« Non merci, on habite ici » : répondre à l’oppression capitaliste.

Partant du constat que sa dépendance à la fluidité a fait du capitalisme une entreprise de destruction systématique des modes de vie situés, résister consisterait moins à dégager nos corps de son emprise qu’à lui opposer un engagement déjà entier et total de nos corps dans le monde que nous habitons en commun. Notre axiome : résister, c’est habiter.

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Les poux habitent sous la toison des mammifères. Leur présence a suscité la pratique de l’épouillage, essentielle à la pacification sociale chez les primates. Certains peuples les dégustent volontiers. Parasite ou symbiote ? (image : eurekapharma).

Mon propos consistera à articuler brièvement la question du corps et du capitalisme à partir d’un texte mobilisé par un chercheur et conférencier de l’ARC (Action et Recherche Culturelles), qui a présenté une recherche sur le même sujet à Bruxelles en novembre 2018. La question est celle de la manière dont le capitalisme néolibéral s’impose au corps, et dans le même temps, de savoir comment résister aujourd’hui (intitulé du cycle de conférences de l’ARC). Le texte que je souhaite mobiliser s’intitule « Sauvages, barbares et civilisés » et constitue la partie centrale du livre « L’Anti-Œdipe », de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans ce texte, les auteurs décrivent l’histoire qui conduit des sociétés traditionnelles à la civilisation capitaliste en passant par les sociétés despotiques. Cette histoire est parcourue par deux grands mouvements qui sont coextensifs à l’avènement du capitalisme. (1) Le premier mouvement est celui de la déterritorialisation et du décodage des flux. La monétarisation et la marchandisation en sont les expressions les plus évidentes. Aujourd’hui, nous achetons un aliment sans savoir de quel territoire ses ingrédients sont issus, de quel labeur il est le fruit, de quel entrelacs de modes de vie il est le signe. Ce que nous consommons est devenu presqu’aussi abstrait que l’argent avec lequel nous l’achetons. Et cette abstraction est précisément ce qui confère au capitalisme l’ubiquité et la « liquidité » dont il a besoin pour s’insinuer partout et se dérober à toute tentative de le maîtriser ou de le contenir. (2) La seconde lame de fond de cette histoire concerne plus directement notre propos, puisqu’il s’agit, disent Deleuze et Guattari, de la privatisation des organes. Dans la société « primitive », expliquent-ils, les organes sont investis collectivement à travers des rites et des pratiques d’inscription à même le corps (incision, scarification, excision, peintures corporelles…). Au contraire, la modernité se signale par la privatisation du corps. C’est-à-dire que les organes ne sont plus rapportés à une terre et à un corps social, mais d’abord et exclusivement à un « individu ». (NB : Deleuze et Guattari précisent que le mode d’incorporation de la normativité sociale dans le capitalisme consiste en l’intégration subjective des images, que le capitalisme et son marketing produisent à flot continu. Dans la logique de ces auteurs, c’est donc par le biais des images « d’identification » positives et négatives qu’il conviendrait d’aborder la question de la norme sociale, de la représentation sociale et du contrôle des corps.)

J’en viens à l’idée centrale de cette intervention, qui est la suivante : ce à quoi œuvre sans relâche le capitalisme, c’est à isoler nos corps, à les privatiser. Bien évidemment, Deleuze et Guattari écrivent avant que le paradigme néolibéral n’entre en jeu. Il n’empêche, s’il faut se poser la question du corps et de la résistance au néolibéralisme, ce problème de de la constitution et de l’isolement des corps individuels par le capitalisme est un préalable qui me paraît incontournable. Et puisqu’il s’agit de nous isoler, je voudrais ici souligner l’importance de la question technologique, qui est devenue véritablement centrale. Le gouvernement des corps par le capitalisme, il ne siège pas dans les parlements élus, cela va de soi, mais pas davantage à Wall Street ou dans la City. Le gouvernement des corps siège dans la Silicon Valley. C’est là que sont inventés à la fois les technologies qui vont servir à garantir l’isolement du corps et la novlangue qui va servir à l’imposer en osant les plus grossières contrefaçons à grand renfort de marketing. C’est ainsi qu’on appellera « réseau social » ce qui est tout sauf un réseau, et est destiné à détruire jusqu’à la moindre parcelle de socialité (surtout en en faisant une socialité de corps isolés, donc une socialité sans corps). Ou encore « l’humain augmenté », pour désigner à l’évidence une entreprise de mutilation et d’abaissement de l’humain. Le coup est évidemment génial : il s’agit de nous imposer des prothèses supposées nous relier au monde et aux autres alors même qu’elles nous en isolent irrémédiablement. Comme l’assènent (en substance) les auteurs de « Maintenant » : « Toutes les raisons sont réunies pour faire la révolution. Mais ce ne sont pas les raisons qui font la révolution, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans. » Camisole technologique. Arme d’incapacitation corporelle. Encore plus fort que l’intériorisation de la surveillance par le surmoi (trop peu fiable) : l’externalisation du moi dans un « device » connecté (le « i »-phone ou la « i »-watch !).

