Catastrophes éco-climatiques : quand la Nature imite l’Homme

Le concept écologique de « shift » (basculement) éclaire les désastres écologiques et climatiques à l’œuvre, à l’échelle locale et globale. Il montre combien ces désastres s’inscrivent dans une histoire et une logique anthropique, qui se déploie depuis cinq siècles à travers la colonisation, l’intensification et l’industrialisation.

Commençons par un peu de théorie. Pour un écosystème donné, il existe en général : deux états stables possibles ; une situation de basculement (shifting) ; et une dynamique d’irréversibilité catastrophique, marquée par une série de seuils.

  • Deux états stables alternatifs ;
  • Un basculement sous la pression des perturbations et des stress ;
  • Une irréversibilité symbolisée par une courbe en escalier ;
  • Des seuils variables

L’irréversibilité renvoie ultimement à une règle fondamentale de l’univers, suivant la thermodynamique : l’entropie. Or, si tous les systèmes tendent à disperser leur énergie et à se diluer dans l’univers, la vie est précisément l’anomalie qui maintient l’énergie au sein d’un système semi-fermé d’une complexité ahurissante. Lorsqu’on défait la subtile magie de cette complexité, l’entropie reprend ses droits, et à la vie s’éteint ou se simplifie.

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Conservation de la nature : vers une troisième voie

Schématiquement, on peut identifier deux grandes tendances dans le domaine de la conservation de la nature : naturalisme et humanisme. Au-delà de leurs oppositions apparentes, ces courants partagent un ancrage commun dans une modernité occidentale, qui sépare nature et culture, tout en assignant aux humains une place éminente (pour le meilleur ou pour le pire). Le temps est peut-être venu d’explorer une troisième voie…

Extraits :

« Pour résumer le courant naturaliste, on dira qu’il pense la nature sur le mode d’une séparation idéalisée. Ce qui est visé, c’est le retour de la « grande nature » : un paradis perdu. L’attitude déployée vis-à-vis de son objet est le respect (étymologiquement : un regard distancié sur la chose). La nature est cette entité indépendante et indifférente, considérée avec cette forme de révérence, si ce n’est de dévotion, qu’on réserve aux choses qui ont le parfum du sacré.

« Dans le courant humaniste, le mot qui résume notre rapport à la nature n’est plus « respect », mais « responsabilité » : nous avons le devoir de répondre à la détresse des autres espèces et d’organiser le cours rationnel et durable du monde. La place du sacré est cette fois occupée par l’humain : si nous avons le devoir de protéger la nature, c’est avant tout pour être digne de notre propre exceptionnalité humaine.

« Cette troisième voie permet de décaler notre regard en nous écartant un peu de ce déterminisme historique, pour ouvrir un riche chantier d’expérimentations et de négociations entre les multiples manières de vivre et d’exister, humaines ou non-humaines, culturelles ou naturelles, scientifiques ou traditionnelles.

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L’anthropocène est la marque d’une rupture dans nos symbioses

En admettant que l’Anthropocène mérite son titre d’ère géologique, on s’accorde mal sur sa date de naissance. Est-il apparu avec Dieu, le Patriarcat, l’État, le Capital, les énergies fossiles ? Une réponse plus souple et plus fine, suggérée par Anna Tsing, nous immerge dans les modalités de constitution du « nous » vivant.

[COURT-LETTRAGE / max. 3 minutes de lecture]

Dans Proliférations1, qui dresse l’anthropologie nécessaire des espèces invasives, Anna L. Tsing offre une hypothèse précieuse sur la rupture entre l’Holocène (période qui succède aux dernières glaciations il y a 12.000 ans) et l’Anthropocène, qui semble coïncider avec l’avènement de notre modernité, la première originalité de Tsing étant qu’elle n’assigne pas une date précise à cette rupture.

Pas de date, donc, mais un contraste ancien et insistant, que Tsing définit comme suit…

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Penser les invasives avec Anna Tsing

LECTURE. Les espèces invasives ne sont ni une « mauvaise nature » ni le « sauvage retrouvé ». Elles sont les espèces compagnes déchaînées de ceux qui ont oublié que le monde est un compagnonnage entre espèces. La première, Tsing a perçu que les invasives sont un objet anthropologique autant que biologique.

Penser les espèces « invasives » est un vrai défi. Mauvaises ? Sauvages ? Naturelles ? Rebelles ? Rien de tout cela, selon Anna Tsing, qui s’affirme plus que jamais comme notre sherpa dans un monde en ruine globale. Tsing, a qui l’on doit l’anthropologie monumentale d’une mycose globale (Le champignon de la fin du monde), est l’une des premières à percevoir que les espèces invasives sont un objet anthropologique tout autant, sinon davantage, que biologique.

