Catastrophes éco-climatiques : quand la Nature imite l’Homme

Le concept écologique de « shift » (basculement) éclaire les désastres écologiques et climatiques à l’œuvre, à l’échelle locale et globale. Il montre combien ces désastres s’inscrivent dans une histoire et une logique anthropique, qui se déploie depuis cinq siècles à travers la colonisation, l’intensification et l’industrialisation.

Commençons par un peu de théorie. Pour un écosystème donné, il existe en général : deux états stables possibles ; une situation de basculement (shifting) ; et une dynamique d’irréversibilité catastrophique, marquée par une série de seuils.

  • Deux états stables alternatifs ;
  • Un basculement sous la pression des perturbations et des stress ;
  • Une irréversibilité symbolisée par une courbe en escalier ;
  • Des seuils variables

L’irréversibilité renvoie ultimement à une règle fondamentale de l’univers, suivant la thermodynamique : l’entropie. Or, si tous les systèmes tendent à disperser leur énergie et à se diluer dans l’univers, la vie est précisément l’anomalie qui maintient l’énergie au sein d’un système semi-fermé d’une complexité ahurissante. Lorsqu’on défait la subtile magie de cette complexité, l’entropie reprend ses droits, et à la vie s’éteint ou se simplifie.

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Convertir la dette en politiques écologiques : un rêve pour 2030 ?

La promesse sucrée de l’annulation des dettes provoque un malaise éthique et conduit à une impasse écologique. Toutefois, l’idée pourrait en inspirer une autre: et si les États remboursaient leurs dettes sous forme de mesures de transformation écologique? Naïf, sans doute. Mais pas illogique.

Ici et là, on entend que la dette n’est pas vraiment un problème. Il suffirait de l’annuler. Je laisse aux économistes les discussions techniques (en notant qu’ils ne semblent pas s’accorder entre eux), pour me centrer ici sur les aspects éthiques et éco-politiques du problème.

Tout d’abord, il y a un malaise éthique. Il me semble que si les dettes publiques pouvaient et devaient être annulées, il faudrait commencer par les pays du Sud. Ceux-ci sont en tout état de cause les plus fondés à revendiquer cette annulation, eux qui paient à l’infini une charge injuste et violente, née de la colonisation et de la prédation économique qui a prospéré sur le corps meurtri des terres et des peuples dominés…

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Recul de la protection du loup: notre incapacité à faire sa place au vivant

Le 3 décembre dernier, les loups ont perdu leur statut d’espèce strictement protégée en Europe. C’est le résultat de conflits réels et de craintes ressenties, au sein d’un monde de plus en plus anthropisé qui ne parvient plus à faire une place au vivant. Pourtant, l’histoire des loups et des humains cache bien des secrets et complicités derrière ces incompatibilités dramatisées.

(Article publié dans La Libre du 12 décembre 2024)

Ne soyons pas naïfs. Les loups posent de véritables défis. D’abord et avant tout à des secteurs déjà minorisés et précarisés : le petit élevage, peu industrialisé et économiquement fragile. Il ne s’agit donc pas simplement de hurler contre le déclassement du statut de protection du loup. Ce déclassement n’est pas seulement la « faute » de lobbies sans scrupules et de politiques sans courage. C’est une défaite générale de notre capacité à imaginer et organiser un monde dans lequel activités humaines et vie sauvage se croisent et se mêlent sans se détruire. C’est cette incapacité qu’il faut questionner.

Qui est un loup pour qui ?

Ironie de l’histoire, la triste sentence du philosophe Thomas Hobbes – L’homme est un loup pour l’homme – n’a jamais été d’une actualité aussi forte que dans cette société brutalement libérale et conflictuelle. Placée à la base de notre pensée politique moderne, cette maxime est pourtant profondément erronée, quand on la saisit dans le contexte plus général du lien qui nous unit aux autres espèces.

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COP29 : changement d’ambiance sur la planète ?

Un regard lexical de biais sur les négociations qui viennent de se terminer à la COP29 nous incite à l’optimisme. Optimisme modéré et ironique, puisqu’il s’inscrit dans un horizon de profonde désespérance. Notre problème s’aggrave dramatiquement. Mais ses coordonnées changent. La tonalité vire. Cela ouvre-t-il des perspectives nouvelles ?