Alors… résister ? Je voudrais ici faire une simple suggestion. Je propose l’axiome suivant : résister c’est habiter. Il me semble en effet, à la lumière du texte de Deleuze, que le capitalisme a, sinon un talon d’Achille, du moins une zone aveugle, sous la forme d’une allergie aux habitants. Car habiter, c’est résister à se présenter comme un individu isolé. C’est être lié à un paysage, une terre, des écosystèmes et des voisins. Il n’y a rien de plus gênant pour le capitaliste et ses experts que les habitants. « Habitants = emmerdes ». Ce sont toujours eux qui se dressent contre les grands projets d’infrastructures, si indispensables au devenir fluide de toute chose, sans lequel le capitalisme meurt de coagulation. C’est pourquoi je suis convaincu que la figure la plus irréductible du récalcitrant, c’est l’indigène*. Ce survivant sorti intact du bain d’acide de la colonisation, auquel on propose toute une quincaillerie estampillée aux emblèmes du « progrès » : médicaments, voiture, téléviseur, micro-ondes, vêtements à la mode… à la seule condition qu’il sorte de sa forêt, qu’il abandonne le fatras de rituels et de divinités qui le lient à son monde (libérant au passage l’accès aux ressources du sol et autorisant la coupe réglée de son écosystème). Sauf que l’indigène a l’outrecuidance – ou la naïveté – de décliner l’offre. « Non merci, nous ne pouvons pas accepter car nous habitons ici ». Et par « habiter », il n’entend pas résider en un territoire défini par des coordonnées géographiques, il entend encore moins être titulaire d’un titre de propriété foncière, mais bien nouer et nourrir un tissu de relations avec la terre, les autres et tout le peuple silencieux des plantes et des animaux dont les esprits tissent ensemble ce monde commun**. Voilà bien ce qui est insupportable pour le capitalisme, ce qui résiste à sa prise. J’en veux pour preuve l’activité qu’il déploie en vue de rendre la Terre entière inhabitable. « ON HABITE ICI » serait donc la réponse que nous cherchons à opposer simplement, tranquillement mais obstinément, à l’avidité du système néolibéral ?

C’est ici que les « pauvres » entrent en scène. Je ferais à nouveau une proposition, qui reste à discuter. Ne pourrait-on pas dire que les pauvres sont les derniers habitants de nos villes ? N’est-ce pas précisément pour cela qu’ils payent ? Allons encore plus loin : le sans-abri n’est-il pas la figure de l’habitant des villes par excellence, portant le paradoxe d’être en même temps celui que l’on définit comme n’ayant pas d’habitation ? À l’opposé, le fameux travailleur nomade connecté que le capitalisme néolibéral fabrique à tour de bras. Ce qui le distingue : il n’habite pas – ou il habite nulle part et partout, dans un lieu indifférent. Il occupe un appartement intelligent, dans une tour, qu’il peut quitter à tout moment pour se déplacer vers le même appartement intelligent dans une tour identique, cette fois à Tokyo, Sidney ou Londres, peu importe. Il y aura les mêmes amis (Facebook) et y mangera les mêmes sushis commandés sur la même application (Uber). Voici le sujet producteur parfait : toujours prêt à sauter dans un avion pour suivre les flux de capitaux et opérer là où la plus-value doit être produite, dans l’instant où elle doit l’être. Et voilà ce qu’aime le capitalisme plus que tout : la mobilité, ce « smart-mot » que l’on nous rabâche à longueur de journée, et qui est devenu à lui seul le symbole de l’urbaine modernité, le mantra d’une ville « qui bouge ».

