La chèvre et le capitaliste

Dans le cadre d’une recherche au long cours sur l’écologie de l’espace antique, plus particulièrement chez Homère, nous publions cette réflexion satellite sur le rôle du bétail caprin dans la co-création des espaces d’échange et de domination.

Fragment tissé d’une histoire symbiotique des anthropospaces.

La portée anthropologique et la signification spatiale du bétail caprin transparaît dès le début du voyage d’Ulysse, lorsque celui-ci découvre le pays des Cyclopes. Le géant monoculaire Polyphème est un pasteur qui conduit son troupeau parmi la végétation indomptée d’un pays couvert de bois et de garrigue. Homère le décrit avec un mépris certain, comme un aborigène arriéré. À la fin de la journée, les chèvres pénètrent dans la grotte où vit le géant, où elles sont traites et leur lait bu ou mis à cailler sur d’immenses étagères à fromage…

Lire la suite

10 concepts-clés de la pensée de Bernard Stiegler

Amour, crétinisation, négentropie… cette brève grille de lecture propose un aperçu de la pensée de Bernard Stiegler, philosophe prospectiviste et spécialiste de l’internet.

Des plantes à fleurs attirent et récompensent les insectes, qui transportent le pollen d’une fleur et d’un individu à l’autre. La symbiose ainsi établie fait de l’insecte une sorte d’organe externe de la plante (Photo : Forest Wander).

1. L’économie contributive ou économie-pollen : Il s’agit de faire des externalités positives le cœur même de l’économie (d’où la référence à la pollinisation). Le modèle numérique est Wikipédia, la source d’information encyclopédique la plus utilisée, sûre et à jour, dont le modèle économique repose presque exclusivement sur la passion et l’amour du savoir des contributeurs. Le modèle socio-économique correspondant serait la généralisation d’un statut proche de celui des « intermittents du spectacle » : une société des « amateurs », à l’heure où l’automatisation s’apprête à remplacer la quasi-totalité des emplois salariés (2, 3). C’est le projet politique défendu par Stiegler.

2. Automatisation : Mouvement historique par lequel le capitalisme s’accomplit et se détruit en même temps. Marx déjà décrivait la prolétarisation comme un processus qui dépossède les travailleurs de leurs savoirs, exportés dans le fonctionnement d’une machine dont ils ne sont plus que des effecteurs auxiliaires. Ce phénomène se reproduit à une échelle inédite avec les technologies numériques mobiles, qui anticipent et dirigent les désirs individuels. L’intelligence artificielle, quant à elle, promet de remplacer les métiers même les plus respectés, comme avocat et chirurgien, déjà en voie de disparition. Prolongeant la logique marxienne, Stiegler envisage l’automatisation et ses développements ultimes dans l’intelligence artificielle comme l’aboutissement de ce processus d’aliénation, qui serait en même temps une chance de dépassement du capitalisme. Car ce mouvement conduit le capitalisme dans une impasse, qui répète à l’échelle planétaire le dilemme du fordisme : le capitaliste se trouve pris en tenaille entre la logique qui le pousse à augmenter sans cesse ses marges au détriment des salaires, et une logique inverse qui devrait le conduire à favoriser leur pouvoir d’achat pour permettre l’écoulement de sa production à bon prix. Stiegler y voit la possibilité d’une nouvelle forme de redistribution des richesses, mise en place par des (super)États, et dont le but n’est plus d’aliéner la force de travail des salariés, mais de libérer le travail passionné des contributeurs dans une société des « amateurs » (1, 3).

3. Amateurs : l’amateur est la figure centrale de l’économie contributive voulue par Stiegler. Il fait son travail non par obligation ou contrat, en tant qu’employé et contre un salaire, mais mû par une forme spéciale de libido : l’amour ou le goût pour son art, son sujet d’étude, son domaine d’action. Au contraire de l’expert, l’amateur ne jouit pas d’un statut d’autorité a priori. Sa légitimité est inhérente à ses propres productions : ses légumes s’il est agriculteur, ses pièces de théâtre s’il est dramaturge, ses expériences s’il est scientifique, ses chansons s’il est musicien, etc. Sa motivation (et sa légitimité) n’est pas mesurée par un salaire, négocié avec le capitaliste, mais par son propre élan libidinal.

4. Capacitation : dans le cadre de l’économie-pollen (1) prônée par Stiegler, le rôle de la politique devrait être de mettre – par tous les moyens nécessaires – les individus en situation de contribuer, c’est-à-dire de consacrer le maximum de leur temps et de leur énergie à assouvir et accomplir leur désir de savoir, savoir-faire, savoir créer, soigner… On peut lui opposer la « crétinisation » (5), qui est le chemin emprunté par la mondialisation néolibérale, dont l’objectif n’est pas de libérer les puissances créatrices des humains, mais de les engager dans un processus de consommation effrénée. Cela correspond à la capitulation du politique sur le champ de bataille économique, médiatique et technologique, où les individus ont été livrés à un mode de gouvernement alternatif : le marketing.

