Peuples, États, Nations : démêlés diachroniques.

« Ainsi, l’État serait cette forme gloutonne qui décrit moins l’évolution des sociétés que les rapports de domination entre les peuples. Les Romains n’ont pas éradiqué les Gaulois. Ils les ont administrés, assujettis et taxés… »

Partant de l’idée que l’État est une forme gloutonne qui décrit moins l’évolution des sociétés que des rapports de domination entre les peuples, constatant qu’il n’est plus que la dépouille d’une démocratie aux pieds du Capital global, on peut s’interroger sur les appels contemporains à la figure du Peuple. Et au-delà de la critique historique, rêver à l’émergence de peuples à venir, actualisations d’un Peuple-rhizome qui ne serait ni global ni local.

L’appel au Peuple, l’accusation tous azimuts de « populisme », l’opposition entre les élites et les « 99% », les débats et replis « identitaires » face à la mondialisation du Capital : l’époque brasse les peurs et les colères autour de l’idée qu’il y aurait, formant le tissu vivant de chaque pays, un « Peuple », avec ses racines, sa langue, ses modes de vie ou son « tempérament ». Face à cette hypothèse, les représentants d’une démocratie libérale drapée dans sa dignité (mais nue par-dessous) prétendent incarner l’ouverture, la modernité, et défendre le Progrès. Nous sommes nombreux à tenir aujourd’hui ces parangons de la démocratie représentative pour les marionnettes exsangues d’un capitalisme global en phase finale de destruction. Pour autant, faut-il en appeler à cette figure du Peuple ? Et si oui, sous quelles modalités ? Cette figure a-t-elle un fondement historique quelconque ? Et la refondation sociale et politique sur des Peuples nationaux, avec leur supposée « identité », est-elle une voie à considérer sérieusement pour sortir du globalisme néolibéral et mettre un terme à ses destruction sociales et environnementales ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord s’accorder sur la nature des termes États ou Peuples. C’est l’objet de cette tentative.

J’ai régulièrement été affligé par la propension des politiciens de droite, lorsqu’ils imaginent s’adresser aux électeurs de l’extrême-droite, à revendiquer nos prétendues « racines judéo-chrétienne ». Ils pourraient aussi bien faire appel, par exemple, aux langues et structures symboliques indo-européennes, à la philosophie et la démocratie grecques, au droit romain, etc. Car en matière de racines judéo-chrétiennes, nous avons surtout l’expérience antique d’une colonisation mentale, d’un l’impérialisme monothéiste pratiquant l’oblitération, la diabolisation ou le reconditionnement des divinités et rites anciens, de l’attachement aux lieux et aux savoirs ancestraux, tout cela au nom d’un Dieu unique, jaloux et exigeant, importé des paysages semi-arides du Proche-Orient. En appeler au « Peuple » – pour le craindre ou s’en faire le porte-voix – me semble relever de la même pantomime à courte vue que d’en appeler à nos racines chrétiennes. À l’appui de cette thèse, je voudrais simplement développer les notions d’État, Peuple et Nation dans le sillon de quelques textes de Deleuze et Guattari.

1. L’État et les peuples.

L’État est, selon Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, un « appareil de capture » : une machine d’incorporation, de soumission, de hiérarchisation et d’assignation géographique. Il naît en une fois, disent les auteurs, et sans doute dans les temps les plus archaïques. D’abord comme forme vague en surplomb, ou comme la menace conjurée que décrit Pierre Clastres chez les peuples d’Amazonie dans La société contre l’État. La pulsion de l’État, son travail historique incessant, est de s’approprier d’autres types d’organisation et d’en faire des parties, des régions, des classes sociales assujetties. Aussi, c’est toujours de l’extérieur que l’État advient aux sociétés « primitives » : selon de multiples récits légendaires, des hordes de conquérants « à la peau claire » viennent ainsi imposer leur joug, armés de la structure d’un État et de la figure astrale d’un Souverain. Ainsi, ils ne détruisent pas les structures villageoises productives, mais ils leur assignent une identité fixe dans un espace « strié » mesurable et balisé, leur inflige l’impôt et la monnaie, prélèvent sur la production, s’érigent en propriétaires en droit des terres occupées. Ce qui frappe d’abord dans ce récit deleuzien des origines, c’est qu’il n’y a pas « un peuple et des élites », comme il y aurait « les bourgeois » et « les travailleurs » dans la vulgate moderne, mais bien deux peuples : un peuple conquis et un peuple conquérant*.