Faisant injure à cet idéal de mobilité, le pauvre s’incruste dans le paysage avec son cortège de stigmates, ses objets déclassés et ses habits bon marché. Il habite les lieux que les bourgeois ont fui, le long des autoroutes urbaines, canaux et sites ferroviaires, où il est certain de respirer l’air le plus pollué de sa ville (comme le montrent des études récentes qui corrèlent pauvreté et pollution atmosphérique). Une image : il est le cholestérol qui reste collé le long des artères transportant le flux ininterrompu des citoyens mobiles, c’est-à-dire immobiles dans le flux du capitalisme (bientôt même absent à sa propre conduite, grâce aux voitures autonomes). Il faut dissoudre ce résidu. Mais dissoudre l’habitant et l’habitat, ça laisse encore des corps humains, égarés, abîmés. Voici les sans-abri, habitants-intrus de lieux qui ne devraient servir qu’à la mobilité, au passage des flux de producteurs-consommateurs nomades – couloirs de métros, gares et rues commerçantes -, figures paradoxales des derniers habitants dans des lieux rendus inhabitables. Voilà ce qui fait tache. Voilà ce qui marque et désigne le pauvre comme pauvre. Mais le problème n’est plus tellement qu’il soit marqué, situé comme pauvre. Le problème, c’est que le capitalisme ne supporte plus la moindre marque d’appartenance à un lieu, la moindre situation en tant que telle. N’est-ce pas cela que nous signalent les pauvres : la fin de l’habitat.

Je terminerai par une remarque concernant l’usage du texte deleuzien et l’histoire de la philosophie. Lorsqu’on s’aventure à nager dans l’ambiance conceptuelle de Deleuze, on sait que le fond de la piscine est toujours un peu spinozien. Et avec Spinoza, il s’agit – comme Deleuze l’a lui-même indiqué – de puissance et d’éthologie. La question est toujours de savoir comment lutter contre ce qui nous coupe de notre puissance, comment augmenter la puissance associée à nos modes d’être. Mais l’enjeu est aussi de créer les bons liens, de choisir les bons amis, donc d’habiter ainsi avec joie son Umwelt. Le texte fondamental du spinozisme, c’est l’Éthique. Or l’éthos, c’est aussi l’habitat, le pendant grec de l’habitus romain – et l’habitude, une certaine façon d’habiter son corps (défaire les habitudes est d’ailleurs une véritable passion dans l’ère néolibérale, au point de donner lieu à un mode de gouvernance et de marketing : la « disruption », d’où la fameuse « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein). En revenir à Spinoza, dans une optique deleuzienne, c’est donc s’extraire d’une certaine tentation des sciences sociales, qui consiste à décrire le pauvre comme un objet d’oppression et de manipulation pour ensuite se demander comment on peut le « sauver ». Il s’agirait plutôt de renverser la question pour échapper au piège du rôle prédéfini qu’occupe le travailleur social ou le militant gauchiste lorsqu’il doit venir en aide au pauvre : finalement, outre son rôle de victime exemplaire et de signal-repoussoir, le pauvre n’est-il pas le dernier résistant occidental à la colonisation capitaliste ? Comme le disent Deleuze et Guattari, le capitalisme est aussi une colonisation intérieure de tous et de chacun. Et après tout, dans les temps qui s’annoncent, il est fort possible que nous ayons moins besoin d’éduquer les pauvres que d’être éduqués par eux.

Partant du constat deleuzien que sa dépendance à la fluidité a fait du capitalisme une entreprise de destruction systématique des modes de vie situés et collectifs, je suggère donc que l’enjeu serait moins de dégager les corps de son emprise que de lui opposer un engagement déjà entier et total de nos corps dans le monde que nous habitons en commun. Ce que la logique capitaliste a fait à nos campagnes, qui ont perdu non seulement leurs habitants, mais aussi leurs paysages et leur biodiversité, indique combien ce thème de l’habitat et de sa destruction, prolonge et s’entrelace avec celui des symbioses.

*Cf. notre article L’impératif indigène.

**Alexander von Humboldt définissait son sujet de recherche comme « l’étude de l’habitabilité progressive de la surface du globe » (dans une lettre à Schiller, citation d’après une conférence de Philippe Descola). Ceci démontre le lien profond de la question de l’habiter avec celle des écosystèmes.

Deleuze G et Guattari F, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, éd. de Minuit, 1972. Il faudrait sans doute prolonger la réflexion en mobilisant les notions de « territoire » et de « ritournelle », développées par les mêmes auteurs dans Mille plateaux, et qui semblent avoir trait au fait d’habiter, de déployer une géographie et de contracter des habitudes.

Comité Invisible, Maintenant, éd. la Fabrique, 2017.