5.6.7. Crétinisation, disruption, marketing : à la suite de Naomi Klein et de sa « stratégie du choc », Stiegler définit la situation néolibérale comme un état de guerre contre la société et les individus socialisés. Ce que certains appellent fièrement « disruption » est en fait un état d’innovation permanente entretenu artificiellement. Le bombardement de technologies nouvelles et de modes toujours plus éphémères fonctionne comme un « tapis de bombes » qui a pour conséquence, et sans doute pour objectif (c’était en tout cas le projet de Milton Friedman et des Chicago Boys, NDLA), de rendre la société incapable de s’adapter structurellement et collectivement, de digérer les transformations qui s’abattent sur elle. C’est ainsi que le concept directeur de Progrès à long terme, est devenu une technique de gouvernement économique inspirée de la guerre militaire. Elle produit des individus isolés et englués dans un présent perpétuel, contraints de se conformer à l’image théorique que la doctrine économique s’est faite d’eux : des atomes égoïstes en recherche permanente de la jouissance maximum contre un effort minimum. Cette figure de l’Homo oeconomicus est, notons-le, l’exacte inverse de celle de l’amateur (1) promue par Stiegler.

8. Pharmakon: Stiegler utilise le terme pour désigner l’indétermination virulente, l’ambivalence active des technologies numériques. Car avec cette notion de Pharmakon, il ne s’agit pas simplement de dire que ces technologies peuvent être bien ou mal utilisées (même si Stiegler semble parfois adopter un point de vue utilitariste naïf sur le numérique), mais qu’elles sont des puissances qui, si on n’y prend garde, sont capables de nous transformer en crétins. À la manière du langage et de l’écriture pour Platon, et bien sûr des plantes dans la plupart des sociétés traditionnelles ou anciennes, le Pharmakon désigne une puissance qui demande une attention très spécifique, parce qu’elle peut aussi bien sauver que tuer. C’est ainsi que l’absence d’attention éducative et d’investissement politique dans le champ des technologies a libéré la puissance de crétinisation du Pharmakon numérique. Cela correspond au fait que le politique a abdiqué ses droits au profit d’un gouvernement de marketing global, d’un projet de société marchande mondialisée.

9. Amour (ou libido, ou désir) : Malgré un diagnostic radicalement sombre sur la « crétinisation » de masse, la « bêtise systémique », Stiegler soutient que la femme ou l’homme, quels qu’ils soient, ne désirent pas prioritairement l’accumulation de marchandises destinées par avance à l’obsolescence (et donc vecteurs d’une angoisse que le consumérisme ne peut combattre que par leur renouvellement toujours plus rapide). Comme toute l’histoire en témoigne, le désir se porte en général sur des divinités, des formes sociales, des objets et des émotions artistiques, des personnes, des savoirs, des structures sociales (p.ex. la famille), etc. Tous ces désirs prennent sens dans un mouvement de socialisation, et ils participent à la perpétuation des formes sociales dans une société donnée (cf. les rites et les fêtes traditionnelles, l’institution du mariage, etc.). Pour Stiegler, cette forme volatile et subtile du désir est la condition anthropologique même. Dans ce cadre, le désir supposé égoïste et matérialiste, qui définit l’Homo oeconomicus, est avant tout le fruit d’une stratégie délibérée qui consiste à saper sans relâche les formes socialisées du désir pour le réorienter sur des pulsions individuelles primaires et, in fine, sur des objets de consommation. C’est notamment la tâche du marketing comme forme de gouvernement.

10. Négentropie : Face aux lois thermodynamiques de l’univers, la vie apparaît comme une anomalie temporaire et cependant miraculeuse. Alors que la règle est à la dissipation d’énergie (l’entropie), c’est-à-dire l’expansion du désordre cosmique, la dilution de tout dans un univers froid et inerte, l’évolution et le développement biologiques, mais aussi leurs prolongements sociaux, parviennent à remonter le courant thermodynamique en fabriquant de la complexité, de la cohésion, de l’organisation, de la résilience, de l’endurance. Cette faculté rare de la vie à résister et s’adapter devrait être célébrée et cultivée à travers l’éducation, la socialisation, etc. Mais c’est le mouvement inverse qui s’est enclenché à l’échelle planétaire avec le néolibéralisme et le capitalisme des data, qui proposent la pulvérisation des sociétés et des individus en une multitude de pulsions et de transactions de plus en plus immédiates et rapides.

A lire aussi sur Symbiosphère.blog :

NB: cette grille de lecture a été composée après le visionnage d’une dizaine de vidéos disponibles sur Youtube. Je n’ai pas lu les ouvrages rédigés par Bernard Stiegler.

Is conservation science paving the way for ecosystem optimization, leading to a “Google Global Forest”?

Yesterday, I attended a short presentation by a conservation scientist. I came back home with a dirty feeling, the feeling that we are actively contributing to the destruction we pretend to avoid. A short story about how the western civilisation and its damnation.

Brussels, November 16 2018. This is a short story about our times and where we are at with climate change and the sixth extinction. About how it all affects our ways of thinking and working, how we try to escape our fate, and how deeply we are trapped in the very process of making happen what we strive to avoid.

Yesterday, I attended a short presentation by a young and skilled biologist. He was namely using the resources of Google Earth to improve the estimates of the global forest coverage and how it contributes to carbon storage at a planetary scale. Based on the new set of data he has collected and the known climatic scenarios, he could predict where the forest would be likely to expand or withdraw anywhere on the planet by 2050. Although rather theoretical, this knowledge would be of great value to make good decisions and take further steps on the ground of conservation, mitigation and for tackling climate change.

At the end of the presentation, a gentle breeze of questions was addressed to the speaker. All of them were of purely technical nature. The conversation ran on how difficult it is to model the complexity of forests’ ecology and account for their dynamics, stages in succession, feedbacks on soil and local climate.

I began to feel uncomfortable, as this brief discussion was going to an end. There was an unpleasant question floating around in the room and I could smell its stinky fragrance. Something like “Hmmm, it would be much more practical if all the forests in the world could behave in a manner that would make them more predictable, faster to grow and adapt, more standard in ecology and morphology, more consistent in the way they store carbon”.