Publié dans La Libre du 26 novembre 2024

Une fois encore, la montagne accouche d’une souris… Les prochaines années seront marquées par le comptage des catastrophes, des destructions, des victimes regrettées et des déportations subies ou dénoncées, des extinctions d’espèces et des conflits de ressources, plutôt que par le décompte des victoires diplomatiques et des grandes avancées collectives sur le chemin d’un monde stable, pacifié et partagé.

Pourtant, il serait erroné de penser que « rien ne se passe ». La manière dont se présente le débat et les termes dans lesquels il s’est posé à la COP29, autour de la question des compensations, indiquent à eux seuls un possible changement de paradigme. La communauté internationale est dans un autobus qui s’engage dans un virage : nous ne voyons pas encore la sortie, mais nous sentons déjà la force centrifuge qui décale notre perspective, déplace notre horizon.

Penser les invasives avec Anna Tsing

LECTURE. Les espèces invasives ne sont ni une « mauvaise nature » ni le « sauvage retrouvé ». Elles sont les espèces compagnes déchaînées de ceux qui ont oublié que le monde est un compagnonnage entre espèces. La première, Tsing a perçu que les invasives sont un objet anthropologique autant que biologique.

Penser les espèces « invasives » est un vrai défi. Mauvaises ? Sauvages ? Naturelles ? Rebelles ? Rien de tout cela, selon Anna Tsing, qui s’affirme plus que jamais comme notre sherpa dans un monde en ruine globale. Tsing, a qui l’on doit l’anthropologie monumentale d’une mycose globale (Le champignon de la fin du monde), est l’une des premières à percevoir que les espèces invasives sont un objet anthropologique tout autant, sinon davantage, que biologique.

Dans Proliférations, elle montre combien notre mépris des liens et dépendances qui tissent le monde vivant a fini par produire des êtres paradoxaux, issus des milieux non colonisés, mais liés à nos destructions et dépendants de nos colonisations.

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ANNA L. TSING. Proliférations. Wildproject, 2022.

Cendrillon, le prince et la pantoufle

À travers ses grandes évolutions (pré)historiques, le conte de Cendrillon raconte la capture antique des femmes dans un système d’appropriation par le pouvoir royal, mais aussi la perte du lien à la Terre comme puissance de vie. Plus tard, le récit expose une compétition entre individus arbitrée par la métrique transparente de l’argent, sous le signe du Capital. Spoiler : ils eurent beaucoup d’enfants. Mais furent-ils heureux ?

Cette réflexion s’appuie sur le travail de la mythologue Anna Barbara Rooth, qui retrace l’histoire du conte de Cendrillon à partir de la distribution géographique de ses variantes. Les textes de Rooth sont introuvables mais Julien d’Huy en donne un bref résumé dans un ouvrage récent : Cosmogonies. Il fait passer la généalogie du conte par quatre grandes étapes, qui se sont succédé au cours des quatre derniers millénaires.

Ces quatre versions sont naturellement le fruit d’une simplification opérée parmi des centaines de variantes. Néanmoins, les grandes stases dépeintes sont révélatrices de mutations majeures qui eurent lieu dans la haute Antiquité, mais aussi d’évolutions plus récentes. Ce sont ces articulations essentielles que je vais tenter de dégager ici…

Il était une fois la Terre, le patriarcat et le capital…

Défaire l’empire des peuples seconds

Par contraste avec les peuples premiers, qui luttent pour la survie de leurs mondes, nous faisons ici le portrait d’un peuple second, qui n’a de cesse de détruire les mondes que cultivent soigneusement les premiers. D’où vient cette faim destructrice ? Et peut-on l’arrêter ? C’est le problème d’écologie et d’anthropologie radicale que nous tentons de poser ici.

Un peu partout dans le monde, nous le savons, il y a – ou il y avait – des « peuples premiers ». Mais il y a aussi des peuples seconds. Ce ne sont pas nécessairement des réalités ethniquement visibles. Rarement des identités pures et étanches. Masi ce sont des structurations systémiques qui s’emparent des sociétés, capturent les terres et les âmes, brisent les corps et disloquent les milieux.

Ces structurations binaires se composent et se recomposent au fil d’histoires agitées, hétéroclites et hybrides, marquées par les grandes essentialités de la civilisation : le pouvoir, le capital (qui est la forme financière du pouvoir) et le colonialisme (qui en est le mode d’expansion). Si on veut, on y ajoutera le patriarcat, forme domestique et coutumière du pouvoir binaire des « seconds » sur les « premiers ».