Comité Invisible, A nos amis, 2014, où l’habiter constitue une articulation essentielle de la proposition révolutionnaire, et l’ingrédient de toute Commune. Ce texte est résumé et commenté dans notre article le Comité Invisible en 10 citations.

Les gilets jaunes : la forme pure des luttes futures ?

Depuis quelques jours, on assiste amusé – ou agacé – aux contorsions des élites autorisées lorsqu’il s’agit de traiter des manifestations des « gilets jaunes ». Politiques, médias, consultants et citoyens « éduqués » pratiquent massivement l’art du looping intellectuel. Je m’explique. On commence toujours par nous dire qu’il s’agit d’un mouvement « venu d’en bas », un mouvement « sans tête », ne possédant ni mot d’ordre unique, ni hiérarchie pyramidale, ni organisation centrale. Puis on s’empresse d’oublier ce qui vient d’être posé, et on s’emploie à monter en épingle une série de situations particulières : tel manifestant ivre qui insulte les passants, tel participant arborant un slogan homophobe sur son gilet, telle porte-parole improvisée réclamant tout bonnement la tête du chef de l’état. Bref, une fois cette machine lancée, il ne nous reste plus qu’à subir la litanie des signaux pavloviens de l’indignation chez ceux qui – disons-le crûment – ne se reconnaissent pas dans la sociologie bas de gamme des gilets jaunes. En vrac : « violence (inacceptable) » ; « déprédations et dégradations (inacceptables) » ; « intimidations et menaces (inacceptables) » ; « entraves (inacceptables) au droit de circuler librement » ; « racisme et sexisme (inacceptables) »… A l’évidence, l’indignation et le mépris des gens de raison sont parfaitement légitimes et justifiés. Sauf qu’on a oublié la prémisse de tout ceci, à savoir que ce mouvement n’a précisément ni porte-parole, ni mot d’ordre, ni même revendication unique et claire. Par conséquent, il ne s’agit pas de juger son contenu, en feignant de prendre chaque manifestant isolé pour un porte-parole autorisé du mouvement, mais de comprendre sa forme et d’évaluer sa puissance.

Je m’efforcerai par conséquent de prendre ce mouvement pour ce qu’il est. Ce qu’il est, ce n’est donc pas une force de revendication structurée politiquement, mais un mouvement d’humeur (de colère, entend-on généralement), et un mouvement d’humeur populaire de large ampleur. L’hypothèse que je fais ici, c’est que ce mouvement pourrait bien être la matrice de futurs soulèvements, bien moins contrôlables encore, et qui mériteront plus sûrement le label d’insurrection. L’argument clé, c’est celui de l’efficacité pratique. Il est désormais clair que défiler entre Bastille et République, au-delà des symboles, cela ne met pas en danger un gouvernement. D’une part parce que nous savons que le pouvoir ne s’y exerce plus, sinon formellement, le pouvoir étant matériellement situé dans les infrastructures qui assurent le transport des flux de marchandises, de travailleurs et d’informations. En clair : le réseau routier et le réseau informatique. D’autre part parce que les lieux de défilés habituels sont étudiés, configurés et aménagés pour être contrôlables et maîtrisables rapidement par les forces de l’ordre, d’ailleurs toujours déjà déployées en ces lieux. Au contraire, un mouvement qui bloque ou sabote les échangeurs routiers, les raffineries, les serveurs informatiques, de manière stratégique et décentralisée, est foncièrement incontrôlable. Et ce d’autant plus qu’il n’a ni centre ni sommet.

Comme souvent, si l’on veut trouver une lecture dénuée de moralisme et un regard aiguisé et dépassionné sur l’actualité dans les médias de grande écoute, il faut se tourner vers le sondeur Jérôme Sainte-Marie. Invité récemment sur le plateau de L’info du Vrai (Canal +), M. Sainte-Marie a proposé quelques observations aussi judicieuses qu’amusantes, s’en tenant sagement à la forme du phénomène. Il observe par exemple que la savante mise à sac des repères et partis politiques traditionnels par Macron, l’atomisation des forces de la gauche et de la droite dites « de gouvernement », ainsi que l’éreintement et l’humiliation infligés aux syndicats, ne laissent en présence que deux forces : « l’élite » et « le peuple ». On peut bien arguer que ces ensembles seraient largement artificiels. C’est pourtant bien cette opposition brute qui se donne en spectacle et se renforce à travers la litanie des commentaires écoeurés et de l’arrogance indignée des teneurs de plume et autres « influenceurs » des milieux autorisés. Ajoutons que ce mouvement est né très exactement suivant la recette et la mythologie établies par Emmanuel Macron pour son propre mouvement, En Marche. C’est-à-dire qu’il revendique une spontanéité citoyenne, une croissance « en réseau », à coup de « comités locaux » et de « réunions de quartiers ». Il ne nous appartient pas de décider de la véracité de ce récit. Le fait est qu’il s’impose tant pour En Marche que pour les Gilets Jaunes, confirmant l’analyse de M. Sainte-Marie qui tend à faire des gilets jaunes une sorte d’émanation monstrueuse, de double diabolique du macronisme.