Mais face à la tendance sclérosante, fixatrice et pyramidale de l’État comme appareil de capture, Deleuze et Guattari distinguent une tendance opposée : à la dissolution, la destruction, la décentralisation. Cette tendance est incarnée originellement par des peuples de guerriers nomades, surgissant et disparaissant dans un « espace lisse », fluide, faisant porter une menace sombre et insaisissable sur l’intégrité des États et des cités. Régulièrement, l’État a pu s’approprier les puissances guerrières, les discipliner et les arraisonner pour en faire un appareil militaire à sa solde, mais jamais il ne peut éteindre totalement la menace, comme en témoignent les multiples exemples de putschs militaires qui jalonnent l’histoire. Dumézil a montré comment, dans les sociétés Indo-Européenne, de l’Inde à la Scandinavie, le pôle guerrier se soumet à un pouvoir bifide, qui possède une tête religieuse et une tête royale. Les empires antiques, suspendus à la figure d’un despote, lui-même relié par un lien de filiation à une Divinité, solaire et suprême ou unique, aspirent dans leur mouvement de conversion au ciel les forces symbiotiques d’alliance productive avec la terre et les forces diffuses et nomades de la guerre. C’est précisément cette tête religieuse qui a probablement donné prise à la contagion judéo-chrétienne dans les sociétés européennes antiques et médiévales, où les polythéismes anciens ont été marginalisés ou recouverts, transformés notamment en cultes des Saints.

2. États-Nations vs capitalisme globalisé.

Ainsi, l’État serait cette forme gloutonne qui décrit moins l’évolution des sociétés que les rapports de domination entre les peuples. Les Romains n’ont pas éradiqué les Gaulois. Ils les ont administrés, assujettis. Et taxés. L’Empire comme Super-État incorporant d’autres États. La noblesse (les castes et les classes) comme préservation d’un genus, de la pureté d’un peuple dominant. Et l’anoblissement comme cooptation de dominés par les dominants : certains Gaulois ont ainsi été élevés à des rangs, titres et fonctions de l’État ou de l’armée romaine. Il est vrai que l’universalisme chrétien est venu jeter une couche de ciment unificateur sur cette stratification. La bourgeoisie marchande a ensuite fait déferler une deuxième vague au pouvoir dissolvant. Enfin, l’individualisme de la théorie économique moderne a figé dans une représentation abstraite l’idée d’un individu égal en droit à tous les autres, et donc d’une société en théorie totalement ameublie, particulaire. Au bout de ce processus, l’État serait devenu la forme vide qui s’impose à un peuple unique et indéterminé, la forme universelle pour la souveraineté de tout peuple. Cependant, la forme moderne des États – les États-Nations – s’accompagne du postulat qu’il existe, pour chaque État, un Peuple correspondant. Et n’est-ce pas ce qu’est la Nation : une projection de l’État moderne sur un hypothétique Peuple qui lui correspondrait ? Il n’empêche, cette Nation ne peut oblitérer totalement la multiplicité et la duplicité de la notion de Peuple. Multiplicité, car ce sont des peuples qui se trouvent englobés sous la totalisation étatique. Duplicité, car l’État est d’abord le fait d’un peuple, qui envahit, asservit et/ou administre un ou plusieurs autres peuples. La France ne tire-t-elle pas son nom d’un peuple d’envahisseurs… et puis d’un processus de centralisation qui conjure et étouffe les langues et coutumes des peuples locaux ?