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Tous prolétaires ! Vers la prolétarisation du vivant.

La notion de prolétariat est née à Rome et signifie « pour la croissance » (pro oles). Dans les empires, il s’agissait de faire croître la masse des sujets corvéables et imposables. Aujourd’hui, ce sont les profits privés qu’il faut faire grandir. Ce mouvement semble entrer dans une nouvelle phase : la prolétarisation de la nature.

Dernier parking. Photo : ©M_Collette

Récemment, le président français a lancé un nouveau slogan polémique : « réarmer la natalité ». Avec la brutalité calculée dont il est coutumier, il remet ainsi en lumière la fonction du peuple : il s’agit avant tout de « faire nombre », dans l’intérêt de l’État et des classes dominantes, de leur sécurité ou leur prospérité. C’est ce que nous raconte l’origine du mot prolétariat, pour désigner ceux qui n’ont d’autres ressources à offrir que leur reproductibilité.

Au-delà de l’étymologie, c’est le destin contemporain du mouvement de prolétarisation qui nous occupe ici. Dans la langue de Marx, prolétariser ne signifie pas seulement exploiter une classe laborieuse. C’est aussi priver les êtres de leur puissance, en les coupant de leur monde et en les spoliant de leur potentiel, pour les soumettre à un système de production dans lequel ils deviennent de purs opérateurs de l’accroissement du capital.

Un destin qui ne concerne désormais plus seulement les humains des classes laborieuses, mais l’ensemble du vivant…

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« Anthropocena »: the last supper?

What if the Anthropocene was not a new geological era (gr.: kainos) but a trophic state of the biosphere : man’s main meal (lat. cena)? A state which, needless to say, is catastrophically unstable, and appears to be the dark epilogue of a purely Western anthropization process.

We consume the Earth. Literally. Maybe that’s what this age is all about. And in fact, this is the most acceptable meaning of the word “Anthropocene”: the meal (cena) of humans (anthropoi), or at least some of them… The least acceptable meaning is indeed the prevailing one, which makes mankind – A.K.A. Sapiens – the cause of the current climatic and ecological upheavals, forgetting that the vast majority of human beings, especially indigenous peoples (but also to a large extent women), have never played more than a minor, and despised, role in this great story of man’s domination of nature.

And what is being devoured (or consumed) is the very world that supports and welcomes life. In other words, our own reservoir of possibilities for (well)being. But there’s not much new here. The contemporary era of ecological awareness is an epilogue to the great anthropocentric project, which is Western in origin and essence. In the end, the Earth breaks up into particles and whispers from its deep entrails: “This is my body. Take. Eat. And drop dead…”

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PHOTOGRAPHY: After dinner ©M_Collette on Agfa XRG200

Nouvelles figures du changement

L’expression « changement climatique » ne s’est pas imposée par hasard. Elle permet de prolonger et amplifier une confusion qui rapporte. Et d’occulter la véritable crise, celle de la biosphère et de ses interdépendances constitutives. Elle participe à l’instauration d’une nouvelle normalité : le changement comme condition fondamentale de l’existence et comme outil de domination.

Il suffit d’ajouter un signe d’équivalence entre les deux mots de l’expression « climate change » pour s’apercevoir que celle-ci ne fait qu’énoncer une évidence des plus triviales : le climat est une variation continue, régulière ou capricieuse, du contexte atmosphérique. Le mot « climat » lui-même provient du grec klino qui indique un virage, une courbe, ascendante ou descendante. Bref, le changement en acte. C’est la première chose à noter, et elle est importante : le climat est le changement, si bien que le « changement climatique » énonce une simple évidence admise implicitement par tous. Rien de nouveau sous le soleil (ou la pluie), donc.

Les conservateurs du Capital ont bien saisi le potentiel de cette érosion interne du concept de changement climatique, eux qui furent parmi les premiers à s’inquiéter de l’effet négatif d’un réchauffement de plus en plus visible sur l’économie américaine. En 2003, Frank Luntz, consultant en communication au service des Républicains, alors sous l’administration Bush, les convainquit d’adopter l’expression « climate change », plutôt que « global warning », qui avait cours à ce moment, car, expliquait-il, « « changement climatique » suggère un défi plus contrôlable et moins émotionnel ».

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