En tentant de m’en tenir à une froide réserve, je conseillerai simplement à nos élites de méditer le danger qu’elles courent à laisser grossir la mer d’un peuple humilié, aux portes de ses palais et de ses « smart cities ». Si les crises que l’on nous prédit – financières, économiques, écologiques, migratoires – se confirment et s’aggravent, il fait peu de doute que cet embrasement plus ou moins spontané est appelé à se répéter. Potentiellement avec une toute autre ampleur. Les effets sur les pouvoirs en place seront alors imprévisibles, et dépendront de l’intensité des colères et du nombre des coléreux. Qu’une crise lourde passe par là, et les 300.000 pourraient bien devenir 3.000.000. Qui aujourd’hui pourrait garantir que les « institutions » y résisteraient ?

 

Is conservation science paving the way for ecosystem optimization, leading to a “Google Global Forest”?

Yesterday, I attended a short presentation by a conservation scientist. I came back home with a dirty feeling, the feeling that we are actively contributing to the destruction we pretend to avoid. A short story about how the western civilisation and its damnation.

Brussels, November 16 2018. This is a short story about our times and where we are at with climate change and the sixth extinction. About how it all affects our ways of thinking and working, how we try to escape our fate, and how deeply we are trapped in the very process of making happen what we strive to avoid.

Yesterday, I attended a short presentation by a young and skilled biologist. He was namely using the resources of Google Earth to improve the estimates of the global forest coverage and how it contributes to carbon storage at a planetary scale. Based on the new set of data he has collected and the known climatic scenarios, he could predict where the forest would be likely to expand or withdraw anywhere on the planet by 2050. Although rather theoretical, this knowledge would be of great value to make good decisions and take further steps on the ground of conservation, mitigation and for tackling climate change.

At the end of the presentation, a gentle breeze of questions was addressed to the speaker. All of them were of purely technical nature. The conversation ran on how difficult it is to model the complexity of forests’ ecology and account for their dynamics, stages in succession, feedbacks on soil and local climate.

I began to feel uncomfortable, as this brief discussion was going to an end. There was an unpleasant question floating around in the room and I could smell its stinky fragrance. Something like “Hmmm, it would be much more practical if all the forests in the world could behave in a manner that would make them more predictable, faster to grow and adapt, more standard in ecology and morphology, more consistent in the way they store carbon”.

The whole sequence had not last for more than ten minutes and the inviting professor was about to declare the session closed when a young woman raised her hand for a last question. I don’t remember what her question was exactly, but the focus was roughly the following. Since we know that the physical conditions will change by 2050 and consequently that a shift is likely to happen between different types of forest in some regions (let’s say for instance that a dense tropical forest is expected to shift to a scattered dry forest, or a boreal forest should turn into a temperate forest), it may be pointless, or even counterproductive, to stick to conservation actions, which may hinder the shift to a better adapted and more productive (that is carbon-rich) forest in the new expected climatic conditions.

Suddenly, I realized with a chill of horror that we were gently discussing the idea of intentionally destroy natural ecosystems for the sake of climate. Is this what it leads to when our best science elite dedicate itself to preserve nature and a liveable planet? To be honest, I was not really surprised that our western ways of measuring and controlling nature would lead to insult “nature’s nature”. After all, the same thing happened with modern agriculture, which turned our landscapes into living deserts, zombified ecosystems with few or no interactions, no more symbioses. And I could multiply the examples. But my point here is simply to underline how the way we think and make science today can turn even a brilliant scientist dedicated to the protection of the forest into an agent of capitalism turning whatever exists into an optimized piece in its profit machine.

So, in the end, the Google Earth tools may be beautifully fitted for calculating its CO2 content and potentialities, because we will have managed forests in a way that turn them into optimized and predictable ecosystems. Silent forests, as they call them already in central Africa. A global forest that is entirely defined by how it appears on a digital map. A forest without a place for the spirits to hide, a forest that the “forest people” would never call a “forest”. A “Google Forest” indeed.