The whole sequence had not last for more than ten minutes and the inviting professor was about to declare the session closed when a young woman raised her hand for a last question. I don’t remember what her question was exactly, but the focus was roughly the following. Since we know that the physical conditions will change by 2050 and consequently that a shift is likely to happen between different types of forest in some regions (let’s say for instance that a dense tropical forest is expected to shift to a scattered dry forest, or a boreal forest should turn into a temperate forest), it may be pointless, or even counterproductive, to stick to conservation actions, which may hinder the shift to a better adapted and more productive (that is carbon-rich) forest in the new expected climatic conditions.

Suddenly, I realized with a chill of horror that we were gently discussing the idea of intentionally destroy natural ecosystems for the sake of climate. Is this what it leads to when our best science elite dedicate itself to preserve nature and a liveable planet? To be honest, I was not really surprised that our western ways of measuring and controlling nature would lead to insult “nature’s nature”. After all, the same thing happened with modern agriculture, which turned our landscapes into living deserts, zombified ecosystems with few or no interactions, no more symbioses. And I could multiply the examples. But my point here is simply to underline how the way we think and make science today can turn even a brilliant scientist dedicated to the protection of the forest into an agent of capitalism turning whatever exists into an optimized piece in its profit machine.

So, in the end, the Google Earth tools may be beautifully fitted for calculating its CO2 content and potentialities, because we will have managed forests in a way that turn them into optimized and predictable ecosystems. Silent forests, as they call them already in central Africa. A global forest that is entirely defined by how it appears on a digital map. A forest without a place for the spirits to hide, a forest that the “forest people” would never call a “forest”. A “Google Forest” indeed.

Éloge de la fermentation

Le Pourri, le Fermenté et l’Argent sont les 3 branches d’une alternative antique. Quand l’argent virtualise le blé et rend possible le capitalisme d’inspiration monothéiste, la fermentation cultive des symbioses dans un monde peuplé d’écopuissances locales.

La fermentation est présentée ici comme l’alternative d’une bifurcation originaire, qui donna naissance à la monétarisation des stocks. Elle accompagne depuis des millénaires nos pratiques de subsistance en y ajoutant non pas la promesse d’une accumulation indéfinie, mais l’ivresse d’une joie fragile et partagée et la pratique mystérieuse de la connaissance naturelle. Elle réveille des dieux endormis dans les vallées et les sous-bois, ces éco-puissances qui ont été ostracisées, escamotées ou déguisées par le monothéisme. En tant qu’ectosymbioses culturelles, les pratiques de fermentation ont toutes leur place dans un projet de résistance à la dévaluation générale de la terre, à laquelle elle oppose la culture symbiotique des terroirs.

L’opposition historique et philosophique du matérialisme athée au spiritualisme religieux est à bien des égards une dramatisation outrée et trompeuse. L’athéisme me semble bien plutôt la prolongation moderne, voire l’aboutissement, d’un processus enclenché il y a plus de deux millénaires avec l’avènement du monothéisme. Comme je l’ai mentionné ailleurs (voir Le grand Labour), c’est dès les premières pages de l’Ancien Testament que le statut dévalué des choses de la Terre, en particulier des vivants non-humains, est affirmé avec la plus grande brutalité. Dieu met dans les mains de l’Homme et à son service l’ensemble des autres créatures et la terre fertile où elles poussent et grandissent. En contrepartie, le peuple élu s’engage à détourner les yeux de toutes les idoles et divinités qui peuplaient la Terre pour affirmer à toute force l’unicité de Dieu. Autrement dit, un contrat est établi qui peut se résumer comme suit : les Hommes font main basse sur la Création, la Terre, mais ils ne peuvent adorer qu’un seul Dieu, au Ciel. De ce deal résulte à l’évidence une dévaluation terrestre généralisée. L’animisme des peuples indigènes, qui confère une dimension d’esprit aux écosystèmes et aux communautés vivantes visibles et invisibles, est ainsi disqualifié par principe. Au même titre que le polythéisme antique, qui divisait l’univers en provinces ayant chacune leur puissance de manifestation, leur qualité intensive.

L’approfondissement matérialiste athée de ce processus, qui se déploie avec la modernité, a pour corollaire économique l’invention et l’expansion du capitalisme. Or, certains ingrédients fondamentaux du capitalisme sont posés dès la plus haute antiquité, avec le développement de sociétés agraires hiérarchisées. L’un de ces éléments, c’est l’argent, comme substitut universel permettant l’accumulation.

Dans « Le Parasite », Michel Serres déplie toutes les dimensions de cette naissance de l’argent dans le judaïsme et, dans une moindre mesure, dans les colonies grecques d’Asie mineures. Il observe des déplacements de signification autour de certains termes qui désignent initialement les lieux où les déchets organiques pourrissaient, perdus pour nous. Ces citernes à « fumier » deviennent le symbole, voire le vocable, qui désigne la monnaie. En simplifiant le propos de Serres (1), on peut dire qu’il fait remonter l’argent à la question des stocks. L’argent, c’est littéralement du blé, mais transformé en équivalent universel – ou potentiellement tel (2). L’argent serait ainsi le produit d’un dilemme né du développement de l’agriculture sédentaire : l’accumulation des stocks et le risque du pourrissement sous l’effet des microorganismes qui les dégradent et les métabolisent. L’opération de monétarisation suppose que ces stocks sont dénués de toute autre valeur que celle que produit l’évaluation des hommes, et en particulier de ceux d’entre eux qui sont en position de posséder ces stocks. On voit bien que le fonctionnement à plein régime de ce système stock-argent suppose la dévaluation préalable des produits de la terre, qui doivent être déshabillés de toute valeur sacrée pour pouvoir entrer dans un régime d’échange déterritorialisé, tel qu’il est décrit par Deleuze et Guattari (3).

