Question à Jérôme Sainte-Marie (et aux commentateurs marxistes en général).

Le nouvel horizon d’effondrement de la biosphère est une puissante explication des votes dits « extrêmes ». Pourquoi les commentateurs de gauche ne la considèrent pas ? C’est la question que je pose au meilleur commentateur du PAF (source : autosondage).

Parmi les talents du facétieux commentateur, le moindre n’est pas sa faculté à surgir dans des lieux où on n’attend plus la fine fleur du second degré marxiste. Par exemple sur le plateau du talk-show mené au mépris de toute décence par le beaufocrate Calvi sur Canal, où Jérôme Sainte-Marie (JSM) fait figure de cactus dans un parterre de géraniums, au milieu des experts et courtisans plus ou moins affiliés à LREM. Mais aussi, plus récemment (et plus discrètement) face aux membres de la nébuleuse Nouvelle Action Royaliste, dans une conférence à voir sur Youtube. Cette conférence, qui résume et actualise les convictions développées par l’auteur dans « Le nouvel ordre démocratique », a inspiré les quelques commentaires ci-dessous.

Avec un cruel détachement, JSM observe la fin de l’alternance gauche droite, au profit du retour d’un dualisme social – élite vs peuple – aka la lutte des classes. Cinglant. Brillant. Toutefois, il me semble que le cadre marxiste, aussi éclairant soit-il, doit être complété aujourd’hui par une lecture écologiste de la situation, lecture au moins aussi fondatrice que la dialectique historique, laquelle me paraît avoir du plomb dans l’aile. Je parle d’une modification générale du contexte de la biosphère, qui a été traduite par le terme « anthropocène », mais mérite sans doute davantage celui de « capitalocène », plus juste et moins ethnocentré, à moins qu’on considère les Jivaros et les Inuits coresponsables du désastre en cours. C’est dans ce cadre que la mondialisation est désormais forcée de prendre place. Autrement dit, on découvre avec surprise que la mondialisation est limitée par la taille du monde.

La limitation de l’accès aux ressources, soit du fait de leur épuisement, soit en raison des conséquences de leur utilisation (transformation de la basse atmosphère en étuve à moyen terme), et l’effondrement en cours des écosystèmes et de leur biodiversité, donc potentiellement de leur résilience et de leur portance (leur capacité à soutenir l’activité du vivant, aka : nous autres), me paraît demander un petit effort d’aggiornamento de la part des commentateurs marxistes, dont par ailleurs je salue amicalement le retour au premier plan (ou au moins au second plan). La question que je pose à JSM (et je la poserais aussi volontiers à Emmanuel Todd) est donc la suivante : pourquoi n’intègre-t-il pas la dimension écologique dans son analyse de l’évolution des opinions et des électorats ? Il me semble que le simulacre d’alternance Gauche/Droite, dont JSM démasque justement le caractère artificiel et superficiel depuis 30 à 40 ans, s’opérait sur le fond commun, non discuté, de la croissance, de ses fruits et du partage de ceux-ci (un peu plus ou un peu moins pour le capital, pour les travailleurs, pour les exclus du systèmes). C’est d’ailleurs en partie ce qui a précipité la fin de la gauche et la crise de la social-démocratie, poussée par la mondialisation à dévier vers un libéralisme toujours plus flagrant et brutal, pour assurer la poursuite de la croissance, qui était la condition de sa propre existence.

Dès lors, et contrairement à ce que prétendent les observateurs « progressistes » (au sens libéral), la montée des votes « extrêmes » me paraît parfaitement rationnelle. Le climatoscepticisme d’un Trump ne doit pas nous leurrer. C’est précisément parce que les classes moyennes et populaires des pays riches savent – ou pressentent – désormais que leurs avantages ne sont pas généralisables à l’ensemble des populations du monde, qu’ils optent pour le repli identitaire et la fermeture des frontières. La même rationalité, pour ainsi dire inversée, est à l’œuvre du côté de ceux qui votent pour la « gauche radicale ». Pour ceux-ci, qui refusent de se départir de l’universalisme de la gauche, si les ressources sont limitées, c’est donc qu’il faut les partager de manière plus équitable, prendre au riche pour donner aux pauvres (avec un flou artistique maintenu sur le fait de savoir si cette redistribution sera mondiale ou nationale – le talon d’Achille du mélenchonisme). Le « nouvel ordre écologique » imposera tôt ou tard de choisir entre une nouvelle internationale communiste et une relocalisation de l’économie dans des états isolés et concurrents. Si l’on exclut bien sûr la solution globale du transhumanisme couplé à la conquête spatiale.

Ce que JSM décrit parfaitement, c’est ce qu’ont en commun les deux électorats dits « populistes », à savoir qu’ils s’opposent à un troisième, que j’appellerais le clergé de la Silicon Valley. Pour celui-ci, l’enjeu est de continuer à croire et à faire croire que le progrès technologique et les droits individuels permettront d’optimiser la machine économique et d’ajuster la croissance aux limites de la Terre. En somme, les électeurs de Marine Lepen ou de Jean-Luc Mélenchon sont plus lucides que ceux d’Emmanuel Macron, voire… de certains écologistes !

En résumé, la contrainte mise par la question environnementale et climatique sur l’horizon croissantiste me paraît un puissant levier d’explication de la tectonique électorale en cours depuis la crise de 2008 au moins. (1) On comprend qu’une « enveloppe fermée » entraîne l’opposition de ceux qui ont tout (et donc ont tout à perdre) et de ceux qui n’ont rien (qui peuvent seulement espérer reprendre une part aux riches ). (2) On comprend donc mieux la vague « populiste », qui correspond à un repli logique des classes populaires des nations riches et leur hostilité envers ceux qui, immanquablement, viennent et viendront frapper à leur porte pour avoir de quoi manger, ou simplement échapper aux conditions rendues épouvantables par le changement climatique dans le Sud.

Pourquoi les meilleurs analystes politiques de gauche en font fi, voilà qui est pour moi un sujet de perplexité à ce jour.