Le fascisme global, c’est maintenant ?

En 1972, Gilles Deleuze avait prophétisé l’avènement d’un fascisme global. En me basant sur la définition qu’il donne lui-même du phénomène fasciste, je soulève les questions de savoir si cet avènement est en train de se concrétiser, et si le fascisme est inclus dans l’essence même de l’expansionnisme capitaliste.

À mesure que les promesses de la démocratie font place à des « dérives autocratiques », que des leaders autoritaires et cyniques accèdent aux plus hautes fonctions de grandes puissances et d’États émergents, que les populations sont dressées contre les minorités et les migrants, l’hypothèse d’une résurgence du fascisme a cessé d’être l’apanage exclusif des calicots d’activistes de la gauche radicale, pour gagner la une des grands médias, où naguère elle n’aurait guère suscité qu’un haussement d’épaule amusé. Peut-on parler d’une fascisation globale ? Et au-delà de manifestations locales, parfois grotesques, faut-il envisager une trajectoire intrinsèquement fasciste du processus d’expansion capitaliste ? Les historiens protesteront à juste titre contre une généralisation qui fait fi des caractères historiquement constitutifs du mouvement fasciste. Mais un sociologue comme Ugo Palheta considère que les politiques néolibérales des 30 dernières années créent le terreau sur lequel croît le néofascisme des sociétés dites « illibérales », parce qu’elles accroissent les inégalités, divisent les classes populaires, entretiennent la précarité et agitent les peurs. Il admet même que les classes dominantes jouent un rôle actif dans l’émergence des transitions fascistes, notamment par le biais des « intellectuels médiatiques » et de personnalités politiques troubles (Jair Bolsonaro a été élu grâce au vote des classes les plus aisées et en bénéficiant de l’appui des milieux des affaires, contrôlant eux-mêmes les grands médias brésiliens). Cependant, il ne s’agit encore ici que de la « possibilité du fascisme », des conditions plus ou moins conjoncturelles qui permettent son retour. En partant d’une définition large de l’essence du fascisme, les réflexions suivantes proposent quelques arguments de fond en faveur d’une hypothèse selon laquelle l’avènement d’un fascisme global n’est pas seulement un accident historique, mais le produit de la logique interne au déploiement capitaliste.

Une trajectoire de mort collective

Le fascisme est une entreprise contre la vie. Une entreprise de mort, de pouvoir dans et par la mort. Sa propre mort et celle des autres. Mourir et emmener les autres avec soi, tous les autres, tuer ou écraser ceux qui résistent, voilà le projet fasciste.

Admettons cette définition très générale de Gilles Deleuze, ici reformulée librement d’après les cours du philosophe en mai 1980*. Force est de constater que la civilisation capitaliste est un système dont la trajectoire épouse ce destin fasciste. Les données accumulées par les scientifiques depuis cinquante ans, et singulièrement ces dernières années, concernant l’état et l’évolution des écosystèmes, des ressources naturelles et du climat, laissent en effet peu de doute sur la destination collective de cette entreprise globale. Autre indice : quand un projet fasciste approche de son issue fatale, les grands vizirs et les généraux tentent de s’éjecter du cockpit. Les planificateurs au sommet du nazisme, qui n’avaient ni l’excuse de la folie du chef, ni celle de la faiblesse du peuple, se sont ainsi disséminés sur la planète sous de fausses identités. Toute proportion gardée, on ne sera donc pas surpris de constater que les pilotes du capitalisme global, les pharaons 3.0 de la Silicon Valley, planifient dès maintenant leur fuite vers l’espace, leur retraite souterraine ou leur survie éternelle sous forme matérielle ou logicielle.

Un expansionnisme tourné contre la vie

Naturellement, on objectera que le projet capitaliste n’est pas initialement, ni intrinsèquement, fasciste. Cette objection est sans doute parfaitement recevable, mais a-t-elle une valeur autre que sémantique ? Quel que soit le nom qu’on lui donne, on parle en effet d’un système socio-économique qui conduit méthodiquement à la mort et à la destruction des formes de vie individuelles et collectives, naturelles ou culturelles, et ce au su de ses élites (ou au moins à l’insu de leur plein gré). Ainsi, il est désormais évident que le climatoscepticisme n’est pas la cause des destructions qui se poursuivent, mais une simple posture de façade adoptée par ceux qui ont décidé de continuer à les perpétuer de toute façon, comme l’observe Bruno Latour. Par ailleurs, il n’est pas si sûr que la fascisation du capitalisme soit seulement accidentelle. Après tout, l’essence du capitalisme réside dans la création exponentielle de valeur financière (la plus-value). Or, une telle logique est par nature expansive et réductrice. Expansive car elle implique sans cesse de nouvelles conquêtes, à l’extérieur (la colonisation puis la mondialisation) comme à l’intérieur (les privatisations puis la digitalisation). Réductrice, car elle exige la monétarisation et la marchandisation, et à travers celles-ci, la quantification, le contrôle et la domination : des hommes, pour garantir leur productivité ; de la terre, pour assurer la rentabilité. Grâce à la digitalisation et l’intelligence artificielle (IA), elle tend même à réduire le champ culturel et psychique entier à des flux monétisables.