Or, l’antiquité fut aussi le berceau d’une autre culture de la conservation, à travers l’art de la fermentation. Pain, fromage, vin et bière sont autant de modes de conservation des stocks, mais aussi de cultures symbiotiques avec des microorganismes de notre environnement. On voit aisément en quoi cet art de la fermentation, qui raconte l’histoire d’une domestication secrète du peuple microbien, s’oppose presqu’en tout point à la voie de l’argent et du capital. La fermentation ne permet pas l’accumulation indéfinie des stocks. Elle permet certes de prolonger et de garantir la subsistance dans les saisons moins productives, mais elle ne conduit pas à une accentuation inégalitaire des richesses de même ampleur que l’argent, ni à la déterritorialisation des flux financiers. En divergence complète avec la généralisation monétaire, elle perpétue une culture de la convivialité, une biochimie symbiotique et une écologie des terroirs.

D’un côté, donc, l’argent, qui permet de virtualiser le blé dans une culture de l’accumulation sans fin du stock de richesse. Il implique un détachement de la terre, y compris comme matrice de production, où le travail lui-même est externalisé (4). De l’autre côté, le fermenté, qui permet de prolonger la subsistance et initie une culture du partage de la satiété, voire de l’ivresse (celle que le monothéisme chrétien n’a pas réussi à éradiquer dans l’Europe de culture indo-européenne). Il implique le souci et la proximité avec la terre et ses communautés vivantes, et porte en lui une écologie animiste, où le travail ritualise la transmutation des goûts et propriétés des matières vivantes.

Argent

Fermentation

Divinité céleste solaire (énergie-production) Puissances terrestres (communication-transformation)
Virtualisation (et substitution) des stocks Conservation (et transmutation) des fruits
Equivalent universel Interface naturel-culturel
Externalisation du rapport de production (ultérieurement : travail, exploitation et mécanisation) Ritualisation du rapport de production (ultérieurement : savoir-faire)
Accumulation indéfinie de l’abondance Prolongation finie de la subsistance
Individualisation de la propriété Extension du foyer à la compagnie
La monnaie (souveraineté) Le terroir
Compétition entre les hommes Symbioses microbiennes

De manière générale, les monothéismes se méfient notoirement de la fermentation. Serait-ce parce que les saveurs et l’ivresse qui en résultent raniment des effluves des polythéismes refoulés ? Car la fermentation réveille des divinités naturelles, dont la puissance est invoquée pour la transmutation des vivres, et célébrée dans les orgies, banquets et libations qui maintiennent la production et la consommation dans le cercle rituel animiste des « écopuissances » terrestres (5). Ainsi, le texte de Serres indique une Trinité fondatrice de l’économie : le Pourri, l’Argent et le Fermenté. A ce titre, il offre une perspective de réévaluation des procès économiques, non pas tant en invoquant un paradis perdu qu’en réactivant des alternatives bien vivantes que sont les productions symbiotiques et les émergences culturelles liées à la fermentation microbienne. La fermentation est une révolution « bio-industrielle » très ancienne et très largement sous-estimée, qui implique des symbioses très fines et locales. Elle accompagne depuis des millénaires notre subsistance en y ajoutant, non pas la promesse d’une abondance indéfinie, mais l’ivresse d’une joie fragile et partagée. Elle ressemble donc à un modèle ancestral pour ce que l’on appelle aujourd’hui Slow Food et Slow Science, c’est-à-dire la protestation contre la vitesse productiviste du capitalisme appliquée aux flux de savoir et de nourriture. Le modèle de la fermentation a toute sa place dans un projet de résistance au geste monothéiste qui coupe l’humain de la Terre, et donc aussi au projet d’exploitation capitaliste qui, une fois cette coupure opérée, n’a plus qu’à se saisir des flux déterritorialisés et les faire entrer dans sa machine monétaire et financière, dont la prétention de mécanique céleste dissimule à peine la destruction des écosystèmes terrestres.

Appendice : notes sur la bière dans le Croissant fertile

Suite à l’écoute récente de deux épisodes de l’émission Sur les épaules de Darwin, sur France Inter, j’ajoute sans ordre particulier, quelques informations sur l’origine de la bière.

