Hermès contre Leibniz : le politique est-il un ethos polythéiste ?

Sur les vertus politiques du parasitisme, l’origine parasitaire du politique et la dérive du politique en pouvoir, d’après la lecture de Michel Serres.

Contexte : pour Michel Serres*, le parasitisme est non seulement inévitable mais il est constitutif des systèmes vivants, puisqu’il en est l’atome relationnel, élément constitutif de toute relation biotique et de toute histoire évolutive. Dans une perspective plus descriptive et éthologique, le parasite selon Michel Serre s’insère toujours dans un système de communication, qu’il « parasite » (cette fois au sens du brouillage communicationnel), contrôle ou modifie pour en tirer profit. Il prélève sa nourriture sur les canaux de communication. Il crée la disjonction entre producteurs et communicateurs, entre muscles et cerveau. Et parfois, sur ce piratage initial peut émerger un nouvel équilibre, voire un méta-organisme. Mais ceci est une autre histoire, sur laquelle je reviendrai lorsque je décrirai plus en détail cette éthologie parasitaire explorée par Michel Serres, et ses perspectives symbiologiques.

Les implications politiques de cette conception apparaissent dans le livre de Michel Serres quand celui-ci oppose le Dieu de Leibniz à la figure d’Hermès, ce « dieu des carrefours » antique (p.86). Le système de Leibniz, décrit ici comme le premier système de communication intégral, est absolument dénué de tout parasitisme, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de relations à parasiter, les monades étant sans portes ni fenêtres. Il y a toutefois un Dieu Unique qui accorde entre elles les représentations des myriades de monades dans l’univers. Ce Dieu est un Grand Communicateur, ou un Grand Parasite suprême, mais seulement dans le sens où toutes les relations passent a priori par Lui et n’existent pas en-dehors de sa médiation fondatrice. Dans un tel monde, le Bien ne peut être que l’harmonie préétablie par la volonté divine, et non le fruit fragile d’une histoire relationnelle risquée. Ce monde est donc, par principe, le meilleur possible et non un monde possible, désiré, fabriqué. Ce monde naît par décret divin et non par émergence ou par chance.

Aux antipodes de ce système parfait, limpide et mathématisable, Serres fait camper son Hermès, incarnation antique de la fluidité des pensées polythéistes où « les dieux et les démons tiennent les carrefours », c’est-à-dire où ils prélèvent les offrandes et règlent les passages et les transformations, en polarisant les rituels qui y président. Le modèle d’Hermès est« polythéiste ou multicentré », il a trait aux « réseaux » (p.86). Dans ce monde fondamentalement relationnel, écologique, fait de nœuds, d’échanges, de bifurcations et de dédoublements, ce monde à la fois entièrement naturel et pleinement humain, le surnaturel peut être vu comme le parasitisme de la communication symbolique. Proprement humain si les symboles sont humains en propre, mais aussi entièrement naturel puisque cette opération de capture relationnelle est fondamentale à tout écosystème et fondatrice de l’émergence de tout « biosystème », comme le démontre Eduardo Kohn dans un ouvrage récent**. Et tout comme les parasites permettent l’émergence de nouveaux systèmes (menant parfois aux relations mutualistes telles que celles que nous entretenons avec les symbiotes de notre système digestif), les divinités antiques ou esprits des forêts font émerger des systèmes sociaux et écologiques à travers des pratiques et rituels qui entretiennent les équilibres humains et naturels des sociétés dites traditionnelles, des sociétés qui font peuple avec leurs rivières, leurs forêts, leur gibier et leurs plantes médicinales** (je développe un peu ce point dans L’impératif indigène).

Or, dans ces opérations de parasitisme symbolique incarnées par Hermès, dans cette capture synthétique des flux relationnels que les humains entretiennent entre eux et avec leur environnement, Serres voit précisément le « début du politique ». Autrement dit : l’activité constitutive et intrinsèquement polémique d’unifier localement des flux de production, de désir et de communication (le ventre, le cœur et la tête de la cité de Platon, mais aussi des structures sociales indo-européennes) pour faire peut-être émerger de l’un sur du multiple. Car, dit Serres : « Celui qui réussit un rapport multiple-un (…) celui-là est le politique » (p. 85). Et cette opération est hantée par le parasitisme. Parce qu’elle comporte toujours un élément d’abus, l’émergence du collectif pouvant naturellement échouer (les beaux-parleurs, bonimenteurs, communicants, populistes, démagogues et autres flatteurs de tous poils ne sont-ils pas légions ?). On constate alors simplement la triche et la spoliation : le maître de la communication vit aux dépends de son hôte, la cité qui le nourrit, mais lorsqu’il disparaît, celle-ci est rendue à ses divisions. Toute relation commence par être parasitaire, comme nous le rappelle le principe même de la vie foetale.

La démocratie athénienne portait déjà son risque, qui avait pour nom le sophisme. Mais elle porte aussi un autre risque, qui est celui de dériver vers l’absolutisme, le monarchisme. La tentation du pouvoir absolu est l’oubli de l’origine parasitaire de tout pouvoir, l’oubli de la construction risquée qui préside à l’émergence d’un équilibre collectif, créateur d’une unité sur de la multiplicité, mais de manière toujours transitoire et fragile. Cette tentation, c’est celle de s’ancrer dans un idéal de communication leibnizienne, de suspendre le pouvoir à cet édifice monothéiste, qui oublie ou qui nie l’histoire obscure et équivoque des parasites, des bruits et des malentendus sur lesquels un nouveau système de communication, une nouvelle unité politique émerge. Cela nous rappelle au passage que le politique et la démocratie sont nés dans une atmosphère polythéiste. Dès lors, on peut craindre que les mantras consistant à ressasser l’exigence de séparation de l’Eglise et de l’Etat, ou le nécessaire confinement du religieux dans la « sphère privée », reposent sur une perspective historique à courte vue, et portent l’espoir vain de faire l’économie d’un débat sur la compatibilité entre le politique (condition de la démocratie) et le monothéisme, fût-il celui d’une Vérité scientifique détenue par une caste de technocrates.

Plus loin, Serres à cette formule laconique et cinglante : « Le pouvoir, c’est le passage du local au global » (p.385). Ce pouvoir, qui est donc une dérive ou une dérivée du politique, et qui s’entend comme absolu, coercitif, et non comme une construction émergente sur une réalité pluraliste, toujours à défaire ou à refaire, c’est la tentation du saut vers le monisme, la transition du polythéisme au monothéisme. Notre démocratie en est infestée, du fait de sa filiation monarchique, qui la rattache toujours au Dieu unique et à ses représentants. C’est aussi un signal assez fiable du fait qu’une situation, ou une époque, nous appelle à la résistance.

 

*Michel Serres, « Le Parasite », Grasset et Fasquelle, 1980 (je suis la pagination de Fayard/Pluriel, 2014).

**Pour une sémiologie anthropologique, qui étage indices, icônes et symboles dans une même réalité entrelacée, voir Eduardo Kohn, « Comment pensent les forêts ».

***Voir aussi: Vernant J-P, Mythe et pensée chez les Grecs. Il y a ici un lecture biologique à faire du couple Hestia-Hermès, Hestia incarnant l’idéal autarcique et parthénogénétique (littéralement, puisqu’elle est vouée à la virginité dans la pensée antique) de fermeture cellulaire, Hermès oeuvrant dans le monde ambigu et dangereux du milieu extracellulaire, où les relations ne s’établissent qu’au prix d’un inévitable enchaînement de malentendus (de parasitages) qui conduisent tant aux figures du politique qu’à celles des symbioses écologiques.