Dans l’état actuel de nos connaissances, un tel projet d’expansion continue conduit nécessairement à la destruction de l’écosystème terrestre et de ses habitants, ou à leur transformation dans un mesure telle que rien de ce que nous entendons aujourd’hui par une vie digne et vivable ne puisse être envisagé. Mais aussi à la disparition d’une proportion considérable des espèces vivantes et de leurs écosystèmes. En somme, il manquerait seulement au capitalisme la figure d’un Grand Chef Paranoïaque pour mériter historiquement le titre de « fascisme ». Ce point mériterait une discussion séparée, mais remarquons simplement que la modification profonde des systèmes d’information et de communication, notamment par le biais de l’IA, rend peut-être tout simplement inutile la présence d’un cerveau central humain individuel pour la diffusion des injonctions qui créent et entretiennent la société fasciste. En particulier, remarquons avec le philosophe Éric Sadin que la banalisation de systèmes d’injonction continue à vitesse électronique, à travers des « apps », dans le travail, le loisir ou les déplacements, rend pratiquement impossible l’exercice des facultés attribués au sujet libre, en passe de devenir un concept désuet. De sorte que le grand guide et sa clique sont potentiellement remplacés par des algorithmes et du marketing.

Mais le capitalisme s’attaque à la vie d’une façon bien plus directe, concrète et profonde. L’agriculture industrielle en fournit l’exemple le plus abouti et le mieux étudié. Ici, on pratique l’éradication méthodique de toute forme de vie qui s’opposerait à la maximisation des rendements d’une manière qui détruit de proche en proche nos paysages et leur biodiversité. Tout ce que la vie crée de tordu et d’inattendu est pourchassé, redressé ou éliminé avec soin. Finalement, c’est la vie même, sous sa forme brevetée et rentable, qui est rendue prévisible, uniforme, normalisée, par le génie génétique. Une logique qui gagne les forêts (« forêts silencieuses »***) et s’applique bien sûr à nos propres corps, dont il faut gommer les rides, les imperfections, traquer et corriger les faiblesses jusque dans le génome (avec des « microbots » correcteurs d’ADN). En agriculture, nous en connaissons le résultat : il se calcule d’un simple regard sur les paysages désolés de nos campagnes, vidées de leurs populations et de leur biodiversité, réduites au silence aride de la vie optimisée, à des sols lessivés, épuisés, moribonds. Cette substitution partout de la forme parfaite, rentable, utile, c’est déjà ce que Nietzsche, le philosophe de la vitalité par excellence, voyait dans la lutte de l’appolinien et du dyonisiaque, au tournant du classicisme dans la Grèce antique. Le primat croissant de la forme figée et quantifiée sur l’élan vital, sur la poussée de la physis. D’aucuns prétendront avec aplomb que le capitalisme est la forme même de la vie, voire son aboutissement, puisqu’il vise à sa propre expansion et s’appuie sur la compétition (du moins en théorie, la situation de monopole tendant à être la règle). On sait trop bien d’où s’élèvent ces voix de légitimation, qui s’appuient sur une lecture réductionniste de Darwin et ignorent systématiquement les faits et les théories adverses, pour s’y attarder. Qu’il nous suffise de répéter ceci : pour assouvir sa soif d’expansion (sous forme de profits sans cesse accrus), le capital doit pouvoir compter sur la réduction préalable de toute vie naturelle, individuelle et sociale à des flux de marchandises et, in fine, d’argent, de capitaux. En ce sens, à travers la marchandisation et la monétarisation, la numérisation est bien plus ancienne que l’informatique, celle-ci n’en étant que la forme aboutie et subtile (le sujet « augmenté », qui est en fait un sujet réduit), et bientôt capable de remplacer non seulement les travailleurs productifs, mais aussi le travail de ceux qui autrefois assuraient la mise au pas des travailleurs et des consommateurs par la surveillance, le contrôle et la punition****. Les travaux de James C Scott montent que cette numérisation, ce contrôle naissent en même temps que l’État, l’écriture et l’impôt, dans les villes fortes de la Mésopotamie ancienne.