  • Selon certains auteurs, la bière serait aussi ancienne, voire plus ancienne, que la transition agricole, dont elle a pu être une motivation majeure. En effet, la bière requiert du grain en abondance. Certains chercheurs considèrent qu’elle a pu constituer une part centrale de l’alimentation à un moment donné (sous forme de gruau et avant le pain) dans certaines tribus de Sumer. Les premières traces concernent des festins funéraires de plus de 12.000 ans.
  • En Assyrie, la bière est largement installée et attestée il y a plus de 5.000 ans. Elle est liée à des mythes ancestraux (notamment celui de Gilgamesh). Un mythe raconte que les Dieux, qui aiment festoyer, ont créé les hommes pour cultiver les céréales nécessaires à leurs banquets. Dans la mythologie, le pain apporte la satiété et la bière apporte l’ivresse, des satisfactions que les céréales brutes et l’eau ou le lait n’apportent pas. Dans une version ancienne du mythe de Gilgamesh, une déesse lui recommande de renoncer à sa quête vaine de l’immortalité (réservée aux dieux) pour vivre pleinement une vie jalonnée de festins, la bière,
  • On trouve à Sumer une divinité de la bière (Ninkasi). Dans une première phase, la fabrication et la vente de bière (dans des estaminets) incombe d’ailleurs aux femmes. La bière se boit avec une paille (sans doute pour ne pas absorber les parties solides de ces bières insuffisamment ou pas filtrées). Un chant dédié à Ninkasi informe de la recette à suivre. la recette a été reproduite aux USA dans les années 60.
  • La bière ancestrale a pu être découverte par hasard. Les bières de Sumer étaient fermentées avec des levures présentes dans l’air, ou sur des plantes locales (comme le gland du chêne), comme c’est le cas pour certaines gueuzes bruxelloises. Elle contient des épices mais pas de houblon et garde donc sans doute assez mal.

 

Michel Serres, « Le Parasite », Grasset et Fasquelle, 1980 (je suis la pagination de Fayard/Pluriel, 2014). 

Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Sauvages, Barbares et Civilisés, in L’Anti-Œdipe, Editions de Minuit, 1972.

Sur les épaules de Darwin, émissions du 22 septembre et du 3 novembre 2018.

(1) Serres y ajoute la dimension religieuse du rachat et l’invention juive de la substitution sacrificielle, qui sont bien sûr des valeurs positives de l’argent, que je ne veux pas nier bien qu’elles ne rentrent pas dans l’histoire écologique que je tente de formuler.
(2) Potentiellement, car il y a loin – heureusement – de l’invention de l’argent à l’idée que l’argent peut tout acheter.
(3) Bien sûr, le travail du labour, le laborare sera aussi une prière, mais avec le christianisme, c’est-à-dire la conversion monothéiste de la civilisation romaine, ce sera une prière qui relie l’homme à Dieu, et non à la Terre. Et jusqu’à aujourd’hui, la sacralisation du travail est avant tout une affaire de soumission, soumission de la Terre à Dieu, de la matière au Progrès, à l’Homme, au Capital.
(4) De ce point de vue, la mondialisation capitaliste est au fond le retour à un nomadisme réservé aux riches, un nomadisme (post-)agraire ou nomadisme d’extraction et d’épuisement, qui finira par tourner à vitesse infinie dans le prélèvement sur les flux de transactions, d’informations, de data.
(5) De ce point de vue, l’analyse de la progression syncrétique du christianisme en Europe appelle une analyse passionnante. Ne pouvant éliminer totalement les pratiques et rituels polythéistes, le Christianisme dut intégrer dans sa doctrine les fêtes païennes et les figures des Saints. Il est à noter que la Réforme s’est constituée en partie contre ces aspects du Christianisme, alors que par ailleurs, le rôle de la Réforme dans l’émergence du Capitalisme est bien établi depuis Max Weber. Je développerai ailleurs une hypothèse écologique plus large, qui associe les monothéismes et les cultes solaires en tant que religions du désert et de la désertification (la figure qui hante les sociétés agraires ?), pour lesquelles la Terre est réduite à un substrat qui doit se charger d’énergie solaire et d’eau (très certainement le modèle de la révolution « verte »). A l’opposé, les cultures animistes et polythéistes seraient des pensées des forêts et des lisières, fortement impliqués dans des écosystèmes productifs qu’elles ne cherchent pas à dominer et asservir. Mais je souligne ici déjà qu’à travers la condamnation monothéiste des idoles et des divinités antiques, une guerre est déclarée aux symbioses que les humains ont établies avec les puissances naturelles, au profit d’une vision de la Terre comme amas de matière stérile et manipulable techniquement.
(6) Ajouter que l’enjeu local-global est aussi celui de notre insertion dans les cycles écologiques et la portance des écosystèmes.

Pour une biologie constructiviste, pluraliste et animiste (Notes).

Je vois deux impasses dans lesquelles la biologie contemporaine s’est engagée. La première découle de ce que Stephen Jay Gould a appelé « le fondamentalisme néodarwiniste », à savoir la conception selon laquelle tout ce que la nature produit obéit à la loi de l’optimum adaptatif et finalement se résout à la tendance autoréplicative des « gènes égoïstes ». Cette biologie, je l’appelle « biologie triste » en ce que, au lieu de célébrer les constructions du vivants, elle s’emploie exclusivement à les réduire à « n’être que » la manifestation déterministe de tendances égoïstes d’origine moléculaire. Cette science sans joie, si ce n’est celle du plaisir malin de dénigrer, est toute entière à la fascination de notre pouvoir de réduire le réel à quelques procès déterministes, quitte à refuser d’accorder le moindre prix aux innombrables entorses et curiosités dont a été capable l’évolution. Je lui oppose une biologie qui quitterait le confort du déterminisme pour entrer dans la description et la célébration de la complexité des interactions symbiotiques qui forment le tissu des vivants et l’étend bien au-delà des frontières étroites du génome individuel (sans nier bien entendu qu’il s’agit d’une polarité forte). Cette biologie n’est pas moins darwinienne, elle l’est autrement. Les travaux de Darwin sur les orchidées en donnent d’ailleurs un aperçu historique de choix (voir p.ex. la lecture qu’en a fait Natasha Myers).