Pourtant, tout cela masque mal une réalité criante : l’âge des États touche à sa fin. Bien sûr, ce ne sont pas à proprement parler les puissances nomades guerrières, décrites par Deleuze et Guattari, qui ont porté l’estocade dans la phase de déréliction contemporaine de l’État. Dans le premier tome de Capitalisme et schizophrénie, L’Anti-Œdipe, les auteurs indiquent en effet que la forme de déterritorialisation fatale à l’État, c’est le mouvement du capitalisme lui-même : le devenir-indépendant et le devenir-global du Capital. Dès lors, lorsqu’on prétend opposer progressisme et populisme, ce sont deux dépouilles que l’on agite. Celle d’un État souverain dans le concert universaliste des Nations, et celle de la Nation elle-même comme Peuple, qui n’est que l’envers ou la projection de l’État. Le premier a abdiqué depuis fort longtemps devant la puissance du capitalisme global. La seconde repose sur un amas de populations qui ont été systématiquement coupées de leurs pratiques et de leurs écosystèmes par l’action conjointe ou successive de l’État centralisateur et de l’économie capitaliste globalisée.

4. Peuple souterrain, actualisations décentralisées.

Dès lors, en guise de Peuple, nous n’aurions guère plus que quelques survivances locales, là où patois, folklores et spécialités culinaires ont peu ou prou survécu à la christianisation, la modernisation et la globalisation ? Reliquats de peuples auxquels nous pourrions tout juste ajouter l’exemple exotique des peuples indigènes, qui ont résisté à l’incorporation dans les structures socio-économico-religieuses des États issus des différentes vagues coloniales**. N’allons pas trop vite… Car il ne faut peut-être pas exclure l’apparition éventuelle de peuples nouveaux, de peuples en devenir, qui se fomentent dans les marges et les périphéries abandonnées par les États désarmés et désargentés, et qui seront finalement délaissées par le capital lui-même, lorsqu’il se sera replié sur une élite urbaine et un réseau de mégapoles connectées, à la suite de catastrophes écologiques à venir, de guerre ou de pénuries, lesquelles rompront la continuité physique des réseaux de transport, d’énergie et d’information. Ces peuples évoquent le peuple idéel du Comité invisible : un peuple qui est le « produit » plutôt que l’auteur de sa propre révolution. Mais ils ne peuvent s’y réduire.

S’ils émergent, ces noyaux de peuple ou néo-peuples seront selon moi les héritiers de trois lignées ou série de potentialités et d’événements : (1) la nécessité de former des organisations autarciques et solidaires à l’échelle locale, pour échapper à la fois à la famine et à la violence, comme le prophétisent les théoriciens de l’effondrement tels que Pablo Servigne ; (2) la survivance réactivée des savoirs anciens en matière agricole, culinaire et thérapeutique, mais aussi de savoirs cultuels et rituels qui permettent de « faire peuple », non seulement entre habitants, mais avec les écosystèmes et les puissances naturelles (symbioses étendues**) ; (3) des alliances ponctuelles, réseaux de résistance, échanges aux lisières et effets de diffusion nomade ; bref, de la progression souterraine, anarchique et anticapitaliste d’un «Peuple-rhizome» contre-culturel, plus ou moins guerrier, qui alimente de proche en proche ces bourgeons locaux avec la sève des pratiques et des savoirs formés et formulés dans ses multiples lieux d’actualisation.

 

* La lecture de James C Scott (Homo domesticus), postérieure à la rédaction de cet article, m’a apporté des confirmations archéologiques, ainsi que quelques nuances, à la position de Deleuze et Guattari. En particulier, Scott décrit les premiers Etats comme des « machines démographiques », dont la vocation essentielle consistait à concentrer des populations et à les asservir par le travail, notamment agricole. Il insiste sur le fait que ces Etats pratiquaient couramment des guerres de populations, destinées à importer de la main-d’oeuvre et des femmes.

** Voir mon article : L’impératif indigène (sous-titre : « Faire peuple au-delà de l’humain »).

Clastres P., La société contre l’État.

Comité Invisible, À nos amis.

Deleuze G. et Guattari F., Mille Plateaux : « Traité de Nomadologie » et « Appareil de Capture ».

Deleuze G. et Guattari F., L’Anti-Œdipe : « Sauvages, barbares et civilisés ».

Dumézil G., Mythes et épopées.

Servigne P., L’entraide : l’autre loi de la nature.