Après les 30 Glorieuses, combien de Honteuses ?

Enfin, il faut ajouter un élément qui est lié plus intrinsèquement à la période historique que nous traversons. Alors que dans la période précédente (les fameuses « Trente Glorieuses »), le capitalisme avançait sous le couvert d’une promesse de « progrès universel », c’est-à-dire du bonheur pour tous par la consommation de masse et le bien-être matériel, nous assistons aujourd’hui à la collision entre cette promesse et les contraintes inhérentes à la finitude du monde. Ceci a peut-être un impact limité sur le projet capitaliste, qui trouvera aisément d’autres territoires à conquérir, fût-ce dans l’espace ou à l’intérieur du cerveau (il peut même produire ses propres consommateurs logiciels, c’est un pari que je fais). Le règne de la peur et de la confusion est d’ailleurs une stratégie pensée par l’élite capitaliste (la fameuse stratégie du choc, de Naomi Klein), et comme l’écrivent les membres du Comité invisible : « Nous ne vivons pas une crise du capitalisme, mais au contraire le triomphe du capitalisme de crise ». Mais cela produit des effets dévastateur dans le monde de l’opinion, de la démocratie, des médias. Bref, dans la « représentation » – au sens politique et au sens sociologique – que la civilisation produit d’elle-même. Ici, c’est le sauve-qui-peut. Les peuples et leurs élus se replient dare-dare sur la Nation, les frontières, la race ou la religion. Chacun pour soi et les siens, dans une coque fabriquée à toute vitesse avec des restes de l’État, de sa police et de son armée. Dans ces conditions, on acceptera, tout au plus avec un soupir d’impuissance, que des migrants se noient par centaines en mer. On fermera les yeux sur les guerres nécessaires de nos fournisseurs d’énergie. Un jour peut-être, à force d’avoir attendu trop longtemps, on obtempérera à la dictature techno-écologique qui imposera de violentes restrictions de liberté, la surveillance continue des individus et une planification brutale des naissances au nom de la survie de l’espèce. Le fascisme deviendra « écofascisme ». Ce risque, nous en sommes avertis depuis longtemps. En 2008, Isabelle Stengers publiait d’ailleurs un livre intitulé « Résister à la barbarie qui vient ».

En somme, le capitalisme n’est peut-être pas un fascisme au sens strict que les historiens confèrent à ce vocable. Certains refuseront d’admettre qu’il porte le germe du fascisme dans son essence même. Mais à tout le moins, il me semble évident qu’il dérive vers un fascisme de fait, dès le moment où les conditions de sa poursuite sont incompatibles avec le maintien de la vie humaine et des écosystèmes telle que nous les connaissons. Un projet voué à l’effondrement, qui embrigade les masses et emmène son peuple avec lui dans sa mort, tout en se débarrassant de ceux qui sont dans son chemin. Un projet dont l’accomplissement justifie toutes les opérations de réduction, de marchandisation, de numérisation, de contrôle et d’exploitation continues. Les mouvements politiques que nous observons avec incrédulité s’inscrivent en toute logique dans la phase historique que nous vivons. Et bientôt, la question ne sera plus tant de savoir quel terme employer pour les décrire, mais simplement de quel côté nous sommes et par quels moyens nous pourrons encore lutter. A l’instar de Gilles Deleuze, qui a inspiré ce texte, nous aurons à nous poser cette question : sommes-nous du côté de la mort ou du côté de la vie ?

* Disponible en écoute sur youtube.com

** Cf. l’entretien accordé par Sadin à la chaîne internet Thinkerview

*** Cf. mon texte sur la « Google Global Forest » ici.

**** La série Black Mirror montre cette évolution possible avec force.

Comité invisible, A nos amis, La Fabrique éditions, 2014.

Deleuze G. et Guattari F., L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, éd. de Minuit, 1972.

Latour B., Où atterrir ?, éd. La Découverte, 2017.

Nietzsche F., La naissance de la tragédie (1872).

Pahleta U., La possibilité du fascisme, éd. La Découverte, 2018.

Sadin É., L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radical , éd. L’échappée, 2018.

Scott J.C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, 2019 (2016).

Stengers I., Résister à la barbarie qui vient , Les Empêcheurs de penser en rond, 2009.