L’autre ornière de la biologie contemporaine consiste à poursuivre d’infinies discussions sur les concepts fondamentaux telles que celui de gène ou d’espèce, en quête d’un critère unique pour assurer la spécificité et expliquer le phénotype. C’est une biologie « scolastique », ou pour le dire moins agréablement : une biologie radoteuse et obsessionnelle. A l’encontre de ce réalisme étroit, et sans verser dans la paresse du nominalisme, je suggère une vision constructiviste de l’espèce : c’est dans un contexte écologique et évolutif donné, avec les virtualités qui sont les siennes, qu’une population construit sa spécificité. Ainsi, des populations d’oiseaux parviennent à créer, renforcer et entretenir leur spécificité en s’appuyant principalement voire exclusivement sur les capacités qu’ils ont à produire et à entendre des chants mélodieux et riches, qui sélectionnent les partenaires reproducteurs au sein d’un groupe plus étroit que ce qu’imposent les barrières génétiques. L’approche constructiviste ne permet pas de dissocier l’objet décrit (en l’occurrence « l’espèce ») de la manière dont il s’est constitué et continue de se constituer en tant qu’espèce.

En antidote (ou en provocation) à la fascination qu’exercent les sciences dites exactes sur les biologistes, je proposerais de vanter les joies d’une science animiste, qui reconnaît à chaque entité ou communauté vivante une forme de génie propre. Le travail du biologiste est de trouver le registre d’observation, de mesure et de discours qui permet à cette entité d’exprimer la pleine mesure de sa puissance. Cela suppose un engagement du chercheur dans une relation avec les êtres auxquels il s’adresse, une manière de travailler à les faire exister sur un mode qui ne les réduise pas a priori à des lois aveugles appliquées à une matière inerte. Comme pour les savoirs des cultures non-modernes, la connaissance visée ici n’a pas la prétention de s’inscrire dans un dualisme du sujet connaissant et de l’objet de connaissance (lire à ce sujet L’impératif indigène). A l’instar des relations avec les esprits de la forêt, il s’agit de mener une négociation qui permette de connaître et maîtriser l’objet vivant en veillant à ne pas insulter son potentiel invisible (qui a trait aux liens secrets et complexes qui l’unissent de proche en proche à la totalité de son « monde », qui est aussi en partie le nôtre). La relation de connaissance n’est donc pas simplement un cadre donné, mais une épreuve à construire. Il y a une raison pragmatique qui justifie la science animiste : parler et agir en fonction d’une connaissance dégradante et incomplète, qui méprise les potentialités du vivant et prend pour négligeable ce que nous ignorons de lui, c’est s’exposer à subir des désagréments et des dérèglements qui dépassent notre capacité de maîtrise. C’est le fond des pensées animistes, et je ne vois aujourd’hui que des raisons de prendre exemple sur cette prudence de Sioux.

(Article à développer)

Was there a symbiotic explosion 2 billion years ago?

In a famous book called « Wonderful life », Stephen Jay Gould explored how, some 500 million years from now, the development of the arthropods body plan has gone through an incredible variety of shapes and functional appendices in a relatively short span of time. This Cambrian explosion, illustrated through arthropod fossils, is a milestone in Gould’s punctuated equilibrium theory of evolution. As if when something new happens in life and there is room for it, this innovation tends to go through all kind of experiments before it stabilizes in a few enduring, dominant or specialized forms. For instance, insects body plan is now massively dominant among terrestrial arthropods and the looser pancrustacean model is dominant at Earth’s scale. Creation as the starting point of evolution: a shocking statement in the face of classical gradualism.

Now imagine that, in a much older time, something similar happened with unicellular organisms in the field of symbiotic association. An explosion of symbioses. Of course, we don’t have many fossils to rely on for supporting this hypothesis. But we have DNA and protozoan examples. From DNA, we know that the mitochondria, our respiratory organelles, but also chloroplasts, responsible for photosynthesis in vegetal cells, are “tamed” symbionts that our eukaryotic ancestors acquired some 2 to 1 billion years ago. And from existing protozoans, we know that unicellular eukaryotes are experts in building vital symbioses mostly with bacteria, who provide them with energy that they metabolize using various sources in their environment, such as light and sugar of course, but also organic acids, sulphide and others. And primary metabolism is not the only benefit that protozoans obtain from their bacterial symbionts, they also acquire protection against grazing and parasites, through a wide variety of metabolites, namely antibiotic substances (or “bio-controlling” molecules, to put it more generally).

Whether the raising of symbiosis model and their subsequent stabilization is a homolog to the Precambrian explosion is something that should be discussed and a theory that may have many flaws. To begin with, the “explosion” may be a wrong label for something that would have happen over a rather long timespan. However, it makes little doubt that symbioses played a key role in the evolution and endurance of eukaryotic cells and that a lot of them have been experimented long before plants and metazoans develop on their own and already ancient endosymbioses. Hence another interesting question: that of the emergence of multicellularity as a stabilisation in intercellular signalling and recognition, first experimented within and between species.

A Philosophical Hesitation about Holobionts.

Apparently, there is a « microbe revolution » going on these days. Without being a specialist at all, I see it as a critical step in modern biology in the sense that it gets us facing the choice between two roads ahead.

The first option is obviously to expand the notion of what is an individual, from one nuclear DNA and its expression to multispecies DNA and its interconnection. This consists in trying to maintain (save?) the reductionist paradigm of Neo-Darwinism*, which is in essence a neo-mechanism.