Dans Proliférations, elle montre combien notre mépris des liens et dépendances qui tissent le monde vivant a fini par produire des êtres paradoxaux, issus des milieux non colonisés, mais liés à nos destructions et dépendants de nos colonisations.

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ANNA L. TSING. Proliférations. Wildproject, 2022.

Lynn Margulis ou la révolution symbiologique

Par son attention hétérodoxe aux petits objets vivants, la microbiologiste Lynn Margulis a littéralement pulvérisé le paysage sous contrôle de la biologie moderne. Retour sur une révolution scientifique, philosophique… et féministe.

Dans l’imaginaire scientifique moderne, le monde vivant est déterminé par les catégories du gène, de l’espèce et de l’individu. Ces catégories rassurent car elles correspondent à des perceptions macroscopiques : les gènes sont associés à des caractères (grand, yeux bleu, QI faible… vous l’avez ?), les espèces à des idéaux types (chien, cheval, mouche) et les individus à des identités incarnées (moi, le Christ, mon chien Lulu). Cet essentialisme « géniste », spéciste et individualiste perpétue des traditions philosophiques ancrées dans le platonisme et le christianisme. Il s’accorde avec notre besoin de fixité et de contrôle, en offrant une vision stable et « gouvernable » du réel. C’est le monde pratique et le monde de l’ingénieur.

Dans les années 1970, la microbiologiste Lynn Margulis a fait imploser ce monde d’objets observables et manipulables en avançant des hypothèses microbiologiques qui pour l’essentiel ont été confirmées depuis lors. Pour l’exprimer en termes simples et généralistes, ces hypothèses indiquent que tout ce que nous connaissons de grand et de complexe dans le monde vivant est le résultat d’associations symbiotiques entre de minuscules entités, principalement des bactéries ou « procaryotes » (c’est-à-dire des petites cellules sans noyaux). On mesure encore mal aujourd’hui l’ampleur de cette révolution et ses implications pour notre vision du monde et du vivant.

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Comment est né « Symbiosphère »

Récemment, un spécialiste bien intentionné a posté sur un réseau la photo d’une belle forêt naturelle mélangée, prise du ciel à l’aide d’un drone. Il l’a accompagnée du commentaire : « Pour moi, une forêt, c’est ça… ». En lisant cette évocation de l’origine de notre blog, vous comprendrez pourquoi, dans la symbiosphère, une forêt ne peut pas être « ça ».

Un souvenir de Max Lower. Octobre 2024.

« En abordant mon master en Biologie et Écologie, il y a une dizaine d’années, j’ai réalisé que les sciences de la vie ne répondraient jamais à ma quête, qui était une quête de réparation et une rébellion, animées par le sentiment du lien perdu avec le monde vivant, que nous détruisons chaque jour un peu plus, jusqu’à poser nos orteils au bord d’un gouffre dont on n’imagine à peine la profondeur remplie de ténèbres…

« À cette époque, j’ai aussi pris conscience que la nature n’était pas une, mais deux choses bien différentes…

« D’une part, elle est la somme des entités et des lois qui rendent compte de l’évolution et du fonctionnement des systèmes vivants, depuis la cellule jusqu’aux océans. Cette somme est totalisable et appréhendable dans des procédures théoriques, mathématiques et statistiques.

« Mais d’autre part, la nature est aussi une profusion de liens multipolaires, nécessaires et englobants, dont on ne peut s’extraire sans dommage…

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Pour une éco-sémiotique des mondes vivants

L’écologie est par définition une discipline qui franchit les frontières des espèces. Y compris la nôtre. Pour la définir, on adopte ici le cadre de la sémiotique de Peirce. L’écologie est alors un ensemble de savoirs et de pratiques impliquées qui étudient, traitent et échangent les signaux vivants.

L’affirmation fondamentale du pragmatisme de Charles Sanders Peirce tient en trois syllabes : tout est signe. C’est cet axiome – de l’eau pure ontologique – qu’il s’agit de pousser dans ses conséquences pour envisager une science et une éthique des liens vivants dans un univers pluraliste.

