon croissantiste me paraît un puissant levier d’explication de la tectonique électorale en cours depuis la crise de 2008 au moins. (1) On comprend qu’une « enveloppe fermée » entraîne l’opposition de ceux qui ont tout (et donc ont tout à perdre) et de ceux qui n’ont rien (qui peuvent seulement espérer reprendre une part aux riches ). (2) On comprend donc mieux la vague « populiste », qui correspond à un repli logique des classes populaires des nations riches et leur hostilité envers ceux qui, immanquablement, viennent et viendront frapper à leur porte pour avoir de quoi manger, ou simplement échapper aux conditions rendues épouvantables par le changement climatique dans le Sud.

Pourquoi les meilleurs analystes politiques de gauche en font fi, voilà qui est pour moi un sujet de perplexité à ce jour.