But this option raises questions such as where is the physical limit between holobionts, since microbes can come in and out of my body and even of my cells? And why should we consider the host-microbes interactions as a part of one larger individual while we’re leaving the other interactions outside the holobiont at the same time? Ultimately, why not considering a whole ecosystem, or even the biosphere, as one big holobiont? And in this case, what would be the space left for selection and competition as the drivers of evolution? These could be serious epistemological issues, in my opinion.

On the other hand, we could go the other way and expand the notion of environment (or rather ecosystem) to the very inside of organisms. This is a much risky and foggy direction, but it looks so much more exciting at the same time. And to be honest, I see it as a moral emergency that we change our view on nature in a time when we are turning the world into a desert for living diversity.

This second option is for me a revolution in a much more deep sense, because it breaks away from the so-called « modern synthesis » of the genomic era, when any questions had to be answered by a gene locus and a more or less deterministic biosynthetic pathway. But it requires that we turn away from the all-mighty paradigm of selfish individuals or/and genes and start considering a world where relations are prior to entities, that is a constructivist and pluralistic world saturated of polysemous signalling activities, where the « me » and the « non-me » are becoming pretty blurred, negotiable, relative.

This may not fit into our rather fantastic vision of science as the production of unequivocal and permanent causal relations emerging through technological and statistical processes, but it could be a still more exciting and moving challenge : questioning the unending possibilities and modalities of coexistence in a pluralistic universe.

* Read for example Bordenstein S R & Theis K R, 2015. Host Biology in Light of the Microbiome: Ten Principles of Holobionts and Hologenomes, PLoS Biol 13(8).

Biomimétisme ou symbiotechs ?

Le biomimétisme doit-il être dépassé ou complété ? Réflexion inspirée par la lecture du livre de Gauthier Chapelle et Michèle Decoust, « Le vivant comme modèle ».

ENGLISH SUMMARY

Dans leur livre, « Le vivant comme modèle », Gauthier Chapelle et Michèle Decoust commencent par poser avec lucidité et gravité les enjeux liés à l’avenir de l’espèce humaine sur cette planète, soumise à un mode de développement insoutenable selon eux. Ensuite, le livre développe l’approche biomimétique dont Gauthier Chapelle est un spécialiste reconnu, multipliant les exemples en s’élevant graduellement des structures microscopiques des matériaux vivants dotés de propriétés désirables jusqu’aux vastes écosystèmes productifs domptés en souplesse par l’agroécologie. Or, dans les premiers chapitres  de ce panorama, les auteurs admettent à plusieurs reprises que les innovations proposées n’ont pas permis de relever les défis écologiques. Bien souvent, ces technologies ont eu un effet négligeable ou neutre du point de vue environnemental. Dans certains cas, elles ont induit de nouveaux gaspillages, infligés de nouveaux surcoûts énergétiques, entraîné de nouvelles fuites en avant productivistes. Quand elles ne sont tout simplement pas restées lettres mortes. Le contraste est saisissant avec le cas de l’agroécologie, abordé dans les derniers chapitres du livre, notamment avec l’étude d’une ferme en permaculture hautement productive. Les questions que nous nous posons sont dès lors les suivantes : l’agroécologie est-elle un exemple « parmi d’autres » de biomimétisme ? ou doit-elle son succès à  une méthodologie différente, plus exigeante, irréductible au seul fait de s’inspirer des trouvailles de l’évolution ? et dans ce dernier cas, ne faut-il pas préciser ou modifier la terminologie pour éviter de rassembler dans un même panier des techniques et solutions durables et d’autres qui ne sont pas soutenables ?

Tout se passe comme si la construction de « Le vivant comme modèle » superposait deux logiques. Une logique scientifique et descriptive, annoncée d’emblée, consiste à s’élever du niveau moléculaire jusqu’aux symbioses et aux écosystèmes, en passant par le métabolisme, la forme, l’architecture, etc. Mais selon une autre logique sous-jacente, tacite, qui semble se construire au fil des pages, les auteurs semblent cheminer vers une nouvelle approche, qui tendrait à dépasser les promesses de performance, de rapidité, de rentabilité que porte (encore) en lui le biomimétisme*. Un exemple résume à lui seul ce renversement en cours d’écriture : après avoir décrit un rêve avorté de photovoltaïque organique (en bref, créer artificiellement des arbres électriques), le livre aborde en fin de parcours un projet beaucoup moins faustien d’agroforesterie, où il s’agirait de collaborer avec les arbres pour en tirer nourriture, microclimat, hygrométrie favorable, combustible renouvelable… On sent bien ici que les déterminants de l’anthropocène (changement climatique, épuisement des ressources, tension des écosystèmes) impose de dépasser les seuls critères du biomimétisme pour embrasser une réalité plus complexe qui pose l’enjeu de notre coexistence avec les réalités naturelles que nous étudions, imitons, exploitons…

Sous cet angle, le livre de G. Chapelle et M. Decoust témoigne peut-être d’une profonde mutation en cours dans l’approche moderne des sciences de la vie. Une mutation quelque peu forcée par les premiers effets catastrophiques du « capitalisme à tombeau ouvert » sur la disponibilité des ressources, l’intégrité des écosystèmes et la stabilité du climat, mais qui repose également sur les récentes recherches en biologie des symbioses, comme nous le verrons plus loin. Plus profondément, cette mutation suggère un changement de paradigme dans la culture contemporaine, qui nous ferait sortir de l’impératif moderne de domination et d’instrumentalisation de la nature énoncé au XVIIème siècle, et dont le biomimétisme resterait un héritier, manifestant en somme une forme subtile d’extractivisme, consistant à tirer les idées cachées dans le vivant pour les reproduire à l’échelle de notre avidité économique.

Dans le nouveau paradigme, partagé par l’agroécologie la plus en vogue et les systèmes traditionnels les plus ancestraux, l’être humain ne peut tout simplement pas faire abstraction de sa propre place, il ne peut plus se considérer en position de domination instrumentale, ni même en position de neutralité « scientifique » (n’est-ce pas ce que signale le passage à l’anthropocène : l’impossibilité d’une description sans implication ?). Le point de vue des acteurs humains, qui suppose bien évidemment la production de leurs moyens de subsistance, doit désormais aussi s’insérer dans de vastes réseaux relationnels qui tiennent compte d’autres points de vue que le nôtre : celui des microorganismes qui assurent la fertilité du sol ou la santé de notre tube digestif ; celui des prédateurs qui trônent au sommet de vastes écosystèmes productifs et régulateurs du climat ; celui des pollinisateurs qui assurent depuis des millénaires la reproduction de leurs partenaires végétaux avec une précision et une expertise inégalable. Alors, il ne s’agit plus de compétition mais de collaboration avec les autres (inter)acteurs des écosystèmes que nous habitons et que nous sommes. Collaboration toujours délicate, à construite dans chaque situation, dans chaque écosystème, de manière productive certes, mais aussi en veillant à ne pas en bouleverser les équilibres.

Il s’agit en somme d’acquérir les compétences des symbiontes. L’intérêt récent pour les symbioses, la découverte de leur abondance et de leur importance évolutive, signalent à mon sens le changement de paradigme énoncé plus haut au sein des sciences du vivant, où l’écologie et l’éthologie ont permis de tempérer quelque peu le triomphalisme du néodarwinisme et du « tout au génome ». Un symbionte est capable de manipuler les fonctions de son hôte et d’en détourner les produits à son avantage. Toutefois, cela ne se fait pas au détriment de son partenaire ou hôte, qui de son propre point de vue, exécute bien souvent les mêmes actions d’effraction et de piratage à son avantage. Par exemple, si les recherches récentes montrent l’importance du microbiome pour la santé de mammifères tels que nous, des auteurs ont aussi avancé l’hypothèse que l’apparition des métazoaires, avec leur tube digestif, peut être considéré comme une adaptation des bactéries à la vie terrestre aérobie, leur offrant des conditions physico-chimiques favorables ainsi qu’un apport régulier en nutriments. L’alternative est stérile, mais elle présente l’intérêt de mettre en lumière ce basculement culturel vers une vision de la nature comme irréductiblement multiple et pluraliste. Comprendre ce monde ne peut plus se résumer à dresser la liste des vainqueurs et celle des perdants. Dans ce monde, plusieurs « vérités » coexistent parce que plusieurs points de vue coexistent. C’est pour nous une leçon majeure de la science des symbioses.

Quitter le paradigme de domination et de contrôle intellectuel, mais aussi de profit économique, pour envisager un nouveau rapport mutualiste avec la biosphère, toujours situé par des pratiques locales (tant d’exemples peuvent nous inspirer, depuis la médecine traditionnelles jusqu’à la vinification, sans parler de la domestication des céréales ou le pâturage extensif), c’est aussi opérer un glissement d’une ambition purement technologique vers une vision pluraliste et collaborative des rapports productifs que nous entretenons avec notre environnement (et avec nos semblables). Bien que je crois être en accord avec le propos du livre de Gauthier Chapelle et Michèle Decoust, je suggère donc d’utiliser le néologisme symbiotechs (pour « symbiotechnologies ») pour clarifier la transformation en cours. Il me semble refléter les nouveaux enjeux de ces pratiques à inventer, mieux que le terme de biomimétisme, encore teinté du prométhéisme qui dominait à l’époque où il a été forgé.

En conclusion, le champ de la recherche biologique, tout comme le livre de Gauthier Chapelle et Michèle Decoust, témoigne de manière éclairante qu’une transformation est à l’œuvre, notamment avec le développement de l’agroécologie (la discipline fait son entrée à l’Université Libre de Bruxelles cette année) et de la médecine du microbiome, qui a récemment fait l’objet d’un programme lancé très officiellement par la Maison Blanche. Ces disciplines en plein essor préfèrent le tissage patient de relations à long terme avec les interacteurs des écosystèmes* « champs » et « corps » aux techniques invasives maximisant le rendement immédiat en éliminant des acteurs considérés comme « nuisibles », avec des effets imprévisibles et des coûts souvent inaperçus. Ce changement apparaîtra à certains comme un retour en arrière, simplement parce qu’il nous ramène en-deçà de l’ambition de la science moderne et de l’exaltation productiviste des trente glorieuses. Il n’est en rien un renoncement à la science. Il demande au contraire plus de science, mais aussi une science plus variée, plus pratique, plus locale. Une science qui ne cherche ni à éliminer, ni à modifier, ni à exploiter son objet, mais à établir avec lui des relations durables, productives et bénéfiques en développant si besoin est des « symbiotechs » de plus en plus fines et complexes. Cette science n’est pas humble mais joyeuse, si la joie de comprendre consiste, comme le pensait Spinoza, à augmenter son pouvoir d’agir et de sentir tout en nouant des relations bénéfiques avec ceux qui nous entourent.

* Ici aussi je propose un néologisme pour ceux qui en sont friands, en parlant plutôt de « symbiosphère » que d’écosystème, qui a encore le goût d’un objet scientifique que l’on peut tenir à distance.

Chapelle G. et Decoust M., Le vivant comme modèle. Albin Michel, 2015.