L’idée est simple. Il s’agit de considérer que ce qu’on appelle « écosystème » est d’abord et avant tout une toile sémiotique, un réseau de liens et de plis entre des émetteurs-récepteurs qui « parlent » des langages différents et fonctionnent selon des régimes sémiotiques distincts. Pour aller au bout de la logique de Charles Sanders Peirce, il faut ajouter que ces émetteurs-récepteurs sont eux-mêmes des signes (le tac-tac du pic qui attaque le bois du chêne) perçus par les autres, que ceux-ci soient des semblables, des alliés ou des ennemis. Le tissu vivant qui constitue un écosystème est alors la somme non totalisable d’une pluralité de mondes perçus…

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Nouvelles figures du changement

L’expression « changement climatique » ne s’est pas imposée par hasard. Elle permet de prolonger et amplifier une confusion qui rapporte. Et d’occulter la véritable crise, celle de la biosphère et de ses interdépendances constitutives. Elle participe à l’instauration d’une nouvelle normalité : le changement comme condition fondamentale de l’existence et comme outil de domination.

Il suffit d’ajouter un signe d’équivalence entre les deux mots de l’expression « climate change » pour s’apercevoir que celle-ci ne fait qu’énoncer une évidence des plus triviales : le climat est une variation continue, régulière ou capricieuse, du contexte atmosphérique. Le mot « climat » lui-même provient du grec klino qui indique un virage, une courbe, ascendante ou descendante. Bref, le changement en acte. C’est la première chose à noter, et elle est importante : le climat est le changement, si bien que le « changement climatique » énonce une simple évidence admise implicitement par tous. Rien de nouveau sous le soleil (ou la pluie), donc.

Les conservateurs du Capital ont bien saisi le potentiel de cette érosion interne du concept de changement climatique, eux qui furent parmi les premiers à s’inquiéter de l’effet négatif d’un réchauffement de plus en plus visible sur l’économie américaine. En 2003, Frank Luntz, consultant en communication au service des Républicains, alors sous l’administration Bush, les convainquit d’adopter l’expression « climate change », plutôt que « global warning », qui avait cours à ce moment, car, expliquait-il, « « changement climatique » suggère un défi plus contrôlable et moins émotionnel ».

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Anthropocène : la grenouille conceptuelle qui se prend pour un bœuf géologique

L’Anthropocène n’est pas une ère géologique, mais une virgule sombre dans l’histoire de la Terre et des vivants. Seulement, il faut que nous soyons au centre de l’univers. Alors, quand la situation se révèle indéniablement catastrophique, nous choisissons d’être cette catastrophe. L’honneur est sauf, sauf… que le ridicule tue.

À Symbiosphère, cela fait longtemps qu’on se méfie de l’anthropocène (lire ici et encore ici). Mais une fois encore, c’est Isabelle Stengers qui, en Artémis philosophe, décoche la flèche la plus acérée contre cette extravagante présomption à être l’alpha et l’oméga du destin mondial. Dans une interview, elle rappelle que la trace géologique que laissera notre époque d’anthropisation intensive ressemblera probablement à cette couche minuscule d’iridium qui témoigne de l’impact de la météorite qui eut raison des dinosaures il y a 66 millions d’années, et indique la césure entre le Crétacé et le Tertiaire. Tout comme la météorite qui mit fin au Crétacé, notre catastrophe à nous délivrera ses effets sur quelques siècles, voire quelques millénaires, avant de faire place à autre chose. Avec ou sans nous.

Au mieux, donc, l’anthropos est un désastre épisodique, qui marquera d’une césure insignifiante la transition entre deux âges de la Terre…

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Hobbes, Harari et le loup

TENTATIVE de constructivisme symbiologique

« L’homme est un loup pour l’homme » : phrase fondatrice de la modernité, mais hantée par un oubli ancien, qui nie la longue relation transformatrice entre humains et canidés. C’est pourtant sur ce déni que repose l’anthropologie brutale et égoïste d’une civilisation prédatrice.

La villa aux fauves (n°2) – ©M_Collette

Homo homini lupus est. Avec Hobbes, l’expression prend un tour nouveau, lourd de présupposé sur les hommes, mais aussi sur les loups. Et sur la relation entre ces deux espèces. Ou plutôt leur non-relation, puisqu’il semble que loups et hommes n’ont d’autres liens que cette équivalence métaphorique qui fait de l’humain un prédateur pour lui-même. C’est là le point de départ de cette réflexion : la pensée qui fait de l’homme (et la femme ?) un loup pour ses semblables ne semble pouvoir se cristalliser que lorsque la machine-État a déjà coupé le lien de l’humain à l’humique, de sorte que le premier se perçoit lui-même comme seulement humain et conçoit le loup comme seulement sauvage, oubliant leur fond terrestre commun et leur longue histoire symbiotique. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette fiction a servi à fonder un contractualisme moderne imprégné du dualisme radical entre culture et nature. Lire la suite…