Pour commencer, un classique. Dans le texte inaugural de son célèbre ouvrage « Qu’est-ce que le cinéma », André Bazin esquisse une ontologie de l’image à partir de sa fonction funéraire dans l’Egypte ancienne. Dans la tombe des souverains et des puissants, tout est disposé pour qu’une vie de libation et de faste puisse se poursuivre à travers un cortège de représentations visuelles. Les images seraient donc une prolongation de la vie au-delà de la mort. Avec un regard plus critique, on observera que cette ontologie implique également la reproduction d’un peuple d’esclaves commis au service des pharaons, hauts fonctionnaires et dignitaires de l’État. L’imagerie funéraire abonde en effet de figures serviles. Une catégorie particulière de statuettes, les « oushebtis », est d’ailleurs réservée aux serviteurs du défunt.
Un tombeau digital pour chacun
Une intuition, ensuite. Et si nous autres, les modernes d’Occident, vivions déjà dans nos propres « tombeaux égyptiens » ? La fonction assurée symboliquement par les représentations imagées du tombeau antique n’est-elle pas de plus en plus prise en charge dans notre vie réelle par des « technologies connectées », qui assurent la régulation et l’organisation du domicile moyennant des algorithmes, thermostats « intelligents », réfrigérateurs connectés, systèmes d’aération automatisés, le tout bientôt sous le contrôle d’un gouvernant vocal interactif ?
Naturellement, ce package intégral de la « domus » automatisée est réservé à une élite, essentiellement le nouveau clergé de l’État mondial (« L’Empire », pour reprendre un terme utilisé par Jean Ziegler) – cette élite, concentrée en Californie, qui essaime aujourd’hui dans les quartiers huppés de toutes les grandes villes du monde. Mais son ontologie déborde largement dans nos vies à tous. Et au-delà de notre temps sur terre, ce sont nos data, un amoncellement inouï de données statistiques personnelles, qui assurent la perpétuation de notre mémoire. La différence essentielle avec les images du tombeau égyptien est que, grâce à des algorithmes, ces data pourraient parfaitement continuer à générer des transactions et des connexions, à faire vivre notre alter ego connecté, voire même, pourquoi pas, à faire fonctionner notre maisonnée. À ceci près que tout ceci suppose une consommation d’énergie et de minerais considérable.
Dites hello à votre « logiplasme »
Cette image du tombeau digital est donc plus qu’une simple métaphore. On voit ainsi fleurir aujourd’hui les recherches et expériences de prolongation digitale de la vie. Depuis l’autel Facebook jusqu’à la création d’algorithmes personnels qui continuent à exprimer opinions et émotions après la mort cérébrale de l’individu. Faut-il aller un pas plus loin et envisager un système capitaliste qui se prolonge au-delà de la disparition de l’espèce humaine, ou en tout cas de la masse des humains ?
Imaginons le scénario suivant. Avant mon décès, j’autorise (peut-être à mon insu, d’un simple clic) un algorithme à poursuivre mon activité « sociale » en ligne. Imaginons ensuite que, dans la foulée, j’autorise également l’algorithme à doter mon « logiplasme » (ou « digiplasme ») des compétences productives, de manière que celui-ci puisse financer sa propre survie et soutenir des nobles causes qui correspondent à son (mon) profil. Science-fiction ? À titre personnel, je gagne ma vie en rédigeant des textes – publicitaires ou informatifs – sur base d’informations et d’une analyse plus ou moins intuitive de l’état et des attentes de la société. Je suis parfaitement conscient que cette activité est digitalisable. Et je ne parle même pas des activités de spéculation financière, où des logiciels génèrent déjà des profits immensément supérieurs à ma modeste activité de scribouillard !
Notre présence de chair et de sang est de plus en plus superfétatoire, non seulement comme producteurs, mais aussi comme consommateurs. En voici une indication. Des algorithmes de composition musicale permettent aujourd’hui de produire des œuvres musicales de toutes pièces, sur base de vos listes d’écoute et de votre profil socio-psychologique. Lorsque Vinod Koshla prophétise que « nous n’écouterons plus de musique dans dix ans », il anticipe en fait les conséquences ultimes de cette création virtuelle sur mesure, dont la production est paramétrées suivant nos données personnelles, et qui doit être une imitation parfaite de ce que nous sommes supposés vouloir entendre, en vertu d’une prolongation virtuelle de notre passé connecté. Autrement dit, cette musique composée virtuellement s’adresse à des oreilles également virtuelles. En un sens, la question de savoir si elle procure plaisir et émotion est décidée d’avance dans notre acceptation d’être figés, formalisés, mais aussi formatés par nos outils logiciels (je fais partie de la dernière génération qui n’a pas grandi dans un environnement de stimuli et d’injonctions générés par des algorithmes). Après tout, notre ordinateur ou smartphone est parfaitement capable de valider cette musique sans passer par notre accord. Il en sait assez sur nous (c’est-à-dire sur cette forme stéréotypée et digitalisée de nous-même que j’appelle le « logiplasme ») pour cela. En fait, le capitalisme et son marketing s’adressent déjà très largement à des consommateurs non humains.
Vers un capitalisme sans peuple
Bien sûr, il ne s’agirait pas, dans un premier temps du moins, de remplacer l’espèce humaine tout entière, mais uniquement les masses. Une élite continuerait de subsister, jouissant de la vie et de ses raffinements. Et comme cela s’est produit depuis l’aube de l’État, cette superstructure continuera d’être alimentée par des prélèvements sur les flux de travail et d’argent, par l’impôt et la plus-value. À cette nuance près que la masse productive soumise sera composée de machines et d’algorithmes. Pour que cette élite-là soit elle-même éradiquée, supplantée à son tour par lesdites machines, il faudrait encore que celles-ci s’organisent de manière intentionnelle et fomentent une révolution destinée à renverser les élites humaines. C’est parfaitement envisageable, en particulier sur une planète où les conditions atmosphériques et climatiques ne seraient plus supportables pour le métabolisme animal. Mais cela, c’est de la science-fiction.
C’est d’ailleurs une utopie libérale largement répandue que d’annoncer la fin du travail au profit d’une vie de loisirs et de plaisirs appuyée sur une nouvelle classe servile constituée de machines et d’algorithmes. C’est d’ailleurs cette utopie que M. Hamon défendait, sans doute à son insu, lors de sa tentative présidentielle en France. Cependant, il faut mesurer cette hypothèse à son coût environnemental. Avons-nous les moyens d’entretenir 10 milliards de pharaons ? Vraisemblablement, non. Voilà pourquoi cette utopie ne peut se réaliser que moyennement la disparition réelle des masses.
Signe avant-coureur de ce « grand remplacement » des masses humaines, les éminences de la pensée digne et rationnelle à l’occidentale se bousculent pour rappeler que la démographie est le problème, oubliant que la multitude, le peuple, est une création de l’État pour assurer la levée de l’impôt, puis du Capital pour assurer la plus-value à travers le prolétariat et le consommarriat. Ce serait donc bien la masse grouillante du peuple qu’il s’agit de contrôler et de faire refluer. Après tout, cela ne fait que réactiver des logiques ethno-sociologiques très anciennes. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir du rôle aussi essentiel que peu souligné des esclaves dans tous les États antiques et modernes, y compris dans les grandes démocraties historiques que furent Athènes et les États-Unis. Ces gloires de l’Histoire universelle n’auraient rien été sans une classe servile, et cette domination avait plus qu’à son tour un fond ethnique*.
Je sais combien cette hypothèse est indigeste pour les partisans de la théorie fordienne, si chère aux économistes de gauche. Mais il ne faut pas oublier que l’on raisonne désormais dans un monde dont les perspectives à court-terme oscillent entre décroissance et… effondrement civilisationnel. Par conséquent, le partage tranquille des produits de la croissance entre capital et travail relève désormais d’une nostalgie fânée. Et ce que n’ont pas vu les partisans de Ford et de Keynes, c’est qu’il existe une ligne de crête pour une prolongation de l’expansion capitaliste sans son pendant démographique, à travers la création d’un prolétariat de machines, mais aussi d’un peuple virtuel de machines clientes, qui sont en train de se multiplier autour de nous et à notre insu. C’est peut-être de la création de ces machines clientes qu’il s’agit lorsque nous acceptons d’être suppléés par des machines et a fortiori quand nous envisageons notre survie digitale. Or, on peut poser comme axiome de base du capitalisme qu’il tend toujours à trouver toujours la voie de son écoulement le plus fluide. C’est sur cet axiome que se fonde la présente réflexion.
Pour les luttes sociales (et environnementales) à venir, il serait dangereux de reléguer la question technique au rang de simple fond culturel et instrumental. Bientôt, nous aurons peut-être à nous demander dans quel camp sont les machines, et quel usage nous pouvons encore en faire sans participer de facto à l’abolition du peuple des humains, ce problème antique posé à la gouvernance des élites.
* Voir notre article « Peuples, Etats, Nations : démêlés diachroniques », où je développe cette idée selon laquelle, enfouies sous les concepts de classe sociale, reposent d’anciennes relations ethniques. Il est d’ailleurs établi que les grands États antiques faisaient accomplir les tâches serviles par des populations qui étaient attirées de gré ou de force depuis des contrées plus ou